Page images
PDF
EPUB
[subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][ocr errors][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][ocr errors][subsumed][subsumed][ocr errors][subsumed][subsumed][subsumed][subsumed][merged small][merged small][merged small]

Jamais étrennes plus généreuses n'arrivèrent mieux à point. Dès le mois de décembre 1663, Boileau fait tenir à Racine, par l'abbé Le Vasseur, une « grande et belle lettre » de remarques sur la Renommée aux Muses, et le jeune poète, surpris et charmé, souhaite sur-lechamp faire la connaissance de son critique. Au début de 1665, le même Boileau écrit en faveur de La Fontaine cette charmante dissertation sur Joconde, pétillante d'esprit, de malice et de jeunesse, où il apprécie avec tant de précision le talent de son ami, où il administre une si vive correction au piètre auteur que quelques-uns avaient osé lui préférer.

En 1666, ayant fait accepter déjà ses Satires à tout ce qui comptait dans Paris, il pouvait certes les publier: il avait deux fois gagné sa cause, ayant vaincu ses adversaires et aidé au triomphe de ses amis. Rien d'étonnant que ceux-ci aient vu en lui, dès ce moment, leur conseiller et comme l'animateur de leur petit groupe. Rien d'étonnant que Boileau soit resté toute sa vie imprégné du souvenir de cette lutte brève, mais dure, et qu'en ramenant sans

cesse dans ses vers les noms de ses victimes, il ait voulu goûter jusqu'à la fin la saveur de son antique victoire.

Mais il avait trop de bon sens, et trop de choses encore à dire, pour s'en tenir là. La victoire gagnée, il se préoccupa de l'organiser.

[graphic]

Le législateur du Parnasse

Lui qui n'avait jugé d'abord les ouvrages de l'esprit que par instinct, selon son humeur, il voulut rechercher quelles lois secrètes régissaient ses haines de satirique. Le roi lui avait enseigné le prix de la règle et de la discipline. A l'heure la plus harmonieuse du grand siècle, il rêva de collaborer, à sa manière, à l'œuvre de Mansard, de Le Nôtre, de Lebrun, de Colbert. I tâchera d'établir le code de la poésie; il enseignera comment on peut « réduire la Muse aux règles du devoir ».

La doctrine que développent son Art poétique et ses Réflexions sur Longin peut se résumer ainsi.

Nous attaquons, dit-il, les précieux, la suite de Marini, Cotin et ses Iris en l'air, Ménage, « fidèle à sa pointe encor plus qu'à ses belles »>, Quinaut et «ses sottises champêtres », les poètes de ruelle, ceux qui cherchent « le fin, le grand fin, le fin du fin, »— ceux qui fardent et affadissent la nature.

Nous attaquons encore, sous les noms de Chapelain et de Brébeuf, de Scudéry et de Desmarets, les emphatiques, ceux qui chargent la nature du solennel et lourd manteau d'une fausse majesté.

Et nous attaquons enfin, de Théophile à Scarron, les burlesques, ceux qui, par leurs bouffonneries libertines et leurs turlupinades, font grimacer la nature et l'avilissent.

Précieux, emphatiques et burlesques se ressemblent en ceci qu'ils offensent la nature :

Que la nature donc soit notre étude unique!

L'étudier en sa vérité, c'est le principe et la condition de tout art et de toute poésie :

Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant,
Mais la nature est vraie et d'abord on la sent,
C'est elle seule en tout qu'on admire et qu'on aime.
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Rien n'est beau, je reviens, que par la vérité :

C'est par elle qu'on plaît et qu'on peut longtemps plaire.

Mais encore, comment distinguer le vrai du faux, puisque aussi bien se rencontrent dans la nature toutes les singularités, toutes les anomalies, tant de << monstres odieux »? Par un effort de notre raison, qui nous permettra de discerner en quels cas la nature se conforme ellemême à son propre plan, se montre elle-même raisonnable:

Aimez donc la raison et que tous vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix !
Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter :
Jamais de la nature il ne faut s'écarter.

