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nients qu'il mêle à ses avantages, et des déceptions dont il gâte ses bonnes fortunes. Toute réflexion faite, nous nous sommes décidé, imitant des devanciers autorisés, et profitant d'une sorte de tradition, en matière de Correspondances, à adopter purement et simplement l'ordre le plus simple, celui qui reproduit le plus fidèlement la réalité, et qui donne aux Recueils de lettres le mouvement, la variété et la vie, l'ordre chronologique.

C'est dans cet ordre, qui peut donner matière à des comparaisons utiles, ou prétexte à des contrastes piquants, que nous publierons la Correspondance de madame du Deffand, c'està-dire les lettres dont elle est l'auteur, le but ou l'occasion, ses lettres et celles de ses amis. Souvent le dialogue sera réduit en monologue. L'absence de plusieurs réponses nous forcera de nous en tenir à la demande; mais quand la demande est spirituelle, ingénieuse, pleine de faits et d'anecdotes, la réponse se devine. C'est un remerciment ou un compliment, et le lecteur, par sa satisfaction, suppléera facilement à la galanterie du destinataire.

Dans l'espèce, l'ordre chronologique a d'autant plus d'avantages qu'il aura, grâce à des circonstances particulières, peu d'inconvénients, peu surtout de celui que nous redoutions le plus.

Les trois principaux groupes de Correspondances du Recueil, les Lettres au président Hénault, celles à Voltaire' et celles à Horace Walpole, se suivent, à peu près sans interruption, par séries successives, dont, sauf de rares exceptions, aucune n'empiète sur l'autre. Il n'y a donc pas trop à craindre ce mélange et ce désordre qui nous avaient d'abord effrayé, et fait reculer devant l'exemple des éditeurs de madame de Sévigné.

1 Nous n'imprimerons, parmi les lettres de Voltaire, que celles qui pourraient être inédites. Nous renverrons pour les autres, quand madame du Deffand y répond, à l'édition Beuchot. Les lettres de Voltaire sont dans toutes les bibliothèques, et auraient trop grossi notre recueil.

La Correspondance de madame du Deffand ressemblera ainsi à une armée divisée en trois corps, avec avant-garde et arrièregarde, éclaireurs sur les devants, tirailleurs sur les côtés. C'est dans cet ordre que continueront d'aller à la postérité ces lettres naturelles autant que spirituelles, si parfaites sans le chercher, si importantes sans le savoir, qui croyaient n'aller qu'à la poste, et qui n'en sont que meilleures.

M. DE LESCURE.

DE MADAME

LA MARQUISE DU DEFFAND

LETTRE PREMIÈRE'.

MADAME DE VINTIMILLE A MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND.

Fontainebleau, 29 septembre 1739.

Que j'aime M. de Rupelmonde de m'avoir procuré une lettre de vous, et que je vous sais gré d'avoir suivi votre idée! Est-il donc nécessaire, pour m'écrire, d'avoir beaucoup de choses à me dire? Sachez qu'une marque de souvenir et d'amitié de votre part me comble de joie, et de plus mettez-vous bien dans la tête qu'il ne vous est pas possible de ne dire que des riens. Votre lettre est charmante. Que je serais heureuse, si tous les jours, à mon réveil, j'en recevais une semblable! Vous me demandez ce que je fais, ce que je dis, et ce que je pense? Pour répondre au premier, je vais à la chasse trois ou quatre fois la semaine, les autres jours je reste chez moi toute seule, par conséquent je ne parle point: ainsi voilà le second article éclairci; ou bien, quand je fais tant que de parler le reste du temps, c'est pour le coup que je ne dis que des riens. A l'égard du troisième, vous jouez le principal rôle, car je pense souvent

1 Notre Introduction devant comprendre, sous ce titre Madame du Deffand, sa vie, son salon, ses amis, tous les détails nécessaires sur les principaux personnages de son intimité et tous les auteurs des lettres qui composent le Recueil, nous bornerons strictement ces Notes à ce qu'exige l'intelligence particulière de la Lettre, à la Clef, en un mot, des noms et des événements qui y sont mentionnés ou auxquels il est fait allusion. L'Introduction est notre commentaire général, synthétique. Les Notes qui vont suivre sont le commentaire particulier, anecdotique, littéraire ou moral. Ici le lecteur trouvera successivement les traits dont se composent les physionomies esquissées dans le tableau préliminaire du salon et de la société de la spirituelle marquise, qui est la Sévigné du dix-huitième siècle. Nous distinguerons par notre initiale ou la marque A. N. (Ancienne Note) la de chaque observation. Suum cuique.

provenance

à vous. Croyez que vous n'êtes pas la seule qui faites des cháteaux en Espagne; je me trouve souvent dans la petite maison des jeudis au soir, où vous êtes maîtresse absolue. Adieu, ma reine. Qu'il serait joli que cela fût réel! c'est ma seule ambition; ce qui vous surprendra, c'est que je n'en désespère pas. Adieu, donnez-moi de vos nouvelles souvent, croyez que vous n'en donnerez jamais à quelqu'un qui vous aime plus tendrement '.

