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« Votre dernier ouvrage n'est point français; c'est moi « qui en ai arrêté l'impression. Je regrette la perte qu'il va << faire éprouver au libraire, mais il ne m'est pas possible « de le laisser paraître.

« Vous savez, madame, qu'il ne vous avait été permis << de sortir de Coppet que parce que vous aviez exprimé « le désir de passer en Amérique. Si mon prédécesseur « vous a laissé habiter le département de Loir-et-Cher, « vous n'avez pas dû regarder cette tolérance comme une « révocation des dispositions qui avaient été arrêtées à « votre égard. Aujourd'hui vous m'obligez à les faire << exécuter strictement, et il ne faut vous en prendre qu'à « vous-même.

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« Je mande à M. Corbigny 1 de tenir la main à l'exécu« tion de l'ordre que je lui ai donné, lorsque le délai que « je vous accorde sera expiré.

« Je suis aux regrets, madame, que vous m'ayez con« traint de commencer ma correspondance avec vous par « une mesure de rigueur; il m'aurait été plus agréable de « n'avoir qu'à vous offrir des témoignages de la haute con« sidération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,

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J'ajouterai quelques réflexions à cette lettre déjà, ce me semble, assez curieuse par elle-même. « Il m'a paru, dit le général Savary, que L'Air de ce pays NE VOUS CONVENAIT PAS; » quelle gracieuse manière d'annoncer à une femme alors, hélas! mère de trois enfants, à la fille d'un homme qui a servi la France avec tant de foi, qu'on la bannit, à jamais, du lieu de sa naissance, sans qu'il lui soit permis de réclamer d'aucune manière contre une peine réputée la plus cruelle, après la condamnation à mort! Il existe un vaudeville français dans lequel un huissier, se vantant de sa politesse envers ceux qu'il conduit en pridit:

son,

Aussi je suis almé de tous ceux que j'arrête.

Je ne sais si telle était l'intention du général Savary. Il ajoute que LES FRANÇAIS N'EN SONT PAS RÉDUITS A PRENDRE POUR MODÈLES LES PEUPLES QUE J'ADMIRE. Ces peuples, ce sont les Anglais d'abord, et, à plusieurs égards, les Allemands. Toutefois je ne crois pas qu'on puisse m'accuser de ne pas aimer la France. Je n'ai que trop montré le regret d'un séjour où je conserve tant d'objets d'affection, où ceux qui me sont chers me plaisent tant! Mais de cet attachement peut-être trop vif pour une contrée si brillante et pour ses spirituels habitants, il ne s'ensuivait point qu'il dût m'être interdit d'admirer l'Angleterre. On l'a vue, comme un chevalier armé pour la défense de l'ordre social, préserver l'Europe pendant dix années de l'anarchie, et pendant dix autres du despotisme. Son hèureuse constitution fut, au commencement de la révolution, le but des espérances et des efforts des Français; mon âme en est restée où la leur était alors.

Préfet de Loir-et-Cher.

2 Le but de ce post-scriptum était de m'interdire les ports de la Manche.

A mon retour dans la terre de mon père, le préfet de Genève me défendit de m'en éloigner à plus de quatre lieues. Je me permis un jour d'aller jusqu'à dix, dans le simple but d'une promenade : aussitôt les gendarmes coururent après moi; l'on défendit aux maîtres de poste de me donner des chevaux, et l'on eût dit que le salut de l'État dépendait d'une aussi faible existence que la mienne. Je me résignai cependant encore à cet emprisonnement dans toute sa rigueur, quand un dernier coup me le rendit tout à fait insupportable. Quelques-uns de mes amis furent exilés, parce qu'ils avaient eu la générosité de venir me voir; c'en était trop porter avec soi la contagion du malheur, ne pas oser se rapprocher de ceux qu'on aime, craindre de leur écrire, de prononcer leur nom, être l'objet tour à tour, ou des preuves d'affection qui font trembler pour ceux qui vous les donnent, ou des bassesses raffinées que la terreur inspire, c'était une situation à laquelle il fallait se soustraire, si l'on voulait encore vivre!

On me disait, pour adoucir mon chagrin, que ces persécutions continuelles étaient une preuve de l'importance qu'on attachait à moi; j'aurais pu répondre que je n'avais mérité

Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.

