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nombre; nous en avons six en manuscrit avec la distribution des rôles, plus un drame historique en prose, Charles VII, écrit à l'imitation du François II du président Hénault, lequel avait lui-même emprunté l'idée de ce genre de composition à une mauvaise traduction des drames historiques de Shakspeare.

Le comte de Forcalquier a écrit aussi plusieurs romans. Il avait des aptitudes littéraires très-remarquables, et, s'il n'était pas mort jeune, avant quarantetrois ans, s'il n'avait pas été retenu par le préjugé aristocratique d'alors qui l'empêchait de se faire imprimer, il aurait certainement conquis en littérature une notoriété égale à celle du duc de Nivernois et même du président Hénault. Le marquis de Mirabeau, à qui Mme de Rochefort avait prêté les manuscrits de son frère après la mort de celui-ci et qui les avait fait copier, exprime pour le talent de M. de Forcalquier une admiration un peu exagérée et motivée sans doute par le désir de plaire à sa sœur, mais qui cependant n'est pas dénuée de tout fondement. « J'admire, écrit-il en avril 1757, l'abondance singulière et l'énergique facilité de l'auteur, cette fluidité de génie qui répand ses traits sur tous les objets, sur toutes les scènes : la nature n'avait point jusqu'à lui fait un homme aussi éloquent de génie et d'expression... » Dans une autre lettre, le marquis de Mirabeau va jusqu'à dire « Voilà ce qui s'appelle un supérieur; c'est presque le premier homme qui m'ait fait goûter une pleine et entière subordination. » Comme une sœur n'est pas obligée

nimé, Mme de Rochefort répond au marquis : « La nière vive, forte et touchante dout vous avez sent ouvrages de mon pauvre frère m'a été au fond cœur. C'est le seul sentiment de douceur que je pu éprouver sur lui, après lui, que de graver son i dans les âmes que j'estime et que j'aime. »

Nous ne nous occuperons ici que des comédies comte de Forcalquier, parce que ces comédies, qui to ont été jouées par des acteurs et des actrices d'un h rang (sauf Duclos, qui y joue les rôles de valet) composées pour une société qui n'existe plus, n donneront une idée des habitudes, des mœurs, des h diesses parfois singulières d'esprit ou de langage avaient cours dans cette société, et en même temps réserves qu'elle s'imposait par un certain raffinem de goût qui ne lui aurait pas permis de suppor les situations brutalement accusées dont se nourrit comédie de notre époque avec la prétention plus moins sincère, mais souvent très-mal fondée, de ser la cause de la morale.

Avant de parler de ces comédies inédites, il faut di un mot de l'auteur. Louis Bufile de Brancas, fils ai du maréchal. naquit le 28 septembre 1710. Pour en survivance de son père de la lieutenance généra de Provence, il débuta assez brillamment dans la ca rière militaire. Assistant à l'âge de vingt-trois ans a siége du fort de Kehl. il fut assez heureux pour avo les cheveux coupés par un boulet de canon, sans aut

dommage. Ce bizarre coup de canon, qui fit sensation et qui paraît invraisemblable, est constaté par un impromptu de Voltaire adressé au héros de l'aventure en 1733, et qui commence ainsi :

Des boulets allemands la pesante tempête
A, dit-on, coupé vos cheveux;
Les gens d'esprit sont fort heureux
Qu'elle ait respecté votre tête.

Cependant, la faiblesse de sa santé ne permit pas au comte de Forcalquier de se faire remarquer autant que son père dans le métier des armes; mais il conquit de bonne heure la réputation d'un homme très-distingué par l'intelligence, associant le goût de l'étude et la culture des lettres aux distractions du monde. Son genre d'esprit, à en juger par le témoignage de ses contemporains, que confirme d'ailleurs la lecture de ses écrits, ėtait très-brillant, mais un peu subtil et caustique.

Il avait, dit le président Hénault, beaucoup plus d'esprit qu'il n'en faut; Mme de Flamarens disait qu'il éclairait une chambre en y entrant. Gai, un ton noble et facile, un peu avantageux, peignant avec feu tout ce qu'il racontait, et ajoutant quelquefois aux objets ce qui pouvait leur manquer pour les rendre agréables et plus piquants. » Mme du Deffand, de son côté, a tracé de lui un portrait qui paraît d'abord attrayant, mais qui tourne assez vite au désagréable, tandis que, dans son portrait à elle, qu'a tracé à son tour M. de Forcalquier, elle n'est guère présentée qu'en beau.

être fort régulière, est assez agréable; sa physionom contenance, jusqu'à la négligence de son maintien, to noble en lui; ses yeux sont ouverts, riants, spirituels l'assurance que donnent l'esprit, la naissance et le g usage du monde. Son imagination est d'une chaleur, fécondité admirables, elle domine toutes les autres qua de son esprit; mais il se laisse trop aller au désir de bri sa conversation n'est que traits, épigrammes et bons n Loin de chercher à la rendre facile et à la portée de to monde, il en fait une sorte d'escrime où il prend trop vantage; on le quitte mécontent de soi et de lui, et e dont il a blessé la vanité s'en vengent en lui donnant la putation de méchanceté, et en lui refusant les qualités sol du cœur et de l'esprit. Il est la terreur des sots et un j blème pour les gens d'esprit. »

Elle termine en lui reprochant d'avoir l'ambit de la fatuité sans avoir assez de confiance en lui-mê pour soutenir ce rôle; elle l'accuse de s'en rappor trop aux gens du bel air, et elle l'engage à s'en te au personnage d'honnête homme, pour lequel il a, d elle, plus de vocation que pour celui de fat 1.

Ce portrait semble indiquer déjà un refroidisseme entre Mme du Deffand et les Brancas; mais il falla que ce refroidissement fût déjà devenu de l'animosi pour que d'Alembert osât, douze jours seulement apr la mort de M. de Forcalquier, le 16 février 175 écrire à Mme du Deffand ces lignes cruelles à prope

1. Il va sans dire que le mot honnête homme doit être pris ici ur quement avec la signification qu'on lui donnait alors pour définir contraire d'un fat. On jugera tout à l'heure si l'homme qui a si bien pe siflé tous les genres de fatuité pouvait être aussi imprégné de ce défau que le dit Mme du Deffand.

du défunt: Pour celui-là, il est mort, Dieu merci! et nous n'entendrons plus dire à tout le monde : Comment se porte M. de Forcalquier ? comme s'il était question de Turenne ou de Newton. » il fallait aussi que d'Alembert eût reçu dans son amour-propre quelque blessure bien vive pour parler ainsi. Le témoignage du duc de Luynes, toujours si modéré dans ses appréciations, ne nous permet pas de mettre en doute le principal défaut du caractère de M. de Forcalquier. « Il avait, dit-il, beaucoup d'esprit, et s'était peutêtre trop livré à ces sortes de plaisanteries qui font des ennemis. » Ce même témoignage, confirmé d'ailleurs par la phrase méchante de d'Alembert, prouve que le frère de Mme de Rochefort n'avait pas seulement des ennemis, puisque la maladie de poitrine dont il souffrait depuis plusieurs années occupait assez la société pour impatienter l'irascible philosophe. Nous apprenons par le duc de Luynes que, deux ans et demi avant la mort du comte, Mme de Pompadour, qui ne le connaissait pas personnellement (peut-être même, dit le duc, ne l'a-t-elle jamais vu), entretenait avec lui un commerce épistolaire assez vif sur sa seule réputation d'homme d'esprit, et, le sachant malade, lui avait

1. La lettre n'indique cependant d'autre méfait de la part de M. de Forcalquier envers d'Alembert que de n'avoir pas, à ce qu'on dit (car cela même n'est pas sûr), goûté un récent ouvrage de celui-ci, publió sous le titre d'Essai sur la Société des gens de lettres et des grands; mais il semble difficile d'admettre que ce grief suffise pour qu'un philo sophe se réjouisse sans serupule de la mort d'un homme.

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