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fluent, à passer le plus gaiement possible l'inévitable pénitence de la vieillesse, assez cruelle pour qu'on en cherche d'autres, et à se sauver de l'ennui, pire que le remords pour une femme d'esprit.

La Harpe nous a donné, par les propres paroles de madame du Deffand, la formule toute commode de ces retraites profanes, si communes au dix-huitième siècle.

«C'est apparemment pour aimer quelque chose qu'elle avait voulu plusieurs fois être dévote1; mais elle n'avait pu en venir à bout. La première fois qu'elle se jeta dans la réforme, elle écrivait, à propos de différentes choses auxquelles elle allait renoncer : Pour ce qui est du rouge et du président, je ne leur ferai pas l'honneur de les quitter.

Avoir un président, c'est déjà une bonne fortune pour un salon, quand le président n'a plus retenu de ses anciens droits que celui d'avoir de l'esprit. Mais ce n'est là que le commencement de cette influence qui fait qu'on va boire du thé et disserter chez une vieille femme. Ce qui l'achève, ce qui la consacre, ce qui la consomme, c'est quand ce salon a établi ses relations avec l'Académie; quand de ce salon enfin il est sorti un académicien. L'académicien de madame du Deffand, ce fut d'Alembert, élu, malgré son mérite et malgré les efforts de la duchesse de Chaulnes, en 1754. A partir de ce jour, le salon de madame du Deffand n'a plus besoin d'être démontré; il existe comme le soleil, et il attire comme lui tous les gens d'esprit avides de s'éclairer ou de se chauffer.

C'est le moment de compléter notre revue et d'achever nos présentations; car, depuis 1747, le salon de moire jaune, aux nœuds couleur de feu, a vu entrer et s'asseoir quelques habitués nouveaux : d'anciennes connaissances redevenues intimes comme le chevalier d'Aydie, M. de Montesquieu; une rivale amie qui vient étudier les moyens de ne pas imiter madame du Deffand, c'est-à-dire de ne pas se brouiller avec elle, et voir quelles sont les influences qu'elle peut se réserver sans usurpation, madame de Boufflers, devenue maréchale de Luxembourg; la duchesse de Saint-Pierre; madame Dupré de Saint-Maur, le comte de Fleury, M. de Bulkeley, M. de Maupertuis, d'Alembert, Duché, l'abbé Sigorgne,

1 La Harpe, que la Terreur rendit dévot, n'a pas compris pourquoi madame du Deffand ne le devint pas. Ce n'est pas faute de pouvoir aimer, c'est faute de pouvoir croire. Ce n'est point manque de cœur, mais excès d'esprit. Chamfort a dit : « M. me disait que madame de C..., qui tâche d'être dévote, n'y parviendrait jamais, parce que, outre la sottise de croire, il fallait, pour faire son salut, un fonds de bètise quotidienne qui lui manquerait trop souvent. Et c'est ce fonds, ajoutait-il, qu'on appelle la grâce.

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l'abbé de Canaye, et déjà les ambassadeurs d'esprit et les étrangers de distinction, M. Saladin, M. Scheffer, lord Bath, M. de Bernstorff; enfin, le premier de cette série de prélats hommes d'esprit qui occupera dans ce salon éclectique, jaloux de toutes les illustrations et de toutes les influences, ce qu'on peut appeler le fauteuil des évêques, où s'assoiront successivement les évêques de Mâcon, les archevêques de Sens, puis de Toulouse, les évêques de Mirepoix, de Saint-Omer et d'Arras.

Nous suivrons, pour ces nouveaux personnages introduits successivement dans l'intimité de madame du Deffand, et qui complètent, jusqu'en 1764, sa société de Saint-Joseph, l'ordre même dans lequel nous les présente la Correspondance, ce qui nous permettra de faire coïncider avec le portrait des personnes le récit des événements dans lesquels ils ont leur rôle.

XIII.

