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être n'avait pas approuvé le second mariage, toujours est-il que le phénomène pris en lui-même vient à l'appui de notre opinion sur la part de mobilité qui entrait dans le caractère du duc de Nivernois. Cette nuance conciliable d'ailleurs avec l'attachement aux habitudes, tant que les habitudes subsistent, ne doit pas être omise si l'on veut peindre au complet une figure qui restera non pas précisément pour sa valeur intrinséque, soit politique, soit même littéraire, mais parce qu'elle représente avec distinction et originalité un type disparu depuis la Révolution, le type du grand seigneur artiste et littérateur.

XI

LA HAUTE SOCIÉTÉ, SES GOUTS, SES HABITUDES ET SES MŒURS AU DIX-HUITIEME SIÈCLE

En faisant connaître au public Mme de Rochefort, en racontant ce que nous avons pu apprendre de sa vie, en la laissant se peindre elle-même et en groupant autour d'elle un assez grand nombre de figures variées, nous avons eu surtout pour objet, comme nous l'avons dit au début de cet ouvrage, de mettre en lumière les tendancès diverses qui se peuvent distinguer dans une des régions les plus raffinées de la haute société française au dix-huitième siècle.

Il nous semble qu'un des traits les plus saillants de cette société, qu'on la prenne au temps de la jeunesse de Mme de Rochefort, à l'époque de ces réunions de l'hôtel de Brancas qui avaient laissé à Montesquieu de si agréables souvenirs, ou qu'on l'étudie plus ou

LA COMTESSE DE ROCHEFORT ET SES AMIS 253 moins modifiée et renouvelée dans le salon du Luxembourg ou dans le cercle plus intime de Saint-Maur, consiste en goût très-vif pour les plaisirs de l'esprit. Les récréations intellectuelles qui appartiennent à tous et qu'on emprunte soit aux théâtres, soit aux livres qui se publient, ne suffisent pas à cette société, il lui faut encore des plaisirs qui lui soient, en quelque sorte, particulièrement réservés. De là ce grand nombre de comédies, de romans, de divertissements en prose ou en vers, composés uniquement pour plaire à un petit nombre de personnes; de là ces portraits à la plume où l'on rivalise tantôt de bonne grâce, tantôt de malice fine et tempérée, pour se flatter ou se critiquer les uns les autres; de là ces lettres que l'on soigne toujours plus ou moins, parce qu'elles doivent être communiquées à plusieurs par la personne à laquelle on les écrit ; de là enfin toutes ces recherches ingénieuses nées du désir de chacun de contribuer à l'agrément de tous: elles ont certainement leur côté futile, mais elles indiquent aussi chez les hommes un naturel plus sociable, plus complaisant, moins égoïste et moins rude que celui des hommes de notre temps; elles dénotent également chez les femmes de ce temps-là une élasticité et une vivacité d'intelligence qui ne se retrouvent peut-être pas au même degré chez les femmes de nos jours, dont les plus distinguées préférent souvent, et non sans raison, la vie de famille et la ressource des livres à ce rassemblement fortuit d'êtres guindés et muets, inconnus les uns aux autres,

et en défiance les uns des autres qu'on appelle aujourd'hui la société.

Il faut cependant reconnaître aussi que cette disposition à se mettre en frais d'esprit pour récer la petite association mondaine à laquelle on appartient, s'explique également par une disposition inverse qu'il est difficile de ne pas remarquer dans le milieu social que nous venons d'étudier. C'est la tendance à l'ennui combinée avec une très-grande aversion pour ce genre de désagrément. On a vu quelle place tient le chapitre des vapeurs dans les lettres de Mme de Rochefort et de ses amis, nous avons mème écourté beaucoup ce chapitre, alors si important. Le plaisir qu'une femme de nos jours peut éprouver à se recueillir dans la solitude, à se distraire du monde en acceptant volontiers un tête-à-tête avec elle-même, semble alors très-peu apprécié. La mélancolie, dont tant de poëtes de notre siècle ont chanté les douceurs, est considérée dans ce monde-là comme une maladie aussi redoutable que toute autre, et tous les genres de maladies sont excessivement redoutés. Tous ceux qui ont eu occasion de lire de longues correspondances écrites au dix-huitième siècle ont été frappés de la surabondance des détails relatifs à la santé. Rien de plus naturelément que cette sorte de communications entre personnes qui s'intéressent les unes aux autres. On ne doit pas non plus oublier que nous avons affaire ici à une société où il y a des malades. Mais tous ne le sont pas, et les plus robustes aussi bien que les plus ché

tifs s'étendent avec une complaisance illimitée sur les circonstances les plus insignifiantes, souvent même les plus triviales de leur état physique; là encore, nous avons dû plus d'une fois supprimer les preuves du fait que nous signalons. Ainsi cette qualité incontestable, la sociabilité, se trouve mélangée de défauts qui en diminuent le mérite, car les vapeurs et la difficulté de supporter la solitude impliquent souvent un certain vide dans l'esprit et dans le cœur, de même que l'abus des préoccupations de santé trahit une certaine mollesse efféminée, et le tout rentre aisément dans cette accusation générale de frivolité justement dirigée contre la société du dernier siècle.

Il faut cependant distinguer; s'il s'agit de la frivolité de l'esprit, on ne voit pas que les femmes de ce temps-là soient moins capables que celles de notre siècle de comprendre et d'exprimer les idées les plus sérieuses. Cette faculté déjà reconnue chez Mme de Choiseul, chez Mme du Deffand, chez Mme d'Épinay, on a pu la constater aussi chez Mme de Rochefort, dont l'intelligence se prête et s'intéresse avec la même facilité aux discussions les plus sévères ou au badinage le plus léger.

La frivolité est donc bien plus dans les mœurs que dans l'esprit, et la frivolité morale, c'est-à-dire l'indifférence pour un certain ordre de sentiments et de devoirs n'a pas pour effet de diminuer autant qu'on le pourrait croire les aptitudes intellectuelles au moins chez les femmes. Car, en ce qui touche les hommes, des

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