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de 1789, que l'immoralité est devenue de nos jours plus hypocrite en devenant tout à la fois plus grossière et plus répandue que sous l'ancien régime ? La discussion de cette thèse nous entraînerait bien loin si nous voulions la traiter à fond, mais il nous semble qu'un exposé de l'état de la question et de ses principales difficultés complétera assez naturellement le genre d'études que nous venons de faire sur le dix-huitième siècle.

XII

LES MEŒURS, LE MARIAGE, LA FAMILLE EN FRANCE DEPUIS LA RÉVOLUTION

La question d'un parallèle entre notre siècle et le siècle précédent, sous le rapport du dérèglement des mœurs, présente deux aspects différents suivant le côté par lequel on la considère s'il s'agit de l'immoralité vénale, c'est-à-dire de la prostitution avec toutes ses variétés, depuis l'inscription à la police jusqu'à la vie du demi-monde et même jusqu'à l'adultère clandestin de la femme qui se vend parce que son mari est trop pauvre pour suffire à ses besoins ou à ses goûts, il nous paraît difficile de se refuser à reconnaître que le mal s'est plutôt accru que diminué depuis la Révolution. L'affaiblissement du frein religieux dans les régions sociales où il conservait encore au dix-huitième siècle une assez grande puissance,

LA COMTESSE DE ROCHEFORT ET SES AMIS 273

l'influence toujours croissante de l'argent devenu presque et sans égard aux moyens employés pour l'acquérir, l'unique régulateur de la considération, surtout dans l'esprit du pauvre (car le pauvre, tout en professant pour les riches, pris en masse, des sentiments mauvais et injustes, est aussi prompt à prodiguer les apparences du respect a quiconque lui offre seulement les apparences de l'opulence, qu'il est naturellement porté au dédain même pour la médiocrité 1): l'esprit de rivalité qui pousse sans cesse les filles ou les

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1. Pour prouver combien l'idée d'argent s'associe naïvement dans l'esprit du peuple à l'idée de supériorité, on pourrait citer bien des exemples. En voici un emprunté à une petite scène qui s'est passée sous mes yeux, dans une gare de chemin de fer non loin de Paris, et qui m'a frappé. Cinq ou six ouvriers en blouse blanche, paraissant être › des ouvriers maçons, étaient entrés, par erreur, dans une des salles de cette gare où ils ne devaient pas entrer. Un brigadier de la garde de Paris qui se trouvait là, les expulsa brutalement; ils s'indignaient avec raison de cette brutalité et le progrès démocratique me paraissait évident en les écoutant manifester leur indignation. Les uns disaient que nul n'avait le droit de porter la main sur un citoyen qui ne commet pas un acte coupable, d'autres plus avancés encore traitaient la question de compétence et demandaient pourquoi un garde de Paris s'arrogeait la mission de faire la police dans une des gares du département de Seine-et-Oise; tous ces arguments m'intéressaient comme signe de développement intellectuel et moral, lorsque, tout à coup, l'un d'eux, comme pour résumer la discussion, s'écrie en montrant de la main le brigadier : Qu'est-ce qu'il a donc à faire le fendant cet animal-là ? Je parie que j'ai plus d'argent que lui dans ma poche ! » et tous applaudirent. La prétention était peut-être fondée, mais l'argument qui leur semblait décisif refroidit un peu ma confiance dans le progrès moral de la démocratie. Sous l'ancien régime, quand un homme dont on ne connaissait pas la qualité paraissait outrecuidant, le peuple disait de lui : « C'est donc un duc et pair? C'est donc un président ? » Aujourd'hui, il dit volontiers : « C'est donc un millionnaire ? »

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femmes pauvres à paraître au-dessus de leur condition au moins par la toilette, l'indifférence même des parents pauvres et quelquefois leur assentiment à l'idée qu'une jeune fille belle et sans autre ressource que son travail n'a rien de mieux à faire que de spéculer sur sa jeunesse et sa beauté, le penchant d'un grand nombre d'hommes riches, jeunes ou vieux (ceuxci plus coupables, car ils n'ont pas la même excuse) å préférer la société des femmes vénales soit à la vie de famille, soit à la fréquentation de la bonne compagnie, tous ces faits dont il nous paraît difficile de contester l'exactitude, donnent quelque fondement aux affirmations de certains moralistes de nos jours qui nous disent tout net que la prostitution nous déborde. Il est à remarquer que, parmi les plus sévères de ces moralistes, on en voit qui, comme dramaturges, n'ont pas peu travaillé à poétiser la prostitution en lui donnant un vernis sentimental et romanesque. Mais, suivant eux, nous ne sommes pas seulement débordés par le commerce des femmes qui se vendent et des hommes qui les achètent, nous le sommes aussi par l'immoralité sous sa forme la plus dangereuse, par l'immoralité désintéressée, celle des femmes qui se donnent comme au dix-huitième siècle par insouciance, distraction ou entraînement, de sorte que l'institution du mariage et de la famille, étant minée à la fois et par le dehors et par le dedans, est exposée, suivant eux, à un écroulement très-prochain.

Nous n'acceptons pas ces sinistres pronostics, et

c'est précisement l'extension de la vénalité dans le déréglement des mœurs qui nous aide à nous convaincre que la moralité s'est accrue ou maintenue depuis la Révolution dans toute la région sociale encore très-vaste où le désordre vénal n'a pas de prise.

Il est un fait qu'on ne peut contester, c'est que le type des Richelieu et des Lauzun est à peu près disparu de nos mœurs. Cette classe d'hommes qui mettaient tout leur amour-propre, la moitié de leur temps et souvent les trois quarts de leur vie à augmenter incessamment la liste des femmes de bonne maison qu'ils avaient détournées du droit chemin n'est plus guère à redouter. Parmi les jeunes gens d'aujourd'hui, ceux-là mêmes (et c'est heureusement le petit nombre) à qui l'oisiveté est possible, éprouvent, s'ils sont intelligents, des ambitions d'un genre plus relevé qui les éloignent du métier pernicieux et mesquin d'homme à bonnes fortunes. Quant à ceux qui ne sont pas intelligents, ce qui les rend naturellement moins dangereux, ils ont assez de bon sens et surtout assez d'esprit de calcul pour peser les avantages et les inconvénients du métier en question et pour reconnaître que la balance penche beaucoup du dernier côté.

Et, en effet, les désagréments sont bien plus grands qu'au dix-huitième siècle. La race des maris complaisants qui laissaient à leurs femmes toute la liberté qu'ils prenaient pour eux-mêmes est aussi raréfiée que celle des séducteurs. Sauf quelques êtres sordides

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