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trouvé votre lettre un peu follette, ainsi qu'elle l'est, elle a pourtant bien réussi. »

Il est possible que Mme de Rochefort mette un peu de complaisance dans cette déclaration, car voici la lettre du marquis à Mme de Nivernois, on jugera si elle est bien en rapport avec les sentiments de deux personnes très-pieuses qui viennent d'avoir une grande inquiétude; mais, d'un autre côté, il faut reconnaître qu'elle caractérise assez bien le marquis et qu'il n'a peut-être pas tort de dire: « Enfin, c'est moi. »

Le marquis de Mirabeau à la duchesse de Nivernois.

« Le Bignon 16 octobre 1764.

>> Permettez-moi, madame la duchesse, de me féliciter de ce que Mme de Gisors est non-seulement convertie, mais encore de ce que ses péchés lui sont remis. Ce sont là de ces coups de la grâce qui me font écrier avec l'apôtre: 0 altitudo! ô profondeur! En effet, je connais peu de personnes qui eussent et donnassent plus de marques d'endurcissement. Interroger opiniâtrément la Providence, sonder les replis de ses décrets, se donner un mal volontaire pour éviter d'en recevoir un de sa main, oublier que les afflictions, la perte de la figure, de la santé, de la vie même, doivent être regardés comme des bienfaits quand Dieu nous les envoie, voilà quel usage cette digne dame vient de faire de son libre arbitre, et combien je la croyais éloignée de ce genre de perfection! Mais, madame la duchesse, je suis si content que j'extravaguerais. Cette jeunesse peut bien, en raison de ce qu'elle prend du zèle et que nous demeurons où nous sommes, nous en aimer moins, et cela est tout simple, car, à mesure qu'on vogue sur la rivière, celui qu'on laisse sur le rivage vous paraît plus petit, et nous en venons à le méconnaître. Il m'en est un peu arrivé ainsi et Mme de Gisors ne m'aime pas tant que

quand elle pleurait pour moi'; aussi n'ai-je garde de me laisser plus mettre en prison 1; mais, moi, quand je l'ai sue inoculée, j'ai senti les vieilles racines de mon cœur qui tressaillaient, et j'ai voulu m'en congratuler avec vous, et vous dire aussi que toute la théologie du monde ne vous saurait donner un frère en Jésus-Christ aussi attaché à pendre et à dépendre à vous et aux vôtres que l'est votre pauvre Léopard 2, qui n'a pas fait un pas ni vers le paradis, si ce n'est celui de Job, ni en arrière depuis qu'il a le bonheur de vous connaître, et qui vous aime et respecte tant qu'il ne saurait plus. »

On se tromperait si l'on concluait de cette lettre un peu ironique que l'esprit du marquis de Mirabeau était habituellement tourné vers la moquerie des croyances religieuses. L'Ami des hommes fronde quelquefois les dévots, mais il fronde plus souvent encore les incrédules, et dans sa correspondance avec Mme de Rochefort la note religieuse, quoique très-mélangée d'ailleurs d'intonations différentes, est peut-être plus sensible chez lui que chez elle. C'est ainsi, par exemple, qu'en parlant à celle-ci d'un de ses oncles, d'un Brancas, archevêque d'Aix, dont l'humeur impérieuse avait été domptée par sa piété, il écrit : « Ah! madame, la piété qui fond, assouplit et brise les caractères est pourtant quelque chose de grand entre les vertus; je voudrais demander à nos docteurs quelle est la philosophie qui renouvelle et régénère les septuagénaires... Dans une autre

1. En apprenant l'emprisonnement de l'Ami des hommes à Vincennes, quatre ans auparavant, Mme de Gisors avait versé des larmes. 2. Autre sobriquet qu'on donnait au marquis de Mirabeau, non plus au Luxembourg, mais à l'hôtel de Nivernois.

lettre où ses croyances se manifestent encore tout en se combinant avec de l'ironie, il lui dit : « Faire du bonheur est l'alchimie au moral comme faire de l'or l'est au physique; mais au fond rien n'est vrai pour l'homme que ce qu'il croit, et il est toujours bon de croire dans tous les sens si ce n'est peut-être à la grillade; je suis bien sûr que ma phrase ne sera pas lue à Mme de Ponchartrain, et à Mme de Nivernois que j'assure de mon respect. La liberté même du propos tenu à Mme de Rochefort, indique suffisamment que cette dernière est moins facile à scandaliser que les autres dames de la famille. Sans être une philosophe aussi prononcée que Mme du Deffand, Mme d'Épinay ou Mae de Choiseul, l'amie du duc de Nivernois ne paraît pas en effet très-préoccupée des questions religieuses. On lit, il est vrai, dans ses lettres, que Mme de Nivernois l'emmène quelquefois au sermon; elle a rédigé ellemême, comme nous l'avons dit plus haut, un sermon imprimé après sa mort par le duc de Nivernois parmi les opuscules sortis de sa plume. Ce sermon, envoyé par elle sous l'anonyme, en 1761, à la jeune veuve du comte de Gisors, est écrit très-sérieusement sur un texte latin de saint Paul, fourni par le duc; mais il semble avoir été écrit précisément pour tempérer, par l'éloge de la mansuétude et des douces vertus de la sociabilité», le zèle trop austère ou trop belliqueux de la jeune comtesse. Parmi les pensées de Mme de Rochefort qui figurent dans ce recueil d'opuscules, il en est une qui nous donnera la juste mesure de ses senti

ments religieux; elle a même été légèrement modifiée par l'éditeur, toujours circonspect. Le texte de cette pensée, écrit de la main même de la comtesse, était celui-ci: «La philosophie est plus raisonnable que la religion, mais elle est plus sèche. Voilà pourquoi il y a plus de dévots que de philosophes. » Le texte imprimé par les soins du duc, porte : « La philosophie paraît plus raisonnable... ».

Cette tiédeur respectueuse pour la foi, tolérante pour l'incrédulité, en s'associant chez Mme de Rochefort à un caractère très-aimable et très-indulgent, contribue à nous expliquer comment, dans les divers rapports que nous venons d'esquisser, il semble que c'est elle, l'amie de la maison, qui représente la concorde, qui maintient la sérénité, qui inspire la confiance et qui sert en quelque sorte de trait d'union entre des esprits plus ou moins hétérogènes.

VIII

LA COMTESSE DE ROCHEFORT

ET Mme DE PAILLY. — LES

DEUX AMIS DE SAINT-MAUR ET LES DEUX AMIS DU BIGNON.

Plusieurs des nuances que nous venons d'indiquer, pour donner une idée des rapports de Mme de Rochefort avec la famille de son ami, peuvent se reconnaître réunies dans la lettre suivante écrite par elle, de Saint-Maur au marquis de Mirabeau qui est au Bignon. Cette lettre nous met aussi en présence d'une dame dont nous n'avons pas encore parlé et dont l'intimité avec l'amie du duc de Nivernois. nous fournira une induction de plus pour l'éclaircissement du petit problème moral qui nous occupe.

La comtesse de Rochefort au marquis de Mirabeau.

« Saint-Maur, 13 juillet 1764.

>> Depuis dimanche que j'ai écrit à la chatte noire, mon cher ami, mes jours ont été biens pleins; mais cependant

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