Mais je ne me laissai point aller aux consolations données à mon amour-propre, car je savais qu'il n'est personne maintenant en France, depuis les plus grands jusqu'aux plus petits, qui ne puisse être trouvé digne d'être rendu malheureux. On me tourmenta dans tous les intérêts de ma vie, dans tous les points sensibles de mon caractère, et l'autorité condescendit à se donner la peine de me bien connaître pour mieux me faire souffrir. Ne pouvant donc désarmer cette autorité par le simple sacrifice de mon talent, et résolue à ne lui en pas offrir le servage, je crus sentir au fond de mon cœur ce que m'aurait conseillé mon père, et je partis.

Il m'importe, je le crois, de faire connaître au public ce livre calomnié, ce livre source de tant de peines et quoique le général Savary m'ait déclaré dans sa lettre que mon ouvrage N'ÉTAIT PAS FRANÇAIS, comme je me garde bien de voir en lui le représentant de la France, c'est aux Français tels que je les ai connus, que j'adresserais avec confiance un écrit où j'ai tâché, selon mes forces, de relever la gloire des travaux de l'esprit humain.

L'Allemagne, par sa situation géographique, peut être considérée comme le cœur de l'Europe, et la grande association continentale ne saurait retrouver son indépendance que par celle de ce pays. La différence des langues, les limites naturelles, les souvenirs d'une même histoire, tout contribue à créer parmi les hommes ces grands individus qu'on appelle des nations; de certaines proportions leur sont nécessaires pour exister, de certaines qualités les distinguent; et si l'Allemagne était réunie à la France, il s'ensuivrait aussi que la France serait réunie à l'Allemagne, et que les Français de Hambourg, comme les Français de Rome, altéreraient par degrés le caractère des compatriotes de Henri IV : les vaincus, à la longue, modifieraient les vainqueurs, et tous finiraient par y perdre.

J'ai dit dans mon ouvrage que les Allemands N'ÉTAIENT PAS UNE NATION; et certes ils donnent au monde maintenant d'héroïques démentis à cette crainte. Mais ne voit-on pas cependant quelques pays germaniques s'exposer, en combattant contre leurs compatriotes, au mépris de leurs alliés mêmes, les Français ? Ces auxiliaires dont on hésite à prononcer le nom, comme s'il était temps encore de le cacher à la postérité; ces auxiliaires, dis-je, ne sont con

duits nl par l'opinion, ni même par l'intérêt, encore moins par l'honneur; mais une peur imprévoyante a précipité leurs gouvernements vers le plus fort, sans réfléchir qu'ils etjent eux-mêmes la cause de cette force devant laquelle iks se prosternaient.

Les Espagnols, à qui l'on peut appliquer ce beau vers glais de Sothey:

And those who suffer bravely save mankind, ICEUX QUI SOUFFRENT BRAVEMENT SAUVENT L'ESPÈCE HUNE; les Espagnols se sont vus réduits à ne posséder que Calx, et ils n'auraient pas plus consenti alors au joug des étrangers, que depuis qu'ils ont atteint la barrière des Pyrénées, et qu'ils sont défendus par le caractère antique et le genie moderne de lord Wellington. Mais pour accompar ces grandes choses, il fallait une persévérance que Pevenement ne saurait décourager. Les Allemands ont eu souvent le tort de se laisser convaincre par les revers. Les individus doivent se résigner à la destinée, mais jamais les nations; car ce sont elles qui seules peuvent commander à cette destinée : une volonté de plus, et le malheur serait dompté.

La soumission d'un peuple à un autre est contre nature. Qui croirait maintenant à la possibilité d'entamer l'Espaque, la Russie, l'Angleterre, la France? Pourquoi n'en serait-il pas de même de l'Allemagne ? Si les Allemands pouvaient encore être asservis, leur infortune déchirerait le cœur; mais on serait toujours tenté de leur dire, comme mademoiselle de Mancini à Louis XIV: VOUS ÊTES ROI, NEE, ET VOUS PLEUREZ! « Vous êtes une nation, et vous plearez! »

Le Tableau de la littérature et de la philosophie semble bien étranger au moment actuel; cependant il sera peutêtre doux à cette pauvre et noble Allemagne de se rappeler ses richesses intellectuelles au milieu des ravages de la guerre. Il y a trois ans que je désignais la Prusse et les pays du Nord qui l'environnent comme LA PATRIE DE LA PENSÉE; en combien d'actions généreuses cette pensée ne Sest-elle pas transformée! ce que les philosophes mettaient en système s'accomplit, et l'indépendance de l'âme kandera celle des États.