Le premier qui s'offre à nous est le comte des Alleurs, ambassadeur de France à Constantinople, qu'il ne faut pas confondre avec le chevalier. Nous les trouvons tous deux, dès 1725, figurant dans la Correspondance de Voltaire à des titres fort divers, le chevalier « toujours bien sain, bien dormant et bien............”, comme écrit Voltaire à Thiériot, et fort assidu à cette époque au château de la Rivière-Bourdet, auprès de madame de Bernières, qui devait le préférer au frêle et nerveux auteur de la Henriade, pour les mêmes causes qui devaient constituer aux yeux de madame du Châtelet la supériorité de Saint-Lambert. Pour le comte, ami de Formont et de Voltaire comme le chevalier, il est aussi sage et aussi studieux que son frère l'est peu. Il aime la réflexion, les spéculations philosophiques l'attirent, et Bayle est le maître de prédilection de cet esprit distingué, dont le pyrrhonisme, le seul système qui s'accorde avec l'esprit et qui sache plaisanter et sourire, a fait la conquête'. Les lettres de M. des Alleurs sont fort curieuses et fort remarquables. Elles sont dignes de l'écrivain amateur à propos duquel Voltaire écrivait à Thiériot, le 13 novembre 1738 :

La lettre de M. des Alleurs est d'un homme très-supérieur. S'il y avait à Paris bien des gens de cette trempe, il faudrait acheter vite le

1 Quand vous souperez avec le philosophe baylien, M. des Alleurs l'aîné, écrit Voltaire à M. de Formont le 11 novembre 1738, et avec son frère le philosophe mondain, buvez à ma santé avec eux, je vous prie.

palais Lambert... dès que j'aurai un entr'acte (car je suis entouré de mes tragédies que je relime), j'écrirai à l'âme de Bayle, laquelle demeure à Paris dans le corps de M. le comte des Alleurs, et qui y est très-bien logée.

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Mais le vrai brevet d'immortalité pour M. des Alleurs, c'est la longue lettre que lui adressa Voltaire, de Cirey, le 26 novembre 1738 :

« Si vous n'aviez point signé, monsieur, la lettre ingénieuse et solide dont vous m'avez honoré, je vous aurais très-bien deviné. Je sais que vous êtes le seul homme de votre espèce capable de faire un pareil honneur à la philosophie. J'ai reconnu cette ame de Bayle à qui le ciel, pour sa récompense, a permis de loger dans votre corps. Il appartient à un génie cultivé comme le vôtre d'être sceptique. Beaucoup d'esprits légers et inappliqués décorent leur ignorance d'un air de pyrrhonisme; mais vous ne doutez beaucoup que parce que vous pensez beaucoup.

Le comte des Alleurs, qui pensait et doutait beaucoup, était prédestiné à la diplomatie, où en effet il apporta des mérites et obtint des succès qui honorèrent une carrière prématurément interrompue par la mort.

Nous lisons, à propos de cette mort, dans les Mémoires du duc de Luynes, sous la date du jeudi 16 janvier 1755':

« On apprit, il y a environ huit jours, la mort de M. des Alleurs; il est mort à Constantinople; il avait environ cinquante-cinq ans. On prétend que c'est une ambassade fort utile que celle de Constantinople, et qu'on peut, quand on y demeure plusieurs années, y gagner beaucoup, en ne prenant que ce qui est dû légitimement. Cependant les affaires de M. des Alleurs sont en très-mauvais état, et il doit quatre ou cinq cent mille livres. Il vivait très-honorablement et s'était fait aimer et estimer infiniment à cette cour, où il est très-important d'avoir un homme d'esprit et qui se conduise bien. Il paraît qu'on le regrette beaucoup ici, et j'ai entendu dire à M. de Puisieux que pendant qu'il avait les affaires étrangères, M. des Alleurs lui avait écrit, dans une circonstance très-délicate et embarrassante, et qu'ayant été obligé de prendre son parti avant que d'avoir pu recevoir de réponse, il s'était trouvé avoir fait de luimême ce que M. de Puisieux lui mandait de faire. M. des Alleurs laisse trois enfants, deux filles au couvent à Paris, et un petit garçon de trois ans, qui est à Constantinople. Il avait été ambassadeur du Roi auprès du roi de Pologne, qu'il avait suivi à Varsovie; il y avait épousé la fille du prince Lubomirski, grand porte-épée de la couronne de Pologne, que nous avons vu ici avec M. Biclinski, au mariage de madame la Dauphine. »

Nous n'extrayons des Lettres du comte des Alleurs que ce qui a trait à notre sujet, c'est-à-dire que ce qui peut nous aider à recon1 T. XIV, p. 13.

stituer la physionomie du salon et de la société de Saint-Joseph dans sa première phase, en 1748.

C'est d'Alembert qui, envoyant un de ses protégés à M. des Alleurs, l'a invité à entrer en communications épistolaires avec madame du Deffand. Aussi les honneurs des Lettres de l'ambassadeur sont pour lui.