Étude scrupuleuse de la nature (entendez du cœur humain observé dans la vérité de ses sentiments et de ses passions), appel constant au contrôle de la raison, du bon sens ou, comme on lit dans le Discours sur la satire, du « sens commun >> : tous ces termes conspirent à exprimer l'idée que l'écrivain doit tendre à peindre les sentiments et les passions en ce qu'elles ont de plus universellement intelligible. Et l'écrivain saura s'il a plus ou moins réussi dans son effort, selon qu'il aura établi entre son ouvrage et les modèles que lui ont proposés les Grecs et les Romains plus ou moins de conformité. « C'est à l'imitation des Anciens, dit Boileau dans sa Lettre à Perrault, que nos plus grands poètes sont redevables du succès de leurs écrits. » Et encore, dans la septième de ses Réflexions sur Longin : « Il n'y a que l'approbation de la postérité qui puisse établir le vrai mérite des ouvrages... Nous en avons un bel exemple dans Ronsard et dans des imitateurs comme du Bellay, du Bartas, Desportes, qui, dans le siècle précédent, ont été l'admiration de tout le monde, et qui, aujourd'hui, ne trouvent pas même de lecteurs... Mais lorsque des écrivains ont été admirés durant un fort grand nombre de siècles et n'ont été méprisés que par quelques gens de goût fort bizarre, car il se trouve toujours des goûts dépravés, alors non seulement il y a de la témérité, mais il y a de la folie à douter du mérite de ces écrivains.... L'antiquité d'un écrivain n'est pas un titre certain de son mérite; mais l'antique et constante admiration qu'on a toujours eue pour ses ouvrages est une preuve sûre et infaillible qu'on les doit admirer. » En d'autres termes, la persistance des générations sans nombre à admirer un Homère prouve que « le bon sens et la raison sont les mêmes dans tous les siècles », et que les règles que nous pouvons tirer de l'étude des ouvrages grecs et latins

sont fondées en raison, immuables, éternellement valables : à imiter les Anciens, nous sommes certains d'imiter encore la nature.

Quand une doctrine invoque pour témoins un Racine, un Molière et un La Fontaine, qui pourrait refuser de lui donner les mains? Mais il n'est peut-être pas tout à fait assuré qu'elle soit aussi universellement valable que le croyait Boileau. Les Anciens ont-ils déterminé un canon de beauté qui doive, pour toujours, s'imposer à tous? Selon Boileau, quiconque a modifié ce canon ou tentera de le modifier a offensé ou offensera les Muses. Qu'en savait-il? Son information sur l'histoire des lettres était si limitée !

Ce n'est pas qu'il ait ignoré les exemples étrangers, mais il les a jugés de bien haut. S'il mentionne Don Quichotte en homme qui s'y est plu, il est sévère pour les aventures <<< extravagantes » de Buscon et de Lazarille. Il a bien de la peine à goûter le Tasse et son «< clinquant ». L'Arioste l'attire davantage, il vante << son élégance, sa netteté, sa brièveté inimitable », mais il lui en veut de sa fantaisie. Volontiers il revient à « nos Français ». Au moins, les connaît-il bien? Il a loué les écrivains du temps de Henri IV et de Louis XIII, Malherbe, Régnier, Desportes, Bertaut, Racan, Balzac. Il a même lu, à l'occasion, quelques pages de Marot et de Villon. Il n'est pas remonté plus haut: au delà c'était une langue étrangère, pour lui comme pour tous les lettrés de son temps, de l'avis même de La Fontaine, pourtant grand amateur d'antiquailles. Même le français du XVIe siècle faisait un peu l'effet d'un jargon aux contemporains du grand roi. « Amyot, mais c'est du gaulois, » se récriait Louis XIV un jour que Racine voulait lui lire les Vies des grands hommes. On peut regretter toutefois que Boileau n'y ait pas regardé de plus près. Sur la foi de Malherbe, il semble avoir pris en dégoût les écrivains de la Renaissance, sans les avoir beaucoup pratiqués. Il est bien de son temps, et son sobre génie, amoureux de mesure et de clarté, se détourne de cette ivresse érudite, de cette abondance trouble des Ronsard et des du Bartas. Était-ce le rôle d'un grand critique de suivre en cela le goût du public, au lieu de le redresser et de l'élargir ? Fallait-il de toute nécessité renier un siècle d'une haute et grande littérature, sans laquelle l'Art poétique n'aurait jamais été écrit ? Si Boileau avait mieux lu Ronsard et du Bellay, n'aurait-il pas mieux compris La Fontaine? Lui qui l'avait si vaillamment et si spirituellement défendu aux alentours de 1665, pourquoi l'a-t-il oublié dans son Art poétique? Sa revue, pourtant si complète, des genres poétiques omet la fable, et le nom du « bonhomme » n'y est pas prononcé.

