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ses idées, souvent plus bizarres que lucides. C'est ainsi qu'il rappelle naïvement à Mme de Rochefort ce mot d'un jeune homme qui ne laissa pas, écrit-il, de l'étonner: « M. de Mirabeau dit sans doute de belles choses; mais, quant à moi, il m'écervelle. » C'est donc d'abord par l'excentricité de son esprit et de son caractère que le marquis de Mirabeau a intéressé Mme de Rochefort; mais, à mesure qu'elle l'a mieux connu, qu'elle a pu apprécier ce qu'il y avait de bon en lui, qu'elle est entrée dans la confidence de ses cruelles tribulations domestiques, de ses continuels embarras d'argent, qui ne provenaient pas tous de son fait, de ce qu'elle appelle « les épines qui composent le fagot de sa vie, elle a conçu pour lui un attachement d'autant plus sincère qu'il s'y mêle une nuance de compas.

sion.

Leur correspondance présente exactement cette gradation que nous venons d'indiquer. Elle est un commerce d'idées avant de devenir un échange de sentiments très-affectueux et de détails personnels. Elle débute même d'une façon assez sévère, car il s'agit d'abord entre les deux correspondants non-seulement de politique et de morale, mais même de métaphysique. Le marquis de Mirabeau, qui croit faire un grand compliment à la comtesse de Rochefort, lui écrit dans un langage toujours un peu singulier: « J'ai souvent dit que je n'avais vu que vous de femme qui enjambât sur mes idées avec tant de célérité et marquant le point si haut que j'étais aussi étonné de l'éten

due de l'idée que de la netteté de l'expression. » Mme de Rochefort ne se contente pas d'enjamber avec célérité sur les idées du marquis, elle sait les éclaircir et les rectifier. Le marquis avouant lui-même qu'il est un embrouillé métaphysicien, on trouvera naturel que nous passions rapidement sur sa métaphysique et que nous nous arrêtions à celle de Mme de Rochefort, qui est plus agréable et plus précise. Voici la lettre qui va fournir au marquis un prétexte pour entraîner son amie sur le terrain des abstractions. C'est un simple billet, qui est évidemment la continuation d'un entretien sur la politique. La date peut nous aider à en comprendre le sens, il est du 15 mars 1757. L'état des affaires publiques est alors déplorable, nous sommes engagés dans cette guerre de sept ans qui doit finir par l'humiliant traité de 1763; le duc de Nivernois, envoyé trop tard comme ambassadeur extraordinaire auprès du roi de Prusse, n'a pu l'empêcher de se joindre à l'Angleterre. Les deux hommes les plus capables du ministère, MM. d'Argenson et de Machault, viennent d'être expulsés par Mme de Pompadour et rempla cés par deux nullités; nous n'avons à opposer à l'ennemi que des généraux de ruelle, comme Richelieu et Soubise. Le parlement est exilé, nos finances sont dans le plus grand désordre. En un mot, nous avons entrepris, comme disait l'abbé, bientôt cardinal de Bernis, de faire la guerre sur terre et sur mer sans argent sans généraux et sans vaisseaux. Il est probable que le marquis de Mirabeau sera parti de cette situation pour

se livrer dans le salon de Mme de Rochefort à quelquesunes des boutades pessimistes qui lui étaient familières; il aura proposé devant M. de Nivernois de rompre en visière au genre humain et de se retirer en bonne compagnie dans une solitude.

«< 15 mars 1757.

» Oui, certainement j'aurais le courage, lui écrit Mme de Rochefort, si j'en avais les moyens, de réaliser votre château en Espagne; mais je l'entreprendrais peut-être à ma confusion, car je ne sais si les gens de qui cette manière de vivre favoriserait le plus le goût auraient la force de renoncer aux habitudes quí les ennuient, et surtout de braver l'allure générale. On ne sait pas ce que c'est dans ce pays-ci que d'être heureux à sa manière. Que de réflexions philosophiques nous pourrions faire sur ce beau texte ! Vous avez bien raison de rendre grâces à Dieu de n'être pas ministre. Les remarques que vous avez faites hier ne m'ont point échappé, je vous assure. Elles sont bien propres à guérir de la maladie qui s'appelle ambition, dont vous prétendez jadis avoir été attaqué. Aujourd'hui, je la trouve aussi honteuse que dangereuse. »

Le marquis de Mirabeau, qui aima toujours à barbouiller du papier, s'empare d'une phrase de cette lettre pour en faire le texte d'une longue dissertation dont nous donnons seulement le début.

