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seul écrivain de profession que je connaisse estimable de notre temps ne peut être qu'un objet de curiosité et de devoir pour moi; mais je vous étonnerai, madame, quand je vous dirai que je l'ai, ce roman, et que j'en commençais le quatrième volume quand le faix de mon courrier du mercredi est arrivé. J'en suis demeuré là, et j'en ai assez vu pour pouvoir penser qu'on ne peut le juger que quand on est au bout. Déjà plus d'une fois je l'ai vu m'enlever ma propre critique bien complète dans la lettre postérieure à celle que j'avais censurée. Comme roman, il ne vaut certainement pas les anglais. Je le défie, d'ailleurs, de sauver jamais l'indécence de son frontispice. Un tableau qui vous présente d'abord une saleté, et, en s'approchant, un anachorète qui se donne la discipline, n'en est pas moins une chose dangereuse. Je sais, je sens tout le fautif de ma comparaison; mais je persiste à dire que l'amour de cet excellent homme pour le singulier l'a égaré dans sa fable, et que, aidé ensuite de son avidité naturelle pour la vertu, il lui a trop fait présumer des forces et du courage du lecteur à le suivre. Vous le dirai-je ? moi, pauvre pécheur, à la vérité, mais qui sais faire d'aussi grandes enjambées qu'un autre dans le pays des vertus d'imagination, quand je les ai vus chez Wolmar, où je les ai laissés tous trois, je n'avais pas plus d'envie de les aller joindre que je n'en avais d'aller converser aux Champs-Élysées que Servandoni nous montrait il y a vingt ans 1. Au reste, cet homme a un génie vaste, un esprit fécond. Il s'exprime avec moins de pureté, mais avec autant d'énergie que vous, madame. Il a, d'ailleurs, une dignité d'âme et une pureté de cœur qui nous fait honte à tous, et, s'il fût d'abord tombé en meilleures mains que celles de nos beaux esprits modernes, je me ferais honneur d'être son collègue dans les soins relatifs à la dénomination que le hasard m'a procurée et dont l'aveu public m'a honoré. »

1. Allusion à une grande décoration mythologique inventée par l'ai chitecte Servandoni en 1759, à l'occasion du mariage d'Élisabeth de France avec l'Infant d'Espagne.

Nous aimerions à avoir l'opinion motivée de Mme de Rochefort sur la Nouvelle Héloïse en regard de celle de l'Ami des hommes; malheureusement, la maladie empêcha la comtesse de donner son avis dans cette corresponlance. « Si j'avais la tête plus forte, je vous répondrais, écrit-elle à son ami, par une belle dissertation, car ce livre m'a fait beaucoup penser, et j'aimerais à vous entretenir de mes pensées; mais il faut vous avouer que je suis tombée dans la stupidité, et mes médecins me disent qu'il faut choyer ce joli état pour rétablir le calme dans mes nerfs. » L'exil du marquis de Mirabeau ne fut pas, du reste, beaucoup plus long que son emprisonnement. Au bout de deux mois, il obtint la permission de revenir à Paris.

Nous le quitterons ici pour quelque temps, afin de nous occuper d'un autre personnage qui a tenu (on a déjà pu s'en apercevoir) une plus grande place que lui dans le cœur et dans la vie de Mme de Rochefort.

VI

LE DUC DE NIVERNOIS,

SA VIE ET SES OUVRAGES.

INSTRUCTION SUR L'ÉTAT DE COURTISAN.

La destinée du duc de Nivernois offre une intéressante leçon de modestie aux personnages purement officiels, c'est-à-dire à ceux qui empruntent toute leur importance aux titres et fonctions dont ils sont revêtus. Cet arrière-petit-neveu de Mazarin naquit duc et pair de France, grand d'Espagne et prince du saintempire. Il fut trois fois ambassadeur, il fut ministre d'État; et cependant, s'il n'eût été que cela, il ne serait pas plus question de lui que s'il n'avait jamais existé; il resterait confondu dans la foule obscure des ambassadeurs et des ministres d'État dont l'histoire ne prononce pas même les noms. Cela est si vrai, qu'on pourrait citer tel historien notable de nos jours qui, exposant le traité de paix de 1763 entre la France et

l'Angleterre, n'a pas même daigné mentionner le duc de Nivernois, à qui ce traité donna tant de peine et fit écrire tant de dépêches aussi remarquables que celles de tout autre habile diplomate. Ce dédain peut paraître injuste, mais l'histoire politique ne s'occupe guère que des premiers rôles, tout ce qui reste au second rang ne compte pas. Il ne faut donc point, surtout aux époques où les premiers rôles sont très-rares, où les comparses abondent, et des comparses souvent pris au hasard plutôt que choisis dans le pêle-mêle des révolutions, il ne faut point que les hommes officiels s'exagèrent leur vitalité. S'ils tiennent un peu à se survivre, s'ils ont un peu d'esprit et quelque instruction, ils feront bien de chercher, comme le duc de Nivernois, des éléments de durée pour leur nom, en dehors du prestige éphémère d'un ruban en écharpe et d'un habit brodé.

L'histoire littéraire est moins exclusive que sa grave sœur. On peut dire d'elle, comme il est écrit dans l'Évangile, qu'il y a plusieurs demeures dans sa maison. Elle a non-seulement des premières et des secondes, mais elle a même des troisièmes places, et, si l'historien de la politique peut passer sous silence le négociateur de 1763, il serait impossible de tracer un tableau un peu complet de la littérature française au dix-huitième siècle sans accorder une part d'attention à cette gracieuse figure de grand seigneur si sincèrement amoureux des plaisirs de l'esprit, des jouissances de l'imagination et des arts, capable non-seulement de cultiver

avec distinction presque tous les genres de littérature, mais de gagner sa vie (il s'en fallut de peu qu'après la Terreur il n'en fût réduit là) à l'aide de l'un ou l'autre de ses talents si variés. En admettant même que sa plume n'eût pu le faire vivre, le duc de Nivernois jouait du violon comme un virtuose, il composait de la musique très-agréable, il chantait avec beaucoup de goût, il dessinait de très-jolis portraits, et son talent d'acteur eût fait honneur à un comédien de profession1. A tous ces mérites, il joignait celui d'avoir fait honorablement son métier de colonel dans plusieurs campagnes, notamment dans la rude campagne de Bavière en 1743, et de n'avoir quitté la carrière des armes que par suite de l'extrême faiblesse de sa constitution. Il offrit aussi ce phénomène assez curieux au dix-huitième siècle d'un colonel de vingt-cinq ans écrivant des élégies amoureuses inspirées par sa femme. Le phénomène est incontestable; cependant, pour rester dans la vérité, on ne doit pas l'exagérer, comme l'ont fait successivement les deux académiciens qui ont écrit, à trente-trois ans de distance, l'éloge du duc de Niver

1. On lit dans une relation écrite par le poëte Laujon des spectacles de la cour, auxquels il assistait au temps de Mme de Pompadour, que le duc de Nivernois donna au rôle de Valère dans la comédie du Méchant, de Gresset, une physionomie si distinguée, que MTMe de Pompadour, dans l'intérêt de l'auteur, obtint du roi de faire venir à la seconde représentation l'acteur Roselly, qui jouait ce même rôle au Théâtre-Français, afin qu'il étudiât le jeu du duc de Nivernois. Roselly en profita si bien, que, suivant Laujon, ce fut en imitant le duc qu'il assura le succès, jusque-là contesté, de la comédie de Gresset.

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