OBSERVATIONS GÉNÉRALES.

On peut rapporter l'origine des principales nations de Earope à trois grandes races différentes: la race latine, la rate germanique, et la race esclavonne. Les Italiens, les Francais, les Espagnols et les Portugais ont reçu des Romains leur civilisation et leur langage; les Allemands, les Suisses, les Anglais, les Suédois, les Danois et les Hollandais sont des peuples teutoniques; enfin, parmi les Esclavons, les Polonais et les Russes occupent le premier rang. Les nations dont la culture intellectuelle est d'origine latine, sont plus anciennement civilisées que les autres; elles ont pour la plupart hérite de l'habile sagacité des Romains dans le maniement des affaires de ce monde. Des institutions sociales, fondées sur la religion paienne, ont précédé chez elles l'établissement du christianisme; et quand les peuples du Nord sont venus les conquérir, ces peuples ont adopté, à beaucoup d'égards, les murs du pays dont ils étaient les vainqueurs.

Ces observations doivent sans doute être modifiées d'après les climats, les gouvernements et les faits de chaque histoire. la puissance ecclésiastique a laissé des traces ineffaçables en lake. Les longues guerres avec les Arabes ont fortifié les babitudes militaires et l'esprit entreprenant des Espagnols; Mais en général cette partie de l'Europe, dont les langues drivent du latin, et qui a été initiée de bonne heure dans la potique de Rome, porte le caractère d'une vieille civilisa

tlon, qui, dans l'origine, était palenne. On y trouve moins de penchant pour les idées abstraites que chez les nations germaniques; on s'y entend mieux aux plaisirs et aux interêts terrestres, et ces peuples, comme leurs instituteurs, les Romains, savent seuls pratiquer l'art de la domination.

Les nations germaniques ont presque toujours résisté au joug des Romains; elles ont été civilisées plus tard, et seulement par le christianisme; elles ont passé immédiatement d'une sorte de barbarie à la société chrétienne : les temps de la chevalerie, l'esprit du moyen age sont leurs souvenirs les plus vifs; et quoique les savants de ces pays aient étudié les auteurs grecs et latins, plus même que ne l'ont fait les nations latines, le génie naturel aux écrivains allemands est d'une couleur ancienne plutôt qu'antique; leur imagination se plait dans les vieilles tours, dans les créneaux, au milieu des sorcières et des revenants; et les mystères d'une nature rê. veuse et solitaire forment le principal charme de leurs poésies. L'analogie qui existe entre les nations teutoniques ne saurait être méconnue. La dignité sociale que les Anglais doivent à leur constitution leur assure, il est vrai, parmi ces nations, une supériorité décidée; néanmoins les mêmes traits de caractère se retrouvent constamment parmi les divers peuples d'origine germanique. L'indépendance et la loyauté signalérent de tout temps ces peuples; ils ont été toujours bons et fidèles, et c'est à cause de cela même peut-être que leurs écrits portent une empreinte de mélancolie; car il arrive souvent aux nations, comme aux individus, de souffrir pour leurs vertus.

La civilisation des Esclavons ayant été plus moderne et plus précipitée que celle des autres peuples, on voit plutôt en eux jusqu'à présent l'imitation que l'originalité : ce qu'ils ont d'européen est français; ce qu'ils ont d'asiatique est trop peu développé, pour que leurs écrivains puissent encore manifester le véritable caractère qui leur serait naturel. Il n'y a donc dans l'Europe littéraire que deux grandes divisions très-marquées; la littérature imitée des anciens, et celle qui doit sa naissance à l'esprit du moyen åge; la littérature qui, dans son origine, a reçu du paganisme sa couleur et son charme, et la littérature dont l'impulsion et le développement appartiennent à une religion essentiellement spiritualiste.