<< On ne sait, dites-vous, madame, dans ce pays-ci, ce que c'est que d'être heureux à sa manière. Belle et forte pensée, et synonyme, selon moi, à celle de dire qu'il y a peu de caractères. Celui à qui il manque une volonté décidée s'en fait une de pièces rapportées. Notre terre est un medium de tous les climats qu'on appelle température, de tous les sols qu'on nomme fertilité, de toutes les mœurs qu'on dit politesse, de tous les goûts qu'on qualifie flexibilité, et con

séquemment de tous les néants qui constituent notre légèreté. C'est peut-être de là que vient ce penchant qui fait que tout le monde est soldat dans notre nation: il est si commode d'obéir quand on ne sait que vouloir. Il ne faut pas s'y tromper, je n'entends pas par volonté celle des passions, dont les âmes faibles sont plus susceptibles que les autres, mais celle du caractère, qui a une assiette fixe et permanente. Prenez-y garde, madame, ce ne sont chez nous que les plus petits hommes, et souvent les plus méprisables, qui possèdent cet attribut, qui sait à la longue se faire sa place à travers les talents et les vertus, et souvent à leur préjudice. On doit à Duclos cette distinction fine de l'esprit et du caractère; elle est vraie et frappante, tout le monde l'a adoptée, et mille gens se cherchent un caractère qu'ils ne se trouveront point. C'est un attribut qui tient le milieu entre nos facultés sensitives et nos propriétés animales. Il en impose presque toujours aux premières en faveur des dernières. Je le crois peu compatible avec le bon cœur, et je crois que les anges seuls peuvent allier la vertu avec un caractère entièrement décidé. »

Le marquis, on le voit, est disposé à parler du caractère en homme qui n'a pas su utiliser le sien. Il est incontestable, comme il le dit, que ce sont souvent les plus petits hommes et les plus méprisables qui, à force de souplesse ou de ténacité impudente, l'emportent sur les talents et les vertus; mais il ne s'ensuit pas qu'on ne puisse avoir un caractère qu'à la condition d'être un égoïste à idée fixe, résolu d'atteindre à tout prix et par tous les moyens ce qui fait l'objet de son désir. La devise des stoïciens prouve suffisamment que l'abstention peut être un signe d'énergie morale aussi bien que l'action. C'est précisément l'ambition rentrée et déçue du marquis qui le porte à restreindre

au sens le plus fâcheux et le plus étroit la signification du mot « caractère», et c'est Mme de Rochefort, plus désintéressée dans le débat, qui va fort justement } rendre à cette expression toute son étendue.

<< Vous définissez très-bien le caractère, répond-elle, c'est une qualité, ce n'est point une vertu; mais je n'entends pas bien pourquoi vous croyez le caractère peu compatible avec un bon cœur, car l'idée que je me forme du caractère est la persistance dans son sentiment sans aucune opiniâtreté réfléchie, ce qui me paraît bien plus appartenir à une âme sensible qu'à une âme froide. Les dernières ne font que des gens systématiques, ce qui me paraît un caractère fâcheux : ce sont des têtes dures et non pas des âmes fermes. Enfin tout caractère donné par la nature me paraît fondé sur le sentiment. Approfondissez mon idée, vous trouverez mille bonnes raisons à m'en rendre, ce qui me sera fort commode et fort agréable, car je me trouverai, ainsi que l'autre jour dans la conversation, le mérite d'avoir tout dit, tout pensé, tout prévu. Adieu, mon maître, ma paresse doit à votre esprit une reconnaissance passée, présente et future... »

Un métaphysicien galant se serait empressé de changer d'avis; mais le marquis de Mirabeau est un métaphysicien entêté. Il commence cependant par définir le caractère mieux encore que la première fois, en disant que « c'est une certaine décision de la volonté, une disposition fixe et constante qui ne part ni de l'âme, ni du cœur, ni de l'esprit, mais qui les assujettit tous.» Seulement, il tire de sa définition toute sorte de conséquences forcées et arbitraires pour prouver que le caractère n'est compatible ni avec l'originalité ni avec la bonté. Comme dans un passage de sa rċ

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