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qui constate formellement que le conseil a été demandé. Le duc donne même le modèle de la requête à faire au roi afin d'obtenir l'ordre écrit indispensable pour couvrir le conseiller. Tout ceci est sans doute d'une circonspection un peu exagérée ; c'était la qualité dominante, et par suite le défaut principal du duc de Nivernois. Toutefois, en faisant la part de l'exagération, ce travail nous donne bien la topographie du terrain de la cour, terrain semé de piéges invisibles et d'accidents fortuits où domine l'arbitraire le plus capricieux, le plus indécis et le plus mesquin. Ce n'est pas que l'auteur de ce manuel du courtisan n'ait l'idée d'un régime différent qui ferait disparaître la plupart des problèmes de petite stratégie sur lesquels s'exerce la sagacité de son esprit. Il reconnaît expressément que tout serait plus facile à déterminer dans un État où le prince aurait un conseil public et national, composé d'administrateurs avoués de la nation et responsables à elle de leur administration ». C'est déjà beaucoup en 1752, pour un duc et pair, que d'énoncer cette hypothèse; mais, même en restant sur le terrain de l'ancien régime, M. de Nivernois prouve que la préoccupation de ce qui est honnête l'emporte chez lui sur toutes les autres, car sa conclusion a pour but de préparer le courtisan à la disgrâce. « S'il en est, dit-il, affligė, humilié, mécontent, il n'est pas l'homme dont j'en. tends parler, il n'est qu'un courtisan à la douzaine, et je le laisse pour ce qu'il vaut. »

Cette réflexion et celles qui la suivent sentent l'homme à demi disgracié et qui en a pris son parti. Telle était en effet la situation du duc de Nivernois à la date de cet écrit, c'est-à-dire au retour de sa première ambassade à Rome. Quoiqu'il y eût représenté la France avec assez de magnificence pour faire brèche à sa fortune, il semble avoir été plus ou moins enveloppé dans la chute de son beau-frère, le comte de Maurepas, qui advint précisément pendant cette ambassade en novembre 1749. Maurepas, qui porta gaiement une disgrâce de vingt-cinq ans, n'avait point pratiqué les préceptes du mari de sa sœur sur l'art de bien vivre avec les maîtresses du roi. Il avait eu un genre d'audace qui frappa Voltaire, et qu'on n'a peutêtre pas assez remarqué; il avait accepté résolûment l'état d'hostilité aussi bien avec Mme de Châteauroux qu'avec Mme de Pompadour. Ce système de conduite, qui tenait sans doute à sa légèreté plus qu'à son austérité, devait nécessairement lui porter malheur.

Quant à M. de Nivernois, on peut s'étonner qu'avec cette circonspection gracieuse qui le caractérise il ait eu des ennemis; il en eut cependant, et qui profitèrent des mauvaises chances de sa carrière de diplomate pour déprécier sa capacité. Sa seconde ambassade en effet, celle de Prusse, en 1756, fut stérile en résultats, parce qu'elle était trop tardive. La troisième, celle d'Angleterre en 1762, quoique très-laborieuse, n'eut pour effet que de lui infliger une sorte de responsabilité dans un traité funeste, il est vrai,

mais forcé par les circonstances, sans qu'on lui tînt compte des adoucissements que son habileté conciliante avait contribué à obtenir en faveur des vaincus. Son succès personnel avait été très-grand à Londres, assez grand pour que Walpole, qui n'est pas le moins dédaigneux des Anglais, ait dit à ce sujet : « Ils nous ont envoyé, je crois, ce qu'ils avaient de mieux. » Le même Walpole répète néanmoins un mot très-méchant, attribué à Mme Geoffrin, disant du duc de Nivernois : «Il est manqué de partout: guerrier manqué, ambassadeur manqué, homme d'affaires manqué, auteur manqué, homme de naissance manqué. » Walpole proteste seulement contre l'article de la naissance; il reconnaît toutefois que Nivernois a sa part de mérite, et, comme écrivain, il le place au sommet du médiocre (at the top of mediocre). En écartant la méchanceté dans le propos de Mme Geoffrin, il reste ce fait évident, que le duc de

1. Si l'on voulait juger sévèrement Mme Geoffrin en s'en rapportant à quelques lettres de Montesquieu et à quelques traits de son caractère, c'est d'elle surtout qu'on pourrait dire qu'elle était d'autant plus une grande dame manquée, qu'avec toutes les prétentions de l'importance aristocratique, elle affectait de se glorifier d'être née bourgeoise et d'aimer la simplicité poussée même jusqu'à la trivialité. Elle se dit « humble avec dignité », tandis qu'elle exploite son voyage auprès du roi de Pologne pour obtenir l'honneur de diner à Vienne avec l'impératrice Marie-Thérèse, et elle écrit naïvement qu'elle n'ira pas à Berlin chercher << un ami qu'elle aurait pourtant le plus vif désir d'embrasser, parce qu'elle aurait, dit-elle, l'humiliation de ne point voir le roi (Frédéric II), qui n'aime pas à se montrer aux femmes. » Que dirait de plus une princesse ? N'est-ce pas le cas de rappeler le mot si connu de Mme du Deffand à propos des trois éloges de Mme Geoffrin par ses trois amis et légataires d'Alembert, Thomas et Morellet; Voilà bien du bruit pour une omelette au lard! >>

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Nivernois est resté en seconde ligne dans toutes les régions où s'est exercée son activité. Pour ce qui est de la politique, il n'avait ni les qualités ni les défauts qui peuvent faire réussir les ambitieux. Il avait de plus une détestable santé, ce qui, ainsi que le fait observer avec raison M. Sainte-Beuve, explique bien des choses; mais on lui doit cette justice qu'il proportionna presque toujours ses prétentions à ses facultés, et que, s'il ne fut le premier nulle part, loin d'être manqué, comme le dit Mme Geoffrin, il fut distingué partout.

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VII

Mme DE ROCHEFORT ET LE DUC DE NIVERNOIS.
ROCHEFORT ET LA FAMILLE DE SON AMI.

Mme DE

Si M. de Nivernois n'a pas obtenu dans d'autres sphères le premier rang, il l'occupe incontestablement dans le salon de Mme de Rochefort, et, quoique Walpole n'ait vu ce salon qu'en passant, il ne se trompe que pour certaines nuances, à la vérité assez importantes, quand il écrit, le 2 janvier 1766, à son ami Gray : << M. de Nivernois vit dans un petit cercle d'admirateurs à sa dévotion (dependent admirers), et Mme de Rochefort qui est la grande prêtresse, a pour salaire une petite part de crédit1.» Au cas ou le mot dependent employé par Walpole impliquerait l'idée de subordination, nous montrerons plus loin que, parmi les

1. Dans une lettre du 2 décembre 1765 adressée non plus à Gray mais à Selwyn, Walpole semble sous une impression plus complète

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