Bien plus, cette sévérité de doctrine, cette incuriosité voulue ont risqué de fausser en lui le pouvoir de comprendre et de sentir ces chefs-d'œuvre mêmes de l'Antiquité qu'il proposait à l'imitation de tous les poètes futurs. Est-il bien sûr, par exemple, que ses raisons d'admirer Homère doivent s'imposer à tous ? Dans le Traité du sublime, Boileau produit la description que voici du char de Neptune :

Il attelle son char et monte fièrement,

Lui fait fendre les flots de l'humide élément.

Dès qu'on le voit marcher sur ces liquides plaines,
D'aise on entend sauter les pesantes baleines.
L'eau frémit sous le dieu qui lui donne la loi
Et semble avec plaisir reconnaître son roi.
Cependant le char vole...

pas

Seraient-ce des vers de Brébeuf ? ou de Chapelain, peut-être ? Non, mais, au dire de Boileau, des vers d'Homère qui se liraient au chant XIII de l'Iliade et qu'il a traduits, lui Boileau, avec fidélité. Chénier, pourtant, les eût rendus autrement. Boileau a surtout célébré en Homère la « pompe » de son style, et quelle ne fut sa fureur quand Perrault prétendit remontrer qu'il y avait des «<termes bas» dans l'Odyssée? Il ne pouvait y en avoir, répliquait Boileau, puisqu'un Ancien, Longin, assurait qu'il n'y en avait pas. Et cet argument lui parut invincible jusqu'au jour où Racine, son malicieux ami, lui communiqua un texte d'un autre Ancien : Denys d'Halicarnasse avait déclaré en propres termes, tout comme Perrault, que l'Odyssée admet des mots très vils et bas »...

Pareillement, comment expliquer, sinon par une intelligence imparfaite de l'Iliade, de l'Odyssée et de l'Enéide, la théorie que Boileau défend sur le poème épique? Il veut imposer à jamais aux poètes l'emploi du merveilleux païen et s'indigne contre les insolents qui osaient prédire qu'un jour les machines de l'antique mythologie finiraient par se démoder. Bientôt, s'écrie-t-il indigné,

Bientôt ils défendront de peindre la Prudence,
De donner à Thémis ni bandeau, ni balance,
De figurer aux yeux la Guerre au front d'airain.
Ou le Temps qui s'enfuit, une horloge à la main!

Comprendre et sentir l'art homérique et l'art virgilien, n'aurait-ce pas été plutôt encourager les poètes du XVIIe siècle à rechercher, à

[blocks in formation]

l'exemple d'Homère et de Virgile, des thèmes d'inspiration dans l'histoire nationale et dans la religion nationale ?

Pareillement encore, quand Boileau compose son ode Sur la prise de Namur, « pleine (c'est lui-même qui l'assure) de mouvements et de transports, où l'esprit paraît plutôt entraîné du démon de la poésie que guidé par la raison », est-il bien sûr qu'il ait tout à fait compris l'enseignement qui nous vient des poètes lyriques de la Grèce et de Rome? Il n'a jamais conçu la haute poésie que comme un pastiche de l'ode pindarique, revue et corrigée, et refroidie, par Malherbe. Ce qu'il appelle le vrai, qui seul est beau, qui seul est aimable, ne serait-ce pas, en somme, un idéal peu conforme au goût de Périclès, un idéal de régularité solennelle, de noblesse, de pompe ?

