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son frère cette nouvelle, le Bailli s'en explique avec une brusquerie un peu bizarre qui prouve qu'il est préoccupé de l'idée que, si la marquise de Mirabeau venait à mourir avant son mari, celui-ci ne manquerait pas d'imiter le duc de Nivernois en épousant Mme de Pailly. « Quant au mariage dont tu me parles, écrit-il le 26 octobre 1782, il m'étonne par le peu de nécessité; il avait été si longtemps achevé sans être commencé et il a une si parfaite sûreté d'être sans fruit, qu'il ne fait que me confirmer dans l'idée que j'ai toujours eue, et qui m'a sauvé de faire aucune sottise, qui est qu'un homme qui suppose pouvoir trouver un bon conseil dans une femme se trompe. Le marquis feint de ne pas comprendre ce qui le regarde dans cette réflexion, et il ne répond qu'à ce qui a trait au récent mariage; mais sa réponse n'est pas moins significative que la phrase de son frère. « Je ne t'ai pas mandé ce mariage, lui répond-il, comme un chef-d'oeuvre ; j'ai trouvé, comme toi, que c'était la cinquantaine qu'on fêtait. Je te l'ai écrit quand M. de Nivernois m'en donna part, comme d'une occasion de compliment, si l'on voulait; je ne suis pas étonné que tu aies trouvé la matière un peu sèche. »

Les affirmations si catégoriques du marquis de Mirabeau et de son frère ne nous permettent plus guère, on le voit, de nous en tenir à l'hypothèse vertueuse de François (de Neufchâteau); mais la situation de Mme de Rochefort n'en garde pas moins un certain caractère de

réserve et de délicatesse discrète qui la distingue des arrangements du même genre si fréquents au dix-huitième siècle. Elle nous aide aussi à nous expliquer la précipitation, un peu choquante au premier abord, de ce second mariage. Il nous paraît probable qu'après avoir vu mourir la duchesse de Nivernois, Mme de Rochefort, se sentant elle-même menacée de très-près, ne voulait pas mourir sans être légitimement unie à celui qu'elle avait si longtemps aimé et sans porter son nom. Elle était donc pressée, et elle avait raison de l'être, car, si elle eût attendu seulement l'expiration du deuil de la défunte duchesse, son désir eût été déçu, puisqu'elle cessa de vivre cinquante jours après son mariage Son caractère, tel qu'il se révèle par ses lettres et par le témoignage de tous ses amis, nous permet d'affirmer qu'elle aussi « fut douce envers la mort », tout en regrettant la vie. Elle dut en effet la regretter d'autant plus que son idéal de bonheur se réalisait si tard et durait si peu. Mariée à vingt ans par convenance et bientôt veuve, ayant probablement dès cette époque distingué l'homme qui ne pouvait pas être son mari et qui devait être néanmoins le grand intérêt de son cœur, elle ne connut que dans sa vieillesse et pendant quelques jours le genre de bonheur qu'elle avait constamment rêvé, et qu'elle peint parfois avec tant

1. François (de Neufchâteau) se trompe quand il dit que Mme de Rochefort mourut le vingt-sixième jour de son mariage. Nous avons consulté tous les journaux du temps, et ils ne varient pas sur les dates. Son mariage est indiqué par tous et par le marquis de Mirabeau comme ayant eu lieu le 14 octobre 1782, et sa mort le 5 décembre suivant.

de charme dans le petit volume imprimé après sa mort. Parmi les pensées qui forment la meilleure partie de cet ouvrage, en voici une qui déplaira probablement aux femmes plus impérieuses que tendres, mais qui ne déplaira peut-être pas aux autres Il n'y a qu'une seule chose qui puisse consoler d'être femme, c'est d'être celle de ce qu'on aime. Je crois même qu'une femme qui aime son mari est encore plus heureuse qu'un mari qui aime sa femme. Il est bien plus doux d'obéir que de commander à ce qu'on aime. On trouve un moyen toujours sûr de lui plaire en suivant sa volonté; elle est aussi la règle de nos devoirs, et la source de nos plaisirs. Elle fixe nos idées, elle détermine nos goûts, elle donne une marche assurée à toutes nos actions. Telle qu'on nous peint la grâce efficace, elle nous transporte, elle nous transforme, elle nous entraîne, et cependant n'ôte point le mérite de la liberté.» «Rien ne coûte, dit-elle encore, à un cœur véritablement touché, que de ne pas tout faire pour ce qu'il aime, et que de ne lui pas tout dire. » Il y en a aussi d'une nature plus grave, qui sont toujours intéressantes par un rare mélange de distinction, de sagacité et de bonté. « J'ai vu, au grand déplaisir de mon cœur, que la crainte seule maintient l'ordre parmi les hommes. Il ne suffit pas d'avoir un cœur excellent, il faut encore avoir l'âme très-délicate pour ne jamais blesser les malheureux. Le caractère dis

tinctif de la vanité est l'inquiétude; jamais elle n'est tranquille, et c'est ce qui rend les Français si difficiles

à gouverner. Il y a deux politesses: la politesse du cœur et celle des manières. La première sans la seconde devrait suffire, et ne suffit point parmi nous. La seconde sans la première suffit souvent, et ne devrait jamais suffire. »

1. Nous reproduisons en supplément le texte complet des pensées de Mme de Rochefort; les autres opuscules dont se compose le volume imprimé par les soins du duc de Nivernois sont inférieurs aux pensées. Le morceau le plus étendu est un petit roman mythologique intitulé Mytis et Aglaé ou les Jeunes Vieillards. L'auteur semble avoir voulu imiter le Temple de Gnide de Montesquieu, mais il n'y a pas réussi; l'on a même quelque peine à comprendre que la plume qui trace des lettres si agréables et si naturelles ait pu écrire cette production un peu fade, plus bizarre qu'originale, et souvent obscure. On serait tenté de croire à quelque intention allégorique plus ou moins détournée dans cette histoire de deux jeunes époux de la Thessalie qui, dès le lendemain de leur mariage, voient leurs amours traversés par toute sorte d'obstacles et d'aventures fantastiques et qui n'arrivent à jouir de leur bonheur en paix et en sûreté qu'après que le dieu d'amour les a métamorphosés tous deux en vieillards, en leur laissant, d'ailleurs, tous les sentiments de la jeunesse.

X

LA VIEILLESSE DU DUC DE NIVERNOIS

Avant de résumer nos impressions sur cette société groupée autour de Mme de Rochefort, il convient peutêtre de ne pas quitter brusquement l'homme qui a tenu une si grande place dans son existence et de dire un mot des vicissitudes qui attendaient le duc de Nivernois après la mort de son amie. On a vu au commencement de ce travail avec quel accent de désolation il exprimait son chagrin de l'avoir perdue. Sa vie semblait en effet très-décolorée, car il avait ressenti très-fortement aussi la perte de sa première femme : à l'âge où il était parvenu, chacune de ces deux affections n'avait plus rien d'exclusif et ces deux morts si rapprochées pouvaient lui inspirer une douleur également sincère. Il avait perdu presque tous ses parents et ses amis

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