On pourrait dire avec raison que les Français et les Allemands sont aux deux extrémités de la chaine morale, puisque les uns considèrent les objets extérieurs comme le mobile de toutes les idées, et les autres, les idées comme le mobile de toutes les impressions. Ces deux nations cependant s'accordent assez bien sous les rapports sociaux; mais il n'en est point de plus opposées dans leur système littéraire et philosophique. L'Allemagne intellectuelle n'est presque pas connue de la France: bien peu d'hommes de lettres parmi nous s'en sont occupés. Il est vrai qu'un beaucoup plus grand nombre la juge. Cette agréable légèreté, qui fait prononcer sur ce qu'on ignore, peut avoir de l'élégance quand on parle, mais non quand on écrit. Les Allemands ont le tort de mettre souvent dans la conversation ce qui ne convient qu'aux livres; les Français ont quelquefois aussi celui de mettre dans les livres ce qui ne convient qu'à la conversation; et nous avons tellement épuisé tout ce qui est superficiel, que, même pour la grace, et surtout pour la variété, il faudrait, ce me semble, essayer d'un peu plus de profondeur.

J'ai donc cru qu'il pouvait y avoir quelques avantages à faire connaitre le pays de l'Europe où l'étude et la méditation ont été portées si loin, qu'on peut le considérer comme la patrie de la pensée. Les réflexions que le pays et les livres m'ont suggérées, seront partagées en quatre sections. La première traitera de l'Allemagne et des mœurs des Allemands; la seconde, de la littérature et des arts; la troisième, de la philosophie et de la morale; la quatrième, de la religion et de l'enthousiasme. Ces divers sujets se mêlent nécessairement les uns avec les autres. Le caractère national influe sur la littérature; la littérature et la philosophie sur la religion; et l'ensemble peut seul faire connaitre en entier chaque partie; mais il fallait cependant se soumettre à une division apparente, pour rassembler à la fin tous les rayons dans le même foyer.

Je ne me dissimule point que je vais exposer, en littérature comme en philosophie, des opinions étrangères à celles qui règnent en France; mais, soit qu'elles paraissent justes ou non, soit qu'on les adopte ou qu'on les combatte, elles donnent toujours à penser. « Car nous n'en sommes pas, j'ima«gine, à vouloir élever autour de la France littéraire la grande «< muraille de la Chine, pour empêcher les idées du dehors « d'y pénétrer 1. »

Il est impossible que les écrivains allemands, ces hommes les plus instruits et les plus méditatifs de l'Europe, ne méritent pas qu'on accorde un moment d'attention à leur littérature et à leur philosophie. On oppose à l'une qu'elle n'est pas de bon goût, et à l'autre qu'elle est pleine de folies. Il se pourrait qu'une littérature ne fût pas conforme à notre législation du bon goût, et qu'elle contint des idées nouvelles dont nous pussions nous enrichir, en les modifiant à notre manière. C'est ainsi que les Grecs nous ont valu Racine, et Shakspeare plusieurs tragédies de Voltaire. La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire que l'esprit français lui-même a besoin maintenant d'être renouvelé par une séve plus vigoureuse; et comme l'élégance de la société nous préservera toujours de certaines fautes, il nous importe surtout de retrouver la source des grandes beautés.

Après avoir repoussé la littérature des Allemands au nom du bon goût, on croit pouvoir aussi se débarrasser de leur philosophie au nom de la raison. Le bon goût et la raison sont des paroles qu'il est toujours agréable de prononcer, même au hasard; mais peut-on de bonne foi se persuader que des écrivains d'une érudition immense, et qui connaissent tous les livres français aussi bien que nous-mêmes, s'occupent depuis vingt années de pures absurdités?

Les siècles superstitieux accusent facilement les opinions nouvelles d'impiété, et les siècles incrédules les accusent non moins facilement de folie. Dans le seizième siècle, Galilée a été livré à l'inquisition pour avoir dit que la terre tournait; et dans le dix-huitième, quelques-uns ont voulu faire passer J. J. Rousseau pour un dévot fanatique. Les opinions qui diffèrent de l'esprit dominant, quel qu'il soit, scandalisent toujours le vulgaire : l'étude et l'examen peuvent seuls donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est impossible d'acquérir des lumières nouvelles, ou de conserver même celles qu'on a; car on se soumet à de certaines idées reçues, non comme à des vérités, mais comme au pouvoir; et c'est ainsi que la raison humaine s'habitue à la servitude, dans le champ mème de la littérature et de la philosophie.