Mille compliments, je vous prie, à M. le président Hénault, à l'indifférent et philosophe Formont, au prodigieux et aimable d'Alembert; j'ai fait pour son ami, à sa considération d'abord, ensuite pour ses talents, tout ce qui a dépendu de moi. Si vous voyez le chevalier d'Aydie, faites-lui mille amitiés de ma part. Ce pays est fait pour lui; l'air est tres-bon à l'asthme: on y peut manger, bouder et philosopher impunement 1."

M. des Alleurs félicite madame du Deffand, comme nous l'avons vu, « d'être quitte de ce vilain temps critique. » Il lui reconnaît des qualités d'ordre et de règle que nous ne lui connaissions pas, et que nous aimons à voir entrer pour quelque chose dans ses succès de maitresse de maison.

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Je suis charmé que vous soyez contente de votre logement de SaintJoseph. Je vous vois d'ici dans cet appartement, admirant la moire jaune et les nœuds couleur de feu. Je vous passe d'aimer la propriété : c'est la seule facon de jouir de quelque chose... Vous méritez, madame, d'avoir du bien, non-seulement par le bon usage que vous en faites, mais par Fordre avec lequel vous le conduisez 2. »

On voit poindre aussi dans ces lettres le perpétuel dissentiment qui rendait méfiants et réservés les meilleurs amis de Voltaire.

Nous avons trop souvent parlé ensemble de Voltaire pour s'étendre la-dessus. On peut admirer ses vers, on doit faire cas de son esprit ; mais son caractère dégoûtera toujours de ses talents. En fait d'esprit, tous les hommes sont républicains, et Voltaire est trop despotique 3. »

Nous y trouvons aussi une juste et fine esquisse du portrait du chevalier d'Aydie:

« Je vous serai très-obligé de réitérer mes compliments au chevalier d'Aydie. Je suis charmé de pouvoir me flatter qu'il a de l'amitié pour moi. S'il a quelque trouble dans sa digestion, je ne suis pas surpris qu'il ait un peu d'humeur; il aimait de trop bonne foi à souper, pour soutenir

1 Voir notre t. Jer, p. 117.

2 Ibid., p. 118.

3 Ibid., p. 121.

cette privation avec patience. Son humeur m'a toujours paru plus supportable que celle des autres, et bien plus aimable que leur gaieté; d'ailleurs, ses bonnes qualités et la tournure de son esprit faisaient un composé très-sociable et très-aimable '. »

Enfin voici un premier croquis de M. de Bernstorff, ministre de Danemark à Paris, qui nous fournit une transition naturelle pour passer à cet hôte assidu de Saint-Joseph, à celui qui inaugurera ce groupe diplomatique, qui se renouvelle sans cesse et donne au salon de madame du Deffand la physionomie aristocratique, politique et européenne qui le distingue des autres centres rivaux, celui de madame Geoffrin, par exemple, plus exclusivement littéraire.

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Si je ne vous ai point parlé de M. de Bernstorff, ce n'est pas que je ne l'aime infiniment et que je ne pense sur ses bonnes et aimables qualités tout comme vous, peut-être même avec des additions; mais mon silence n'a été causé que par l'incertitude où j'étais si vous le voyiez souvent. Sa galanterie assez universelle, mais pleine de discrétion, son goût pour la société, ses connaissances, sa facilité, le feraient toujours recevoir agréablement dans les soupers élégants; mais son petit estomac refusera bientôt le service. Il faut de la santé pour être homme à bonnes fortunes 2. »

M. de Bernstorff, envoyé extraordinaire du roi de Danemark, qui devait fonder une sorte de dynastie de ministres habiles et de diplomates renommés, d'abord en Danemark puis en Prusse, occupait son poste en France depuis mai 1744, avec une distinction marquée. Dès le premier jour il s'était attiré les suffrages, par la recherche pleine de délicatesse et de dignité avec laquelle il avait fait, à l'audience inaugurale du Roi, de la Reine et des princesses, exprimer à sa voix, en courtisan consommé, toutes les nuances du respect. Il était Hanovrien d'origine.

"Son grand-père avait des charges considérables chez l'électeur de Hanovre; son père succéda à ces charges, mais le roi d'Angleterre actuel les lui ôta. Il avait deux garçons; celui-ci est le cadet. L'aîné prit le parti de se retirer dans ses terres, celui-ci alla chercher de l'occupation et se retira eu Danemark; il a l'air jeune, et peut avoir quarante ou quarante-cinq ans ; il sait la langue française beaucoup mieux que bien des Français; il est protestant, fort régulier aux exercices de cette religion. C'est une espèce de philosophe, qui cependant se prête volontiers à la société; il a fait des amis dans ce pays-ci et est capable de grand atta

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