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séjour au sein des Alpes en un temps où les communications étaient lentes et coûteuses, le ravitaillement difficile, la technique de l'alpiniste rudimentaire et la topographie des hautes régions incertaine, l'entreprise d'Agassiz et de ses compagnons prend la figure d'une véritable épopée de la Science.

Et que de faits recueillis, que d'expériences faites! Les savants du glacier de l'Aar constatent la progression plus rapide du glacier en son milieu, établissent le régime de l'ablation en ses diverses régions, notent les jeux de l'eau et du soleil à sa surface et leurs conséquences pour la configuration de la nappe glacée; la structure intime du grain du glacier n'échappe pas à la pénétration de leur analyse, non plus que les rares ètres vivants autour d'eux, la neige rouge et la puce de glacier, à leur attention de naturalistes. Agassiz observe, au moyen de teintures, la pénétration de l'eau dans les couches superficielles du glacier, fore des puits dans sa profondeur pour en mesurer la température, se fait dévaler à grands risques dans tel moulin pour y scruter l'allure des bandes bleues, cherche à établir, et non sans bonheur, que stratification du névé et structure rubannée de la langue glaciaire ne sont qu'une seule et même chose. Mais ces investigations ne se bornent pas aux régions inférieures, la nécessité de connaître du glacier non seulement l'être parfait mais le germe aussi, et de le suivre pas à pas dans son évolution, pousse les savants de l'Unteraar vers l'exploration des hautes cimes qui enserrent leur domaine. Avec un courage et une endurance surprenantes, au prix de dangers et de fatigues que les alpinistes d'aujourd'hui, forts d'une technique éprouvée, appuyés de cabanes confortables, ne sauraient rencontrer au même degré, ils parcourent les grands déserts glacés de l'Oberland bernois-valaisan, escaladant sucessivement Jungfrau, Schreckhorn et Wetterhorn, passant la Strahlegg et le col du Lauteraar, en quête incessante de faits nouveaux. Mais entre toutes il convient de

signaler cette prodigieuse expédition à l'Hôtel des Neuchâtelois, en mars 1841, fait sans précédent dans les annales de l'Alpe et que menèrent à bien Desor et Agassiz, venus tout exprès de Neuchâtel pour constater si de l'eau s'écoulait du glacier en hiver, point décisif pour le succès de leur théorie.

Le départ d'Agassiz pour l'Amérique en 1846 devait mettre fin aux campagnes du glacier de l'Aar. Privée de son chef la cohorte neuchâteloise se dispersa, chacun poursuivit seul désormais sa route dans la science. Mais ces six étés avaient été bien employés, leur influence devait se prolonger, les recherches ultérieurement patronnées par Dollfuss Ausset, un généreux et zélé admirateur d'Agassiz, en furent comme la suite naturelle.

Aujourd'hui encore, le souvenir de l'Hôtel des Neuchâtelois et de ses glorieux habitants inspire les glaciéristes. Qu'il vive longtemps dans la mémoire du monde scientifique comme un exemple de ce que peut, sous une direction aimable et intelligente, la collaboration de chercheurs enthousiastes et désintéressés!

J'ai dit.

LOUIS AGASSIZ

Son séjour à Neuchâtel

PAR

M. de TRIBOLET

Professeur à l'Académie de Neuchâtel

MESSIEURS,

Le canton de Vaud célèbre cette année le centenaire de la naissance de deux de ses enfants, et si vos voisins de Neuchâtel se sont cordialement associés à ces fêtes, c'est que tous deux ne sont pas pour eux des inconnus, puisque l'un et l'autre y ont fait leurs débuts dans l'enseignement.

La Société vaudoise des sciences naturelles a pris la généreuse décision de faire revivre la personne du célèbre naturaliste et l'émulation généreuse, que cette initiative a suscitée partout en Suisse, est une preuve de l'intérêt qu'éveille le nom de Louis Agassiz. En rendant aujourd'hui un hommage public d'admiration et de gratitude à sa personne et à son œuvre, elle n'a point oublié qu'en dépit de son origine et quoique Vaudois de naissance, Agassiz est aussi un des nôtres, qu'il nous appartient par l'œuvre qu'il a accomplie à Neuchâtel, par les travaux qu'il y a exécutés et par les souvenirs qu'il y a laissés. C'est la raison pour la

quelle elle a généreusement convié à cette cérémonie et la Société neuchâteloise des sciences naturelles dont son jubilaire fut un des fondateurs, et l'Académie de Neuchâtel dont il fut une des illustrations. Au nom de l'une et de l'autre je l'en remercie sincèrement.

