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LE COMTE.

Ah! Céphise, je n'ai plus de ressources contre votre méfiance. La vérité s'appuie-t-elle par des serments? Je ne suis point surpris qu'une femme du beau monde se méprenne entre une passion et une plaisanterie; mais vous que j'adore parce que vous ressemblez si peu à ces femmes ridicules et méprisables, vous qui ne voyez qu'à travers la candeur et la naïveté, l'amour sincère n'a-t-il pas un caractère marqué pour vous? Le mystère d'un cœur simple et tendre est impénétrable à l'œil exercé par l'usage du monde, mais il se dévoile d'abord aux yeux de l'innocence.

Cependant, par une combinaison un peu forcée, il se trouve que la marquise a rencontré souvent dans le monde le chevalier de Plaisance, qui est, sans qu'elle s'en doute, le frère cadet du comte de Sancerre, et dont le caractère joyeux, léger et libertin est l'opposé de celui du comte. Le chevalier, qui ignore de son côté que son frère connaît la marquise, vient la voir chez elle pour la première fois précisément le jour où elle doit se marier. Leur conversation nous semble assez intéressante, Les auteurs de nos jours ont souvent essayé d'imiter le ramage élégant de la galanterie au dix-huitième siècle. On ne sera peut-être pas fâché d'entendre ici ce ramage au naturel avec toute sa vivacité et sans discordance. C'est le marquis d'Adhémar, un des habitués de l'hôtel de Brancas, qui joue le rôle du chevalier, et c'est Mme de Mirepoix qui fait la marquise.

LA MARQUISE

Pardon, monsieur le chevalier, de vous avoir fait attendre.

J'étais à ma toilette, où j'ai été assassinée de toute sorte d'affaires.

LE CHEVALIER.

Vous ne pouvez, madame, avoir qu'une affaire à votre toilette, mais elle est capitale: c'est de bien considérer pendant ce moment-là ce qui fait l'occupation et les délices de l'univers. Tout le reste de la journée vous ne pouvez voir votre visage dans votre miroir, et voilà le désavantage singulier que vous avez avec tous ceux qui vous rencontrent.

LA MARQUISE.

Réellement, chevalier, vous avez un tour particulier qui me divertit, je suis ravie que vous soyez entré. Savez-vous qu'il y a bien des gens qui, à ma place, auraient fermé aujourd'hui leur porte au public?

LE CHEVALIER.

Avez-vous quelque partie mystérieuse?

LA MARQUISE.

Oh! point du tout, mais c'est que je crois que je me marie ce soir.

LE CHEVALIER.

Ce soir et cela n'est pas su! Voilà le premier mot que j'en entends dire.

LA MARQUISE.

Vraiment non, cela n'est point répandu, je n'en savais pas un mot moi-même ce matin; c'est une aventure assez plaisante. Je vous conterai cela quelque jour,

LE CHEVALIER.

Expliquez-moi de grâce tout à l'heure une énigme aussi incompréhensible.

LA MARQUISE.

Rien n'est plus réel, la noce était pour ce soir; mais, à vous dire la vérité, cela est différé, il est survenu quelques difficultés.

LE CHEVALIER.

Ah! je respire, je vois que c'est une plaisanterie.

LA MARQUISE.

Non, vous dis-je. Les difficultés ne roulent pas sur le fond de l'affaire; mon collier ne saurait être monté pour ce soir, je n'ai point de domino1.

LE CHEVALIER

Et quel est donc l'heureux époux?

LA MARQUISE.

Le comte de Sancerre.

LE CHEVALIER.

Mon frère qu'entends-je?

LA MARQUISE.

Vous êtes fol, votre frère? et vous ne portez pas seulement le même nom?...

LE CHEVALIER.

Je porte celui d'une terre,... mais je n'en reviens point. D'où connaissez-vous mon frère? depuis quand? Est-ce un mariage d'inclination? qui a traité cette affaire?

LA MARQUISE.

Personne. Cela s'est fait on ne sait comment; beaucoup de froideur du côté de votre frère, un peu de répugnance de ma part; au surplus, beaucoup de convenances, à ce qu'on dit.

LE CHEVALIER.

Vous, ma belle-sœur! ah! quel titre, divine marquise! il blesse mon cœur autant qu'il flatte ma vanité.

1. Ce mot s'explique par une description assez étrange qu'on nous fait dans la pièce de la manière dont se mariaient les gens du bel air. « On se rassemble le soir tout à l'ordinaire, on fait un excellent souper en bonne et petite compagnie. On se garde bien de rassembler une sotte famille qu'on ne connaît point. On évite de parler de la platitude qu'on va faire. Après souper, on se rend à une petite église particulière, où toute la France se trouve, hors les parents; on va de l'église au bal dans une mascarade d'invention. Le lendemain, on prend une espèce de congé de son mari en prenant son nom et sa livrée. On court à Versailles exciter la curiosité et réveiller l'attention sous un nouveau titre. »

LA MARQUISE.

Mais voilà une déclaration d'amour dans toutes les formes.

LE CHEVALIER.

Jamais on n'a joué ce tour-là à un galant homme d'être sa belle-sœur aussi mal à propos.

LA MARQUISE.

Vous extravaguez, chevalier. Je prends mon air imposant, entendez-vous?

LE CHEVALIER.

Il est dur, madame, d'avoir à bouleverser tous ses sentiments en une minute.

LA MARQUISE.

Il ne faut point tant de remue-ménage, car vous êtes obligé de m'aimer fort tendrement. Vous soupirez; oh! ne prenez pas ce ton-là; gardez votre gaieté, j'en aurai besoin, car votre frère n'a pas été traité en aîné sur cet article.

LE CHEVALIER.

C'est-à-dire que vous me chargez des plaisanteries de la noce. En vérité, marquise, vous êtes impitoyable, vous abusez de vos droits.

LA MARQUISE.

Finissons ce persiflage. Voulez-vous, mon cher petit beau frère, que je vous mène à l'Opéra? C'est ma semaine, il faut bien y faire un tour. Vous avez le meilleur goût du monde, nous repasserons chez les marchands, vous verrez mes emplettes. (Elle parle à ses gens.) Il faudra dire au comte, quand il viendra, les raisons qui me font différer le mariage de quelques jours, et qu'il revienne souper ce soir.

C'est précisément le chevalier qui finit au troisième acte par se marier avec la marquise. Lorsqu'elle apprend que le comte aime et veut épouser sa suivante Céphise, elle est d'abord indignée, quoique Céphise soit reconnue une fille de condition, et, quand le père des deux jeunes gens lui propose le chevalier en

échange, elle répond : « Votre fils cadet à une femme comme moi!» Mais, aussitôt que le père a levé la difficulté en philosophe, c'est-à-dire en déclarant qu'il fait à chacun de ses fils une part égale de ses biens, elle répond à son tour philosophiquement : « Je me dois la juste vengeance d'accepter vos offres, et je préfère le chevalier, dès qu'il est aussi riche que son frère. »

Nous glisserons sur les deux comédies qui suivent celle-ci. La Vénitienne, qui contient aussi des détails curieux, nous semble un peu embrouillée. La pièce en un acte intitulée les Chevaliers de la Rose-Croix est une farce un peu forcée, mais assez amusante, où l'auteur tourne en ridicule les folies de l'illuminisme, qui conservait encore des adeptes avant que Cagliostro vînt raviver leur ferveur. C'est là que brille Duclos dans le rôle d'un valet qui s'appelle Rémond, parce qu'il descend, dit-il, du grand Raymond Lulle.

La cinquième comédie, le Jaloux de lui-même, est le fruit d'une sorte de rivalité du comte de Forcalquier avec le président Hénault. Tous deux ont traité le même sujet avec le même titre, mais d'une manière toute différente. La pièce du président, qui a été publiée, est mieux intriguée que celle du comte de Forcalquier; mais elle est moins originale et elle n'est pas la traduction exacte du titre. Son jaloux est un jaloux ordinaire, et il ne peut être qualifié jaloux de lui-même qu'en ce sens que les incidents propres à le convaincre qu'il est aimé deviennent à ses yeux autant de preuves

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