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Midi ne conserve presque plus d'arbres, et le soleil tombe à plomb sur la terre dépouillée par les hommes. L'Allemagne offre encore quelques traces d'une nature non habitée. Depuis les Alpes jusqu'à la mer, entre le Rhin et le Danube, vous voyez un pays couvert de chênes et de sapins, traversé par des fleuves d'une imposante beauté, et coupé par des montagnes dont l'aspect est trèspittoresque; mais de vastes bruyères, des sables, des routes souvent négligées, un climat sévère, remplissent d'abord l'âme de tristesse; et ce n'est qu'à la longue qu'on découvre ce qui peut attacher à ce séjour.

Le midi de l'Allemagne est très-bien cultivé; cependant il y a toujours dans les plus belles contrées de ce pays quelque chose de sérieux, qui fait plutôt penser au travail qu'aux plaisirs, aux vertus des habitants qu'aux charmes de la nature.

Les débris des châteaux forts, qu'on aperçoit sur le haut des montagnes, les maisons bâties de terre, les fenêtres étroites, les neiges qui, pendant l'hiver, couvrent des plaines à perte de vue, causent une impression pénible. Je ne sais quoi de silencieux, dans la nature et dans les hommes, resserre d'abord le cœur. Il semble que le temps marche là plus lentement qu'ailleurs, que la végétation ne se presse pas plus dans le sol que les idées dans la tête des hommes, et que les sillons réguliers du laboureur y sont tracés sur une terre pesante.

Néanmoins, quand on a surmonté ces sensations irréfléchies, le pays et les habitants offrent à l'observation quelque chose d'intéressant et de poétique : vous sentez que des âmes et des imaginations douces ont embelli ces campagnes. Les grands chemins sont plantés d'arbres fruitiers, placés là pour rafraîchir le voyageur. Les paysages dont le Rhin est entouré sont superbes presque partout; on dirait que ce fleuve est le génie tutélaire de l'Allemagne; ses flots sont purs, rapides, et majestueux comme la vie d'un ancien héros : le Danube se divise en plusieurs branches; les ondes de l'Elbe et de la Sprée se troublent facilement par l'orage; le Rhin seul est presque inaltérable. Les contrées qu'il traverse paraissent tout à la fois si sérieuses et si variées, si fertiles et si solitaires, qu'on serait tenté de croire que c'est

de l'ouvrage, n'obtinrent pas leur approbation. J'étais prête à me soumettre à leurs critiques d'une façon négative, c'està-dire, en retranchant sans jamais rien ajouter; mais les gendarmes envoyés par le ministre de la police firent l'office de censeurs d'une façon plus brutale, en mettant le livre entier en pièces.

lui-même qui les a cultivées, et que les hommes d'à présent n'y sont pour rien. Ce fleuve raconte, en passant, les hauts faits des temps jadis, et l'ombre d'Arminius semble errer encore sur ces rivages escarpés.

doit donner du goût et de la grâce, puisqu'il en est la véritable source. Souvent, au milieu des superbes jardins des princes allemands, l'on place des harpes éoliennes près des grottes entourées de fleurs, afin que le vent transporte dans les airs des sons et des parfums tout ensemble. L'imagination des habitants du Nord tâche ainsi de se composer une nature d'Italie; et, pendant les jours brillants d'un été rapide, l'on parvient quelquefois à s'y tromper.

CHAPITRE II.

Des mœurs et du caractère des Allemands.

Les monuments gothiques sont les seuls remarquables en Allemagne; ces monuments rappellent les siècles de la chevalerie; dans presque toutes les villes, les musées publics conservent des restes de ces temps-là. On dirait que les habitants du Nord, vainqueurs du monde, en partant de la Germanie, y ont laissé leurs souvenirs sous diverses formes, et que le pays tout entier ressemble au séjour d'un grand peuple, qui depuis longtemps l'a quitté. Il y a dans la plupart des arsenaux des villes allemandes, des figures de chevaliers en bois peint, revêtus de leur armure; le casque, le bouclier, les cuissards, les éperons, tout est selon l'ancien usage, et l'on se promène au milieu de ces morts debout, dont les bras levés semblent prêts à frap-gions, des gouvernements, des climats, des peuper leurs adversaires, qui tiennent aussi de même leurs lances en arrêt. Cette image immobile d'actions jadis si vives cause une impression pénible. C'est ainsi qu'après lès tremblements de terre, on a retrouvé des hommes engloutis qui avaient gardé pendant longtemps encore le dernier geste de leur dernière pensée.

