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naissent en elle, et que signale notamment le président Hénault dans le portrait de jeunesse cité au début de cette étude. Ajoutons enfin un dernier argument emprunté à la correspondance inédite que nous avons sous les yeux. Le marquis d'Ussé resta jusqu'à sa mort l'ami dévoué de Mme de Rochefort; il figure dans cette société qui se réunissait autour d'elle quand elle vint en 1758, âgée par conséquent de quarante-deux ans, habiter au palais du Luxembourg un appartement donné par le roi. Le marquis de Mirabeau, qui y figure aussi à cette époque où règne le duc de Nivernois, peint d'Ussé vieux, cassé, le dos en arc, disputant sur la médecine, affirmant l'existence de six mille vérités, et souvent un peu radoteur. Quand le marquis de Mirabeau se répète dans ses lettres à Mme de Rochefort, il ajoute « Pardon, madame, prenez que ce soit d'Ussé. Lorsque d'Ussé fut mort, en 1772, Mme du Deffand, annonçant cette nouvelle à Walpole, lui dit : « Vous rappelez-vous l'avoir vu chez le président ou chez Mme de Rochefort? C'était un vieillard de mon âge, distrait, ennuyeux, assez fou, et qui avait de l'esprit, grand partisan de Me de l'Espinasse. » Si l'incident qui avait occupé Mme du Deffand trente ans auparavant avait eu de l'importance, s'il en était résulté entre d'Ussé et Mme de Rochefort des rapports tant soit peu semblables à ceux du président et de Mme du Deffand, celle-ci, au moment ou elle parle de Mme de Rochefort et de d'Ussé, avec lesquels elle est brouillée, aurait-elle manqué d'écrire à Walpole

quelque malice à ce sujet? Il nous semble que le peu qu'elle dit sur d'Ussé dans cette circonstance est une probabilité de plus que l'incident de 1742, s'il signifie quelque chose, signifie tout au plus qu'à l'époque de sa jeunesse Mme de Rochefort a songé un instant à se remarier avec d'Ussé. Après cela, quand on est en présence d'un problème de ce genre, problème qui se retrouvera bientôt et plus embarrassant encore à propos du duc de Nivernois, quand on a examiné con sciencieusement le pour et le contre, il faut craindre en tout temps, et surtout au dix-huitième siècle, de trop abonder aussi bien dans le bon sens que dans l'autre, et se souvenir du mot de la marquise de Lassay à son mari, qui l'impatientait en se prononçant avec trop d'énergie pour la vertu plus ou moins discutée d'une femme célèbre : « Comment faites-vous, monsieur, pour être si sûr de ces choses-là? »

II

LE COMTE DE FORCALQUIER.

DUCLOS ET LE THEATRE

DE SOCIÉTÉ AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

Ce n'est pas seulement ce léger épisode de sentiment qui nous intéresse dans les lettres écrites par le président Hénault en 1742 sur la société qui se réunissait au château de Meudon. On voit cette société occupée des grandes et des petites affaires du temps. Les petites l'occupent, il est vrai, autant que les grandes. La question de savoir si le discours que vient de prononcer le duc de Richelieu, reçu à l'Académie française avant d'avoir écrit autre chose que des billets doux, est ou n'est pas du genre académique, la présentation à la cour de Mme de Forcalquier, investie par exception des honneurs du tabouret sans être duchesse, paraissent des sujets aussi importants que la situation de nos affaires en Allemagne, où nous sommes engagés contre l'Au

LA COMTESSE DE ROCHEFORT ET SES AMIS 29

triche, sur les excitations du roi de Prusse, dans une guerre qui, d'abord heureuse, tourne mal. Frédéric vient de nous abandonner en traitant séparément avec l'impératrice Marie-Thérèse; il circule à ce sujet une lettre attribuée à Voltaire et qui fait scandale, car l'auteur y félicite agréablement notre infidèle allié du mauvais tour qu'il nous a joué. Le maréchal de Brancas est indigné, et, comme il n'aime pas Voltaire, il serait bien fâché, dit Hénault, que la lettre ne fût pas de lui; Mme de Mailly que sa situation auprès du roi rend très-patriote, jette feu et flamme, et demande que l'auteur de la lettre reçoive une punition exemplaire. « On ne sait ce que cela deviendra, écrit le président, et on craint bien que cela ne finisse par un décampement à Bruxelles. La pauvre du Châtelet devrait faire mettre dans le bail de toutes les maisons qu'elle loue la clause de toutes les folies de Voltaire. Véritablement il est incroyable que l'on soit si inconsidéré. Pendant ce temps-là, il est porté aux nues à la Comédie, où Brutus a un plus grand succès qu'il ait

encore eu. »

Consultée sur l'authenticité de la lettre en question, Mme du Deffand ne s'y trompe pas; une seule phrase suffit pour la convaincre qu'elle ne peut être que de Voltaire, et en effet elle était bien de lui. On peut la lire à sa date, juillet 1742, dans la correspondance avec le roi de Prusse, et elle prouve, ce qu'on sait d'ailleurs surabondamment, que Voltaire faisait assez peu de cas de sa nationalité. Vous n'êtes plus notre

allié, écrit-il au ravisseur de la Silésie, qui vient de nous abandonner en gardant sa proie; mais vous serez celui du genre humain, vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage. » Aucun écrivain français n'oserait certainement de nos jours en pareille circonstance faire intervenir l'amour du genre humain. Du reste, Voltaire se tira d'affaire avec son aplomb ordinaire en jurant au cardinal de Fleury ses grands dieux que cette lettre n'était pas de lui, en indiquant même, mais vaguement, ceux qu'il soupconnait de l'avoir fabriquée, et en se moquant de ce désaveu avec le roi de Prusse.

Il y a une autre question beaucoup plus importante pour les habitants du château de Meudon en 1742, que l'incident relatif à Voltaire, c'est celle des comédies de société que l'on prépare pour l'hiver. Cette passion de jouer la comédie n'était point particulière à la famille de Brancas, elle régnait alors dans beaucoup d'autres maisons de Paris; cependant, c'était surtout chez les Brancas ou chez leurs amis qu'on jouait, non pas des ouvrages écrits pour le public par des auteurs de profession, mais des pièces composées tout exprès par ceux des membres de la société qui se sentaient capables de réussir en ce genre. Le principal auteur de cette troupe aristocratique était le frère aîné de Mme de Rochefort, le comte de Forcalquier. Le président Hénault, dans ses souvenirs, ne cite de lui qu'une pièce, l'Homme du bel air . Il en a composé un plus grand 1. Le vrai titre est le Bel Esprit du temps.

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