Permettez-moi, maintenant, de jeter un rapide coup d'œil sur la première partie de la carrière de Louis Agassiz et d'esquisser à grands traits sa vie et ses travaux pendant son séjour à Neuchâtel. Ce sera comme un hommage tardif rendu à l'homme qui a mis en honneur dans notre pays l'étude des sciences naturelles et dont le nom est inséparable de celui de notre premier établissement d'instruction supérieure.

Au XVIIIe siècle, quelques hommes, parmi lesquels le professeur Bourguet (1678-1742), entraînés dans le courant scientifique qui commençait à se faire jour et allait répandant de plus en plus le goût du raisonnement et de l'observation, cultivaient avec amour les premiers germes de nos progrès intellectuels. Exemples d'initiative et d'activité féconde dans le domaine du vrai et du bien, mais voguant au hasard sur la mer de l'inconnu, ils n'en exercèrent pas moins une influence remarquable. Leurs travaux devaient devenir le point de départ d'un mouvement dont ils ne pouvaient entrevoir la portée et qui, un demisiècle plus tard, transformait notre pays.

Louis Bourguet n'était pas Neuchâtelois d'origine. Il était comme les Coulon, comme Ed. Desor, ainsi que tant d'autres familles qui se sont distinguées chez nous par leur intelligence, leur activité, leurs vertus, une victime de la révocation de l'Edit de Nantes. C'était comme Albert de Haller une de ces organisations vraiment encyclopédiques, telles que le XVIIIe siècle en présente plusieurs exemples. Tour à tour littérateur, philosophe, mathématicien, naturaliste, entretenant sans cesse avec les savants de son époque des rapports étroits, il créa autour de lui,

comme Louis Agassiz un siècle plus tard, une véritable atmosphère scientifique. Il fut plus et mieux qu'un vulgarisateur, il fut un initiateur. Son œuvre marque une des étapes de l'histoire scientifique de Neuchâtel et son nom mérite qu'on ne le laisse pas tomber dans l'oubli, mais au contraire qu'on le rappelle quelquefois comme celui de l'homme qui le premier planta d'une main ferme sur notre sol le drapeau de la science, drapeau sur les plis duquel sont venus, dans la suite, s'inscrire bien des noms connus.

Lorsque Bourguet et ses compagnons eurent disparu, l'élan provoqué par eux en faveur des sciences naturelles. ne se ralentit point; il devait se perpétuer et produire quelque temps plus tard la féconde école dont Agassiz fut le chef et la gloire.

A Neuchâtel, comme ailleurs en Suisse, la première moitié du XIXe siècle est marquée par un réveil intellectuel accentué. Le mouvement scientifique, créé sous l'influence de Cuvier, devait y avoir son retentissement. Avant 1830, on peut dire que tout était à créer dans ce domaine. A cette époque, les sciences n'étaient pas enseignées et les études littéraires seules ou presque seules dominaient. On n'avait alors d'autre ambition que celle de préparer, en vue de leurs études universitaires, les jeunes gens qui se destinaient à suivre la carrière d'avocats, de médecins et surtout de pasteurs.

Mais finalement un courant nouveau se manifeste et les Conseils de la Bourgeoisie se décident à faire quelques concessions à l'enseignement scientifique, qui prenait dans le monde une place et une influence prépondérantes. Il en résulta la création de deux chaires, l'une de mathématiques (1823), l'autre de physique et de chimie (1831). Mais jusque là personne ne s'était livré à l'enseignement de l'histoire naturelle qui, depuis Bourguet, c'est-à-dire depuis un siècle, était resté lettre morte.

C'est alors que Louis Coulon vint suppléer à cette lacune en cherchant à obtenir une place au soleil pour la science

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