Page images
PDF
EPUB

en peut juger, non par le journal, où les années ne sont point indiquées, mais par la correspondance de Rousseau. On joue la comédie à la Chevrette; Duclos y assiste, et voici ce que Mme d'Épinay lui fait dire : Nous avons joué aussi la comédie dans une société. J'étais très-bon, je faisais les valets, il y avait une petite soubrette qui était, par Dieu, charmante. Voilà pourquoi je jouais les valets. J'en étais amoureux, moi, de la soubrette, qui était charmante, et... (en souriant et me regardant fixement) nous jouions bien notre rôle tous les deux. (Un moment de silence, et puis, continuant de rire :) Il m'est arrivé de singulières aventures dans ma vie,... mais je dis uniques,... à ne pas croire. » Duclos n'en dit pas davantage dans le journal sur cette affaire. Il est évident que le propos a été bien réellement tenu par lui, car Mme d'Épinay, inférieure par la condition sociale aux Brancas, et qui n'avait aucun rapport avec eux, ne pouvait savoir que par Duclos qu'il avait joué chez eux les valets de comédie, et par conséquent le journal est exact quant au fond; mais est-il admissible que Duclos, présenté si souvent dans ce journal comme le plus vaniteux des hommes, ait poussé la modestie au point de se contenter de dire qu'il jouait dans une société en laissant supposer qu'il s'agit peut-être de bourgeois de la rue Saint-Denis, tandis qu'il jouait, ainsi qu'on le verra tout à l'heure, avec les plus grandes dames et les plus grands seigneurs de France? Est-il probable, puisque l'arrangeur de ce discours lui

prête un ton de fatuité brutale, qu'il n'aura pas même osé dire, s'il ne nomme pas la soubrette, qu'elle était une personne d'un très-haut rang? (C'est en effet la jolie comtesse de Forcalquier qui jouait les soubrettes, tandis que Duclos jouait les valets). N'est-il pas visible que ce discours a été arrangé à plaisir pour ridiculiser le personnage qu'on met en scène en supprimant ce qui pourrait le faire valoir? Peut-être Mme d'Épinay avait-elle commencé par écrire plus exactement la conversation, puis son ami Grimm, ennemi de Duclos comme de Rousseau, et qui revoyait son manuscrit, sera venu, en un tour de main, ôter ce qui pouvait être flatteur pour Duclos, et disposer le reste de manière à lui donner l'attitude et les intonations d'un sot grossier. Or, s'il était parfois grossier, il est trop reconnu qu'il n'était pas un sot pour que l'on s'en rapporte sur lui aux peintures suspectes de Mme d'Épinay ou de Grimm.

III

LES ACTEURS ET LES ACTRICES DE L'HOTEL DE BRANCAS. LES COMEDIES DU COMTE DE FORCALQUIER

Revenons maintenant aux comédies de société représentées à l'hôtel de Brancas, et donnons la liste générale des acteurs et des actrices en commençant par celles-ci. Nous rencontrons d'abord la comtesse de Rochefort, qui joue les rôles d'ingénue. Ceux de grande coquette sont remplis par la marquise, depuis duchesse et maréchale de Mirepoix, personne charmante de figure, d'esprit et de caractère qui a inspiré à Montesquieu des vers enthousiastes, quoique assez médiocres d'exécution. Restée veuve très-jeune du prince de Lixin, tué en duel par Richelieu, remariée par goût au marquis de Mirepoix, irréprochable dans sa conduite privée, elle fut malheureusement entraînée par l'amour conjugal et, après la mort de son mari, par le

désir de faire avancer sa famille, à des actions peu honorables qui avaient alors à peu près la même signification que certaines bassesses politiques d'aujourd'hui, lesquelles sont souvent aussi le résultat d'une application immorale de l'esprit de famille. C'est elle qui, dame du palais de la reine, tendrement aimée de cette princesse, se laissa séduire par l'amitié plus avantageuse de Mme de Pompadour, et conquit ainsi pour son mari la charge de capitaine des gardes. C'est elle enfin qui plus tard, pour se maintenir en crédit, ne craignit pas de descendre jusqu'à courtiser Mme du Barry, méritant ainsi le jugement sévère que porte sur elle son amie Mme du Deffand dans une lettre à Walpole du 21 février 1771. « La pauvre Mme de Mirepoix joue un rôle pitoyable!... Rien n'est plus digne de compassion. Une grande dame, une très-bonne conduite, beaucoup d'esprit, beaucoup d'agrément, toutes ces choses réunies, ce qui en résulte, c'est... d'être l'esclave d'une infâme. »

Il est plus que probable que Mme de Rochefort désapprouva, quoique moins durement sans doute, l'attitude de Mme de Mirepoix; mais l'affection trèsintime qui les unissait n'en fut point altérée, car nous retrouverons en cheveux gris au Luxembourg les deux amies de jeunesse. Au moment où nous sommes, Mme de Mirepoix est surtout pour nous l'une des plus séduisantes actrices de l'hôtel de Brancas. Après elle vient la comtesse de Forcalquier, qui joue les soubrettes dans les comédies de son mari. Dans une seule

pièce, elle est remplacée comme soubrette par la duchesse de Luxembourg; ce n'est pas celle qui, après avoir eu sous le nom de duchesse de Boufflers une jeunesse scandaleuse, devint dans sa vieillesse, et remariée au maréchal de Luxembourg, la terreur des femmes trop légères et ia protectrice de J.-J. Rousseau. Il s'agit ici de la première femme du maréchal, fille du marquis de Seignelay. « Elle était, dit le président Hénault, d'une figure charmante, dansait admirablement, et jouait la comédie avec beaucoup de feu et d'intelligence. « A cette liste d'actrices de l'hôtel de Brancas, il faudrait ajouter, d'après le président, Mme du Deffand; mais nous ne la trouvons point parmi les dames qui jouent dans les six comédies dont nous avons le manuscrit sous les yeux. Elle a probablement figuré dans les pièces que le président composa de son côté pour l'hôtel de Brancas. Dans la notice sur Mme du Deffand qui précède sa correspondance avec la duchesse de Choiseul, M. de SainteAulaire parle d'un divertissement inédit, sous forme de comédie, intitulé l'Apothéose de M. de Pont-deVeyle, joué le 1er mars 1741, où figure comme actrice, avec Mmes de Rochefort et de Luxembourg, Mme du Deffand; mais, si celle-ci a joué quelques rôles, nous sommes porté à croire, d'après une lettre du recueil publié en 1809, qu'elle a peu pratiqué ce genre d'amu

1. Les comédies du président Hénault ont été publiées sous l'anonyme, en 1770, en un volume avec ce titre : Pièces de théâtre en vers et en prose.

« PreviousContinue »