LETTRE 2.

LA MÊME A LA MÊME.

Fontainebleau, 7 octobre 1739.

Vous êtes aussi aimable la nuit que le jour; l'insomnie vous sied parfaitement : je ne saurais vous cacher que je ne suis pas trop fachée de cette petite incommodité, pourvu qu'elle ne dure pas, Je suis extrêmement flattée que, pour vous amuser, vous ayez pensé à m'écrire. Tout ce que vous me mandez d'obligeant m'enchante. Quoique l'homme soit porté à avoir beaucoup d'amour-propre, je vous dirai franchement que je ne crois point avoir toutes les bonnes qualités que vous me prodiguez. Quand je lis vos lettres je m'imagine que je rêve, et je vous avoue que j'appréhende le réveil; car il est agréable d'être loué par quelqu'un qui se connaît bien en mérite. Ce qui me fait croire que je n'en suis pas absolument dépourvue, c'est la connaissance que j'ai eue de vous, et qu'aussitôt que je vous ai vue, j'ai senti tout ce que vous valez: voilà sur quoi on me doit louer et sur quoi je prends bonne opinion de moi. Le reste, je l'attribue à l'amitié que vous avez pour quelqu'un dont nous

1 Cette lettre et les suivantes émanent de Pauline-Félicité, la seconde des cinq filles du marquis de Nesle, toutes maitresses, au moins quatre sur cinq, de Louis XV. Née en août 1712, elle venait d'épouser (septembre 1739) Jean-Baptiste-Félix-Hubert, comte de Vintimille, mestre de camp de cavaleric, neveu de l'archevêque de Paris et beau-frère de M. de Nicolaï, premier président de la Chambre des comptes. Madame de Vintimille mourut de suites de couches, en septembre 1741. M. de Rupelmonde « qui lui avait procuré une lettre de madame du Deffand» était le comte de Rupelmonde, maréchal de camp, tué au combat de Pfaffenhoffen, en 1745. Sa femme, encore jeune et jolie, dame du palais de la reine, prit le voile aux Carmélites de la rue de Grenelle, le 7 octobre 1751 (Barbier, t. V, p. 109). Elle était née MarieChrétienne-Christine de Grammont, fille du duc de ce nom. (L.)

n'ignorons pas les sentiments, et que vous savez qui vous est tendrement attaché'.

2

Vous me reprochez de ne vous point mander de nouvelles, c'est qu'il n'y en a pas : nos voyages de La Rivière sont fort simples; les princesses y ont été, malgré leur différend avec la maîtresse de la maison3. Nous n'irons point à Choisy, pendant Fontainebleau: s'il y avait quelque chose de nouveau je vous le manderais, non par la poste, mais par Grillon ou M. de Rupelmonde, qui est chargé de vous rendre cette épître. Que je vous sais bon gré, ma reine, de parler de moi avec ces dames et le président! Je serai très-aise de vous devoir leur estime et quelque part dans leur amitié; comptez que je serais comblée de joie d'être à portée de les voir souvent, et vous savez que je les trouve aimables. Vous avez bien raison de croire que je ne suis pas parfaitement contente. Avant que de vous connaître je me croyais heureuse; mais depuis que la connaissance est faite, je trouve que vous me manquez, et la distance qu'il y a entre nous met un noir et un ennui dans ma vie, qui ne se peut exprimer. Vous conclurez de là, avec raison, que vous faites mon bonheur et mon malheur. Je suis touchée, comme je le dois, de ce qu'on vous mande de Bretagne; je pense de même sur la longueur du temps : la fin novembre n'est pas prochaine. Vous êtes étonnée, dites-vous, que les gens qui se conviennent ne soient pas assortis; je ne vois que cela dans le monde je ne sais d'où cela vient, si ce n'est que l'on nous assure que nous ne devons pas être parfaitement heureux dans cette vie; je crois que l'étoile y fait beaucoup. Enfin je ne veux pas penser à tout cela; je ne désespère pas d'être contente un jour, c'està-dire de vivre avec vous, avec votre société : voilà toute mon ambition. Vous me parlez de madame du Châtelet, je me meurs d'envie de la voir: actuellement que vous m'avez fait son portrait, je suis sûre de la connaître à fond. Je vous suis obligée de m'avoir dit ce que vous en pensiez, j'aime à être décidée par vous je ferai en sorte de la voir, et le roi de Prusse fera

1 Sans doute sa sœur, madame de Mailly. (L.)

2 La Rivière appartenait à madame la comtesse de Toulouse. (L.)

:

3 Voir sur ces différends, provoqués par des demandes de rang et de titres, réclamés par les princes dits légitimés, qui cherchaient à profiter de toute occasion pour se relever des déchéances de la Régence et sur ces séjours à La Rivière, les Mémoires du duc de Luynes, t. III, p. 218 et suiv., 258, 264. (L.)

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