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IV

LA SOCIÉTÉ DU LUXEMBOURG.

Mmе DE ROCHEFORT ET LE MARQUIS DE MIRABEAU.-UNE DISCUSSION MÉTAPHY. SIQUE. - UNE RÉCEPTION A L'ACADÉMIE.

La mort du comte de Forcalquier, en 1753, termine la première période de la vie de sa sœur, Mme de Rochefort. En très-peu d'années, elle avait successivement perdu sa mère, son père et ce frère aîné auquel elle était tendrement dévouée. Un autre de ses frères et ses trois sœurs avaient cessé d'exister à une époque antérieure. Il ne lui restait plus que son second frère, devenu le marquis de Brancas, qui avait fait un riche mariage, mais avec lequel elle ne vivait pas, et qui d'ailleurs n'avait pas maintenu les réunions de l'hôtel de Brancas. Sa fortune était modeste, celle de son père consistant principalement dans le produit de ses places, lequel s'élevait, d'après le duc de Luynes, à soixanteseize mille livres par an; elle possédait cependant après la mort du maréchal, outre une pension de

LA COMTESSE DE ROCHEFORT ET SES AMIS 77

quatre mille livres obtenue du roi, des ressources personnelles un peu plus grandes que ne le ferait supposer une phrase déjà citée du président Hénault. Celui-ci estimait la fortune des autres relativement à la sienne, qui était énorme, et, quoique nous retrouvions Mme de Rochefort établie au Luxembourg avec deux chevaux, deux voitures et un train de maison qui indique une certaine aisance, l'opulent président ne voit guère dans cette aisance que de la pauvreté. Mme de Rochefort n'aurait pas pu en effet donner des soupers aussi somptueux que ceux de l'auteur de l'Abrégé chronologique, mais l'attrait de ses qualités suffisait amplement pour maintenir et accroître le nombre de ses amis. Aux affections anciennes qui lui restent toujours fidèles, nous verrons donc s'ajouter des affections nouvelles. C'est elle qui sera maintenant le personnage principal du tableau. Jusqu'ici, nous ne la connaissons que par le témoignage d'autrui. Nous allons la connaître par elle-même dans une série de lettres où elle se peint et où elle peint ceux qui l'entourent avec une grâce et une vivacité de jeunesse indépendantes de l'âge et de la maladie (car elle était souvent malade), et qui prouvent qu'elle appartenait à cette catégorie d'êtres privilégiés chez lesquels le cœur et l'esprit dominent tout le reste et ne vieillissent jamais.

Disons d'abord un mot du personnage original qui nous a conservé ces lettres inédites de Mme de Rochefort et auquel elles sont le plus souvent adressées : c'est

Il ne connut Mme de Rochefort qu'en 1754, après la riode brillante des réceptions et des représentation l'hôtel Brancas. Le duc de Nivernois avec lequel il lié dès leur première jeunesse à tous deux, l'intro sit dans le salon de son amie. Le charme extrêm cette personne d'un esprit si animé, si naturel et si d'un caractère si loyal, si affectueux, si doux, si rési dans les souffrances 1, agit d'autant plus puissamm sur l'auteur de l'Ami des Hommes qu'il était lui-m fort peu endurant de sa nature et, de plus, marié à femme très-propre à lui faire sentir le prix et la di culté de la patience. Ses amis, suivant lui, l'appelai madame Xantippe. Aussi est-il intarissable dans admiration pour la sérénité de Mme de Rochefort. « milieu de votre vivacité, lui écrit-il, je ne connais p sonne si patiente que vous... Vous m'avez, je vous ju plus que tout autre persuadé de la vérité de mon gra principe moral, qui est que, pour travailler à s propre bonheur ici-bas, il faut sans cesse cultiver la se sibilité et déraciner l'amour propre. Alors, ce n'est poi notre propre mal qui nous occupe, c'est le bien d'a trui.» Nous ne voulons pas rechercher ici jusqu'à qu point le marquis de Mirabeau a pratiqué pour lu

1. Son état habituel de maladie se prolongea neuf ou dix ans. El l'explique d'une manière assez délicate et assez élégante pour que nou lui empruntions ses expressions. « Je suis, écrit-elle en 1762, (à qua rante-six ans), un peu impatiente d'avoir tant de peine à parvenir la perfection de mon âge.

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même et dans ses rapports avec les siens ce grand principe moral dont l'énonciation dans sa bouche fera peut-être sourire plus d'un lecteur, habitué à ne voir en lui que le tyran de sa famille. C'est dans un autre travail plus étendu que nous nous proposons de réviser, pièces en main et avec l'impartiabilité la plus absolue, ce long et difficile procès entre le marquis, sa femme, l'une de ses trois filles et son fils aîné, procès que la renommée de l'éloquent tribun de la Constituante a fait trop complétement perdre à son père.

Quand les torts de chacun auront été mis au grand jour, peut-être sera-t-il démontré que le marquis de Mirabeau fut d'autant plus mal habile de recourir à l'odieux moyen des lettres de cachet pour éviter le scandale, qu'il ne fit qu'aggraver ce scandale en l'ajournant et que, pour avoir trop longtemps refusé de confier aux tribunaux et à l'opinion publique sa cause qui en elle-même était bonne, il rendit les tribunaux et l'opinion sévères pour lui jusqu'à l'iniquité.

un

Nous ne voulons pas non plus entreprendre ici l'analyse détaillée des complications qui se rencontrent dans le caractère et dans l'esprit du marquis de Mirabeau. Les éléments les plus contraires se combinent dans son organisation morale et intellectuelle égoïsme très-accentué se concilie en lui avec un besoin d'affections, limité, il est vrai, à un très-petit nombre de personnes, mais très-vif, et avec une préoccupation des intérêts généraux et de l'avenir de l'humanité poussée jusqu'à la monomanie. Doué d'une

aptitude de diplomate à flatter, même à outrance, ceux qui peuvent servir ou nuire, il se compromet sans cesse par des boutades à la manière d'Alceste ou des inconvenances de campagnard maladroit. A la fierté hautaine et à quelques-uns des préjugés d'un baron féodal, il associe le plus sincèrement du monde les idées ou les rêves d'un philanthrope démocrate à moitié socialiste. Le goût qu'il inspire à Mme de Rochefort tient sans doute en partie à l'agrément qu'il lui procure d'un contraste marqué avec le plus cher de ses amis, c'est-à-dire avec le duc de Nivernois. Autant celui-ci est élégant et posé de ton, de langage et de manières, aimable et gracieux avec dignité, attentif à ne blesser personne, sachant sans effort apparent plaire à tout le monde, tel en un mot que le peint lord Chesterfield quand il le recommande à son fils comme le modèle accompli de l'homme de bonne compagnie1, autant le marquis de Mirabeau est inégal et imprévu, tour à tour impétueux ou glacial dans son langage et ses attitudes disant et écrivant tout ce qui lui passe par la tête, se reconnaissant lui-même le plus grand gesticulateur qui fût jamais, « Depuis les fameux géants de don Quichotte, je n'ai guère, dit-il, trouvé d'émules en ce genre d'expression. » Avec cela, assez bonhomme pour ne point s'offenser si l'on se moque de sa faconde, inépuisable quand il est en veine, et de

1. On verra plus loin qu'il y a bien aussi quelques nuances moins brillantes à ajouter à ce portrait en quelque sorte officiel du duc de Nivernois.

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