En vérité, c'est le goût de Louis XIV, le goût de sa génération qu'il a codifié. Il eut ce bonheur que les sentiments du public concordèrent très vite avec les siens. Le public, pour lui, c'est la jeune cour. Après les durs combats du début, il n'a connu d'autres adversaires que ce qui pouvait survivre, aux alentours de 1670, des auteurs de l'ancienne génération dans le cercle de Mademoiselle et dans la ruelle de Mule de Scudéry. Il n'a eu qu'à veiller, tenant en respect Quinault et Pradon, contre des retours offensifs de tendances et de modes généralement décriées. La grande chance de sa vie fut que l'applaudissement de toute la jeune cour alla presque d'emblée, et presque sans partage, vers ceux qu'il lui avait désignés, vers ses amis Molière, La Fontaine, Racine. Son Art poétique, un peu décoloré aujourd'hui, reprend son éclat et se pare à nouveau de son charme quand une fois on a compris qu'il n'est, tout comme la Défense et illustration de Joachim du Bellay, que le manifeste d'une belle et passagère école de poètes. De tels manifestes sont d'ordinaire aussi étroits qu'ils sont impérieux, et il est nécessaire qu'il en soit ainsi : une génération littéraire ne comprend qu'elle-même, n'aime qu'ellemême, et c'est la condition de sa puissance à créer. L'idéal des poètes de 1660, d'autres critiques contemporains de Boileau l'ont défini peut-être avec plus de nuances que lui: Bouhours, en ses Entretiens d'Ariste et Eugène (1671), le P. Rapin en ses Réflexions sur la Poétique d'Aristote (1674). Boileau l'a défini avec plus de vigueur : il aura surtout servi à l'imposer de vive force. Il aura été le héraut des bons écrivains de son temps, leur digne interprète, leur excellent zélateur. L'autorité de son bon sens robuste et lucide les a confirmés dans leurs voies. Peut-être aussi leur faisait-il un peu peur. En ce sens, on a pu dire que « sans ses encouragements et ses conseils, Molière aurait peut-être écrit moins de Misanthrope que de Pourceaugnac, Racine plus de Bérénice que de Britannicus, La Fontaine beaucoup moins de Fables et beaucoup plus de Contes ».

Son infortune fut de survivre trop longtemps, comme le roi luimême, à cette belle génération qui était la leur et qu'il avait uniquement aimée. Dans la préface qu'il avait mise à son édition de 1701, heureux de sa renommée, il avait écrit : « Je ne saurais attribuer un si heureux succès qu'au soin que j'ai pris de me conformer toujours aux sentiments du public et d'attraper, autant qu'il m'a été possible, son goût en toutes choses. » Hélas! à l'heure où il écrivait ces lignes, un autre public s'était déjà formé, dont il ne savait plus guère «< attraper le goût ». D'autres « jeunes » élevaient la voix, sévères à leur tour à l'égard de leurs aînés; après Perrault, Fontenelle. Ils commençaient à révoquer en doute certaines des lois promulguées dans l'Art poétique, à contester que notre langue et notre poésie eussent nécessairement atteint au temps de la jeunesse de Boileau leur point. de perfection à jamais immuable; ils aimaient les lettres françaises dans leur mystérieux devenir. Ils annonçaient ceux qui viendront en effet, ceux qui chercheront à s'évader hors de la tradition gréco-latine, et ceux qui assigneront à l'écrivain un autre rôle dans l'État que celui du joueur de quilles et railleront « les siècles pusillanimes du goût ». Boileau a senti se multiplier autour de lui ces symptômes, qui furent pénibles à ses vieux jours, de « l'esprit nouveau »>.