Quelques traits principaux peuvent seuls convenir également à toute la nation allemande; car les diversités de ce pays sont telles, qu'on ne sait comment réunir sous un même point de vue des reli

ples même si différents. L'Allemagne du Midi est, à beaucoup d'égards, tout autre que celle du Nord; les villes de commerce ne ressemblent point aux villes célèbres par leurs universités; les petits États diffèrent sensiblement des deux grandes monarchies, la Prusse et l'Autriche. L'Allemagne était une fédération aristocratique; cet empire n'avait point un centre commun de lumières et d'esprit public; il ne formait pas une nation compacte, et le lien manquait au faisceau. Cette division de l'Allemagne, funeste à sa force politique, était cependant très-favorable aux essais de tout genre que pouvaient tenter le génie et l'imagination. Il y avait une sorte d'anarchie douce et paisible, en fait d'opinions littéraires et métaphysiques, qui permettait à chaque homme le développement en

L'architecture moderne, en Allemagne, n'offre rien qui mérite d'être cité; mais les villes sont en général bien bâties; et les propriétaires les embellissent avec une sorte de soin plein de bonhomie. Les maisons, dans plusieurs villes, sont peintes en dehors de diverses couleurs : on y voit des figures de saints, des ornements de tout genre, dont le goût n'est assurément pas parfait, mais qui varient l'aspect des habitations et semblent indiquer un désir bienveillant de plaire à ses conci-tier de sa manière de voir individuelle. toyens et aux étrangers. L'éclat et la splendeur d'un palais servent à l'amour-propre de celui qui le possède; mais la décoration soignée, la parure et la bonne intention des petites demeures ont quelque chose d'hospitalier.

Les jardins sont presque aussi beaux dans quelques parties de l'Allemagne qu'en Angleterre; le luxe des jardins suppose toujours qu'on aime la nature. En Angleterre, des maisons très-simples sont bâties au milieu des parcs les plus magnifiques; le propriétaire néglige sa demeure, et pare avec soin la campagne. Cette magnificence et cette simplicité réunies n'existent sûrement pas au même degré en Allemagne ; cependant, à travers le manque de fortune et l'orgueil féodal, on aperçoit en tout un certain amour du beau qui, tôt ou tard,

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Comme il n'existe point de capitale où se rassemble la bonne compagnie de toute l'Allemagne, l'esprit de société y exerce peu de pouvoir; l'empire du goût et l'arme du ridicule y sont sans influence. La plupart des écrivains et des penseurs travaillent dans la solitude, ou seulement entourés d'un petit cercle qu'ils dominent. Ils se laissent aller, chacun séparément, à tout ce que leur inspire une imagination sans contrainte; et si l'on peut apercevoir quelques traces de l'ascendant de la mode en Allemagne, c'est par le désir que chacun éprouve de se montrer tout à fait différent des autres. En France, au contraire, chacun aspire à mériter ce que Montesquieu disait de Voltaire Il a plus que personne l'esprit que tout le monde a. Les écrivains allemands imiteraient plus

volontiers encore les étrangers que leurs compatriotes.

En littérature, comme en politique, les Allemands ont trop de considération pour les étrangers, et pas assez de préjugés nationaux. C'est une qualité dans les individus que l'abnégation de soi-même et l'estime des autres; mais le patriotisme des nations doit être égoïste. La fierté des Anglais sert puissamment à leur existence politique; la bonne opinion que les Français ont d'eux mêmes a toujours beaucoup contribué à leur ascendant sur l'Europe; le noble orgueil des Espagnols les a rendus jadis souverains d'une portion du❘ monde. Les Allemands sont Saxons, Prussiens, Bavarois, Autrichiens; mais le caractère germanique, sur lequel devrait se fonder la force de tous, est morcelé comme la terre même qui a tant de différents maîtres.

J'examinerai séparément l'Allemagne du Midi et celle du Nord: mais je me bornerai maintenant aux réflexions qui conviennent à la nation entière. Les Allemands ont en général de la sincérité et de la fidélité; ils ne manquent presque jamais à leur parole, et la tromperie leur est étrangère. Si ce défaut s'introduisait jamais en Allemagne, ce ne pourrait être que par l'envie d'imiter les étrangers, de se montrer aussi habile qu'eux, et surtout de n'être pas leur dupe; mais le bon sens et le bon cœur ramèneraient bientôt les Allemands à sentir qu'on n'est fort que par sa propre nature, et que l'habitude de l'honnêteté rend tout à fait incapable, même quand on le veut, de se servir de la ruse. Il faut, pour tirer parti de l'immoralité, être armé tout à fait à la légère, et ne pas porter en soi-même une conscience et des scrupules qui vous arrêtent à moitié chemin, et vous font éprouver d'autant plus vivement le regret d'avoir quitté l'ancienne route, qu'il vous est impossible d'avancer hardiment dans la nouvelle.

Il est aisé, je le crois, de démontrer que, sans la morale, tout est hasard et ténèbres. Néanmoins on a vu souvent chez les nations latines une politique singulièrement adroite dans l'art de s'affranchir de tous les devoirs; mais on peut le dire à la gloire de la nation allemande, elle a presque l'incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts, et sacrifie tous les engagements à tous les calculs. Ses défauts, comme ses qualités, la soumettent à l'honorable nécessité de la justice.

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de

phique; toutefois la séparation des classes, qui est plus prononcée en Allemagne que partout ailleurs, parce que la société n'en adoucit pas les nuances, nuit à quelques égards à l'esprit proprement dit. Les nobles y ont trop peu d'idées, et les lettres trop peu d'habitude des affaires. L'esprit est un mélange de la connaissance des choses et des hommes; et la société où l'on agit sans but, et pourtant avec intérêt, est précisément ce qui développe le mieux les facultés les plus opposées. C'est l'imagination, plus que l'esprit, qui caractérise les Allemands. J. P. Richter, l'un de leurs écrivains les plus distingués, a dit que l'empire de la mer était aux Anglais, celui de la terre aux Français, et celui de l'air aux Allemands: en effet, on aurait besoin, en Allemagne, de donner un centre et des bornes à cette éminente faculté de penser, qui s'élève et se perd dans le vague, pénètre et disparaît dans la profondeur, s'anéantit à force d'impartialité, se confond à force d'analyse, enfin manque de certains défauts qui puissent servir de circonscription à ses qualités.

On a beaucoup de peine à s'accoutumer, en sortant de France, à la lenteur et à l'inertie du peuple allemand; il ne se presse jamais, il trouve des obstacles à tout; vous entendez dire en Allemagne c'est impossible, cent fois contre une en France. Quand il est question d'agir, les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés; et leur respect pour la puissance vient plus encore de ce qu'elle ressemble à la destinée, que d'aucun motif intéressé. Les gens du peuple ont des formes assez grossières, surtout quand on veut heurter leur manière d'être habituelle; ils auraient naturellement, plus que les nobles, cette sainte antipathie pour les mœurs, les coutumes et les langues étrangères, qui fortifie dans tous les pays le lien national. L'argent qu'on leur offre ne dérange pas leur façon d'agir, la peur ne les en détourne pas; ils sont très-capables enfin de cette fixité en toutes choses, qui est une excellente donnée pour la morale; car l'homme que la crainte et plus encore l'espérance mettent sans cesse en mouvement, passe aisément d'une opinion à l'autre, quand son intérêt l'exige.

Dès que l'on s'élève un peu au-dessus de la dernière classe du peuple en Allemagne, on s'aperçoit aisément de cette vie intime, de cette poésie de l'âme qui caractérise les Allemands. Les habitants des villes et des campagnes, les soldats et les laboureurs, savent presque tous la musique; il m'est arrivé d'entrer dans de pauvres maisons

La puissance du travail et de la réflexion est aussi l'un des traits distinctifs de la nation allemande. Elle est naturellement littéraire et philoso-noircies par la fumée de tabac, et d'entendre tout

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