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Deffand. Du moins, dans sa correspondance, ne trouvons-nous pas de trace antérieure, non de ce projet qui date de 1751, et que M. Saladin a mis tant d'ardeur à combattre, mais de son exécution.

C'est là que vient la trouver une première lettre de d'Alembert, en date du 4 décembre 1752, qui nous montre madame du Deffand confirmant par ses aveux les prévisions de son conseiller de Genève :

« Je vois, par votre dernière lettre, que Chamrond ne vous a pas guérie ; vous me paraissez avoir l'âme triste jusqu'à la mort; et de quoi, madame? Pourquoi craignez-vous de vous retrouver chez vous? Avec votre esprit et votre revenu, pourrez-vous y manquer de connaissances? Je ne vous parle point d'amis, car je sais combien cette denrée-là est rare; mais je vous parle de connaissances agréables. Avec un bon souper on a qui on veut, et si on le juge à propos, on se moque encore après de ses convives. Je dirais presque de votre tristesse ce que Maupertuis disait de la gaieté de madame de la Ferté-Imbault : qu'elle n'était fondée sur rien1. »

Madame du Deffand ne pouvant guérir à Chamrond, faisait du moins bonne contenance, et affectait avec ses amis moins intimes une espérance et une constance qu'elle n'avait pas. C'est ce qui explique que, le 15 décembre, le baron Scheffer la félicite et l'approuve de sa résolution « de se passer de Paris » et de sa fermeté à en faire l'épreuve, et envie galamment à l'évêque de Màcon le bonheur de tenir compagnie à l'exilée volontaire.

D'Alembert, plus clairvoyant et plus sincère, continue de gourmander doucement madame du Deffand:

J'ai bien mal interprété votre lettre; j'avais cru y voir une espèce d'effroi de votre état passé; mais j'aime encore mieux que cet état n'ait rien d'effrayant pour vous. Je vis hier Pont-de-Veyle à l'Opéra; nous parlames beaucoup de vous. Je lui dis que vous n'aviez commencé à ètre malheureuse que depuis que vous aviez été plus à votre aise, et que cela me faisait grand'peur de devenir riche 3. »

Je vis ces jours passés à l'Opéra, continue-t-il, le 27 janvier 1753, M. de la Croix, qui me donna des nouvelles de votre santé, et avec qui je parlai beaucoup de vous. Il me dit que vous vous couchez fort tard. Ce n'est pas là le moyen de dîner quand vous serez à Paris. Au surplus, je crois que vous vous oberverez mieux, quelque genre de vie que vous suiviez, pourvu que vous vous observiez sur le manger; car, comme dit Vernage, il ne faut point trop manger..... A propos, quel compliment faut-il vous faire sur la mort de madame la duchesse du Maine? Voici le moment d'imprimer les Mémoires de madame de Staal.

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3 Ibid., p. 163.

h.

Dès le mois de mars 1753, madame du Deffand, comme pour les tâter, annonce à ses amis son prochain retour à Paris.

« Les nouvelles que vous m'avez fait la grâce de me donner de votre santé et de votre projet de retourner à Paris, sont les plus agréables que je pouvais recevoir. Il n'était donc question absolument que de vapeurs? J'avoue que je croyais ce mal physique accompagné d'un mal moral encore plus difficile à guérir, d'un dégoût du monde qui nourrissait et aigrissait vos vapeurs. Je reconnais mon erreur avec une véritable satisfaction. Dieu veuille que vous ne retombiez plus jamais dans un pareil

état "

La réponse de madame du Deffand, en date du 22 mars 1753, nous édifie sur son état, et témoigne de son retour à la santé intellectuelle, sinon à la santé morale. Elle est judicieuse, fine et même affectueuse. Elle nous apprend aussi que c'est en vain qu'elle a, en 1752, essayé d'apprivoiser le sauvage et enthousiaste Diderot.

« Je serai ravie si vous pouvez engager cet abbé (de Canaye) à faire connaissance avec moi; mais vous n'en viendrez point à bout; il en sera tout au plus comme de Diderot, qui en a eu assez d'une visite; je n'ai point d'atomes accrochants....... »

Elle lui conseille de ne se point claquemurer dans la géométrie, et lui donne, au sujet des injustices qui le poussent à cette résolution, de fort bons conseils dont elle pourrait profiter elle-même.

Soyez philosophe jusqu'au point de ne vous pas soucier de le paraître; que votre mépris pour les hommes soit assez sincère pour pouvoir leur ôter les moyens et l'espérance de vous offenser... Je serai à Paris dans le courant du mois de juin... J'ai une véritable impatience de vous voir, de causer avec vous; la vie que je mènerai vous conviendra, à ce que j'espère; nous dînerons souvent ensemble tête à tête, et nous nous confirmerons l'un et l'autre dans la résolution de ne faire dépendre notre bonheur que de nous-mêmes; je vous apprendrai peut-être à supporter les hommes, et vous, vous m'apprendrez à m'en passer. Cherchez-moi quelque secret contre l'ennui, et je vous aurai plus d'obligation que si vous me donniez celui de la pierre philosophale. Ma santé n'est pas absolument mauvaise, mais je deviens aveugle*.

Madame du Deffand allait à Lyon, comme nous le verrons bientôt, pour y voir le cardinal de Tencin, qui, par un opportun retour dans son diocèse, s'était ménagé la considération que donnent à un homme d'État la retraite et l'absence, considération qui se compose de l'oubli et du silence de ses ennemis.

Elle y reçut une lettre du président Hénault, marquée au coin d'une raison, d'une expérience, d'un détachement qui ne s'accor1 Voir notre t. Jer, p. 166.

2 Ibid., p. 170.

dent guère avec le mouvement que sa faveur auprès de la Reine va donner à cet homme si bien fait pour le rôle de courtisan, qui comparait madame de Pompadour à Agnès Sorel, tout en paraphrasant en style d'opéra les Psaumes pour Marie Leczinska.

« Je ne crois pas que l'on puisse être heureux en province, disaitil, quand on a passé sa vie à Paris; mais heureux qui n'a jamais connu Paris, et qui n'ajoute pas nécessairement à cette vie les maux chimériques, qui sont les plus grands! car on peut guérir un seigneur qui gémit de ce qu'il a été grêlé en lui faisant voir qu'il se trompe, et que sa vigne est couverte de raisins; mais la grêle métaphysique ne peut être combattue. La nature ou la Providence n'est pas si injuste qu'on le veut dire; n'y mettons rien du nôtre, et nous serons moins à plaindre; et puis, regardons le terme qui approche, le marteau qui va frapper l'heure, et pensons que tout cela va disparaître. »

En finissant ce sermon épistolaire, le président demande :

« Vous ne me dites pas ce que la mission de M. de Mâcon a fait sur vous. Adieu.»

Madame du Deffand revint à Paris en août 1753. Elle y trouva des lettres de plusieurs de ses amis, notamment de M. de Scheffer, qui l'attendaient pour lui souhaiter la bienvenue et la complimenter, peut-être prématurément, du bonheur qu'elle allait y retrouver, comme si notre bonheur n'était pas en nous-mêmes.

J'espère, disait M. de Scheffer, que vous aurez trouvé, à votre retour à Paris, plus de satisfaction que vous n'y en aviez attendu. Il y a certainement beaucoup de faux airs dans ce pays-là, et une grande ivresse de toutes sortes de passions incommodes et insupportables pour ceux qui n'en ont aucune; mais il y a aussi de la raison pour ceux qui en ont, et des gens vraiment aimables, au milieu de tant d'autres qui n'en ont pas seulement l'apparence. Vous avez, madame, des amis d'un mérite si rare, si reconnu et si distingué, que Paris doit être pour vous un séjour délicieux. Les personnes dont l'attachement faible et passager a pu vous donner des sujets de plainte et de dégoût 2, seront pour vous comme si elles n'existaient point, si ce n'est qu'elles vous donneront peut-être de nouveaux sujets de consolation, supposé que vous en ayez besoin

encore..."

D'Alembert était absent de Paris au moment du retour de madame du Deffand. Il était à Blanc-Ménil avec Duché, pour de là aller à Fontainebleau et enfin au Boulay, chez M. d'Héricourt. Madame du Deffand se consola de cette absence en s'occupant de

1 Voir notre t. Ier, p. 171.

2 Les du Châtel, croyons-nous, à moins qu'il ne s'agisse du président Hénault.

3 Voir notre t. Ier, p. 174.

lui et en cherchant à lui procurer la place de secrétaire de l'Académie des sciences, qu'il refuse par sa lettre du 3 septembre; et en faisant aussi pour le faire entrer à l'Académie française des démarches mieux accueillies et plus efficaces, malgré le président Hénault dont il avait refusé de faire l'éloge dans sa Préface de l'Encyclopédie, et que d'Alembert regarda depuis comme lui ayant toujours été sourdement hostile'.

D'Alembert et madame du Deffand se rencontrèrent enfin au Boulay, chez M. d'Héricourt, à la fin d'octobre 1753, et elle put essayer d'apprivoiser « ce chat moral, ce chat sauvage », comme elle l'appelait; ce quaker, comme dit Duché, dont l'apre indépendance tournait parfois à la misanthropie et s'indignait contre tous les jougs, même celui de l'amitié. Il n'en était pas de même de la reconnaissance, qui lui rendait précieux et cher le toit hospitalier de la mère Rousseau, dont on s'efforçait en vain de l'arracher, en. raillant son amour peut-être imaginaire, peut-être réel, pour mademoiselle Rousseau, sans doute la fille de la vitrière2.

En novembre 1753, madame du Deffand prit un parti qui a son importance dans l'histoire d'une maîtresse de maison, de la souveraine d'un salon célèbre. Voici en quels termes l'approuve ce M. de Scheffer, qui ne la contredit jamais :

"

« Il est bien vrai que le parti que vous avez pris de dîner peut être aussi recommandable pour la société que pour la santé; on s'assemble de meilleure heure, et assez volontiers les gens qui dînent ont acquis une tranquillité fort agréable pour ceux avec qui ils vivent. J'ai vu en vérité plus de dîners que de soupers gais... Plût à Dieu que je fusse à portée de vous en faire mes compliments de vive voix. Que j'aurais de plaisir à assister à ces dîners où sans doute l'esprit, la liberté, la confiance et la gaieté assureront le succès de madame la Roche que je suppose encore à vous, parce que je n'imagine pas où elle pourrait être

mieux. »

C'est le cas d'ajouter que madame du Deffand s'était déjà, en raison de l'affaiblissement de sa vue, ménagé les services de Wiart, son fidèle et dévoué secrétaire jusqu'à sa mort3.

Cependant ses yeux se voilaient de plus en plus, et elle supportait cette épreuve devenue inévitable avec une patience qui montre combien est paternelle cette Providence, qui, même quand elle nous frappe, nous ménage, en suspendant longtemps le coup et

1 Voir, par exemple, notre t. Ier, p. 179 et p. 181.

2 Voir notre t. Ier, p. 180, 182.

3 Il en est question pour la première fois dans la lettre de d'Alembert du 19 octobre 1753.

en n'abaissant que progressivement la main, le temps et les moyens de nous aguerrir et de nous résigner au mal.

J'admire très-sincèrement, écrit M. de Scheffer, à la date du janvier 1754, votre courage en perdant la vue; j'espère que vous ne ferez jamais cette perte dans le sens littéral et absolu; mais je sens combien il est malheureux d'en avoir seulement l'appréhension, et il faut estimer heureux ceux qui peuvent la supporter 1. »

XVI.

En février 1754, nous trouvons les premières traces d'une négociation où madame du Deffand se peint tout entière et écrit, pour l'édification d'une jeune fille dont elle veut faire sa compagne, son bilan moral avec une loyale et inexorable sincérité. Il nous est impossible de ne pas nous arrêter un moment à la rencontre de ces deux personnes, depuis si célèbres, et de ne pas dire, quoique succinctement, parce que nous abordons ici un des côtés éclatants d'une histoire dont les côtés obscurs nous attirent de préférence, par suite de quelles circonstances et dans quelles conditions mademoiselle de Lespinasse devint la demoiselle de compagnie de madame du Deffand. L'intelligence d'une rupture qui marque comme un événement dans nos annales littéraires, l'intelligence même du caractère de deux femmes à qui l'esprit a fait une gloire, sont à ce prix.

Cette lettre, du 13 février 1754, de madame du Deffand à mademoiselle de Lespinasse, serait à citer tout entière, tant elle respire une âpre raison, une amère expérience et un égoïsme raffiné. Nous nous bornons à ce passage :

« Il y a un second article sur lequel il faut que je m'explique avec vous, c'est que le moindre artifice et même le plus petit art que vous mettriez dans votre conduite avec moi me serait insupportable. Je suis naturellement défiante, et tous ceux en qui je crois de la finesse me deviennent suspects, au point de ne pouvoir plus prendre aucune confiance en eux. J'ai deux amis intimes, qui sont Formont et d'Alembert 2; je les aime passionnément, moins par leur agrément et par leur amitié pour moi que par leur extrême vérité. Je pourrais y ajouter Devreux', parce que le mérite rend tout égal, et que je fais, par cette raison, plus de cas d'elle que de tous les potentats de l'univers. Il faut donc, reine, vous résoudre à vivre avec moi avec la plus grande vérité et

1 Voir notre t. Jer, p. 191.

ma

Elle ne cite pas parmi ses amis intimes le président Hénault ni Pont-deVeyle, fait à noter, comme symptôme du refroidissement qui n'ira plus qu'en

croissant.

3 Sa femme de chambre.

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