Du moins avait-il eu la joie de publier en 1701 cette Lettre à M. Perrault où il résume ses raisons d'égaler au siècle d'Auguste le siècle de Louis. Au terme de notre revue des gloires du grand règne, il est juste et bon que nous laissions à Boileau le soin de les célébrer en son langage si mesuré, si ferme et si fier:

«Votre dessein, dit-il à Perrault, est de montrer que pour la connaissance surtout des beaux-arts et pour le mérite des belles-lettres, notre siècle, ou pour mieux parler le siècle de Louis le Grand, est non seulement comparable, mais supérieur à tous les plus fameux siècles de l'Antiquité, et même au siècle d'Auguste. Vous allez donc être bien étonné quand je vous dirai que je suis sur cela entièrement de votre avis et que même, si mes infirmités et mes emplois m'en laissaient le loisir, je m'offrirais volontiers de prouver, comme vous, cette proposition, la plume à la main... Je commencerais par avouer sincèrement que nous n'avons point de poètes héroïques ni d'orateurs que nous puissions comparer aux Virgile et aux Cicéron; je

3.

conviendrais que nos plus habiles historiens sont petits devant les Tite-Live et les Salluste; je passerais condamnation sur la satire et sur l'élégie, quoiqu'il y ait des satires de Régnier admirables et des élégies de Voiture, de Sarrasin, de la comtesse de La Suze d'un agrément infini. Mais en même temps je ferais voir que pour la tragédie nous sommes beaucoup supérieurs aux Latins... Je ferais voir que, bien loin qu'ils aient eu dans ce siècle-là des poètes comiques meilleurs que les nôtres, ils n'en ont pas eu un seul dont le nom ait mérité qu'on s'en souvînt, les Plaute, les Cécilius et les Térence étant morts dans le siècle précédent. Je montrerais que si pour l'ode nous n'avons point d'auteurs si parfaits qu'Horace, qui est leur seul poète lyrique, nous en avons néanmoins un assez grand nombre qui ne lui sont guère inférieurs en délicatesse de langue et en justesse d'expression et dont tous les ouvrages, mis ensemble, ne feraient peut-être pas dans la balance un poids de mérite moins considérable que les cinq livres d'odes qui nous restent de ce grand poète. Je montrerais qu'il y a des genres de poésie où non seulement les Latins ne nous ont point surpassés, mais qu'ils n'ont pas même connus : comme par exemple ces poèmes en prose que nous appelons Romans et dont nous avons chez nous des modèles qu'on ne saurait trop estimer...

Je soutiendrais hardiment qu'à prendre le siècle d'Auguste dans sa plus grande étendue, c'est-à-dire depuis Cicéron jusqu'à Corneille Tacite, on ne saurait pas trouver parmi les Latins un seul philosophe qu'on puisse mettre, pour la physique, en parallèle avec Descartes, ni même avec Gassendi. Je prouverais que pour le grand savoir et la multiplicité de connaissances, leurs Varron et leurs Pline, qui sont leurs plus doctes écrivains, paraîtraient de médiocres savants devant nos Bignon, nos Scaliger, nos Saumaise, nos Père Simon et nos Père Pétaud. Je triompherais avec vous du peu d'étendue de leurs lumières sur l'astronomie, sur la géographie et sur la navigation. Je les défierais de me citer, à l'exception du seu! Vitruve, un seul habile architecte, un seul habile sculpteur, un seul habile peintre..., au lieu que toute la terre aujourd'hui est pleine de la réputation et des ouvrages de nos Poussin, de nos Lebrun, de nos Girardon et de nos Mansart... Que si de la comparaison des gens de lettres et des illustres artisans il fallait passer à celle des héros et des grands princes, peut-être sortirais-je encore d'affaire avec plus de succès. Je suis bien sûr, au moins, que je ne serais pas fort embarrassé à montrer que l'Auguste des Latins ne l'emporte pas sur l'Auguste des Français. »

[graphic][merged small]
[graphic][graphic][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]
[merged small][ocr errors]

que événement considérable

ES origines lointaines, les aspects essentiels de l'esprit nouveau, aperçus déjà par Sainte-Beuve, ont été considérés attentivement par Brunetière (Etudes critiques, t. III et IV), puis par M. G. Lanson (Revue des cours et conférences, 1908-1909; Revue du mois, 1910).

A

[ocr errors]

U lieu de classer par siècles les faits de la politique et de la littérature, on trouve parfois quelrévolution, inauguration ou clôture d'un grand règne qui semble avoir modifié, avec les destinées d'un peuple, ses principes intellectuels et ses goûts. Il arrive aussi que des périodes critiques dans la vie intérieure d'une nation n'aient pas été marquées par l'un de ces éclatants points de repère. Ainsi, le renouvellement de la pensée, de la littérature et de l'art français vers la fin du XVIIe siècle ne se rattache pas à la mort de Louis XIV. Il est antérieur, il date de cette époque indécise où, après la période resplendissante du règne, l'application abusive des principes qui en avaient favorisé la gloire précipite les revers, provoque l'esprit d'opposition. D'ailleurs, si aucun événement ne précise et ne résume en France une évolution que dissimule la continuité d'un long règne, dans un pays voisin, la chute des Stuarts et l'avènement d'un prince qui s'appuie sur le vœu populaire sont un signe assuré des temps

nouveaux.

Vers 1685, l'âge de création classique semble définitivement clos en France. Le Brun vieilli voit grandir le succès de peintres qui prétendent continuer son œuvre, mais en réalité l'assouplissent, l'agré

:

mentent, la transforment. Dans les lettres, l'évolution n'est pas moins sensible les Femmes savantes datent de 1672, et Molière n'a pas été remplacé. Phèdre est de 1677 si Racine survit, il demeure silencieux. La Rochefoucauld est mort en 1680. Après 1683, Boileau ne produit plus guère et se borne à défendre son idéal attaqué. Bossuet prononce en 1687 sa dernière Oraison funèbre. L'art classique appartient désormais au passé. Un culte sincère et même superstitieux entoure encore les œuvres où il s'est exprimé; mais déjà Bayle et Fontenelle, La Bruyère et Fénelon, font paraître coup sur coup des livres où s'affirment d'autres tendances.

L'esprit classique se définissait volontiers lui-même par son respect de la nature et de la raison. Il disait naturel ce qui est, a été, sera toujours et partout conforme à la nature; raisonnable, ce que l'ensemble des hommes s'accorde à trouver juste et vrai. En tout il ne prenait que l'éternel, l'immuable, par suite ce qui est immédiatement intelligible à tous. Maîtresse d'ordre et de clarté, cette tendance a tout intellectualisé et hiérarchisé; elle a sacrifié le détail à l'ensemble, la couleur à la ligne, réduit à l'idée le sentiment et la passion; elle a donné à la phrase son caractère sobre, uni et abstrait. Maîtresse d'autorité, elle a accepté, et même réclamé, pour soutenir toute création nouvelle, avec l'imitation des Anciens, un code de règles qui ne sont pas l'arbitraire décision de quelques-uns, mais comme l'expression du goût universel.

Les écrivains qui viennent ensuite gardent comme étendards les mots de nature et de raison; ils profitent de la victoire que leurs devanciers ont fait remporter à des principes dont ils modifient peu à peu le sens. Bientôt, être naturel, ce sera copier tout le réel; non plus dégager de chaque individu ce qu'il a de commun avec les autres, mais au contraire mettre en valeur ce qui, se présentant d'abord en lui, le distingue. Raisonnable ne s'appliquera plus à ce qui exige l'accord de tous les hommes, mais à ce qui est conforme à la propre raison de l'écrivain, libérée de tout préjugé. Au nom de la nature et de la raison,

[graphic]

de tels esprits rechercheront justement ce dont se détournaient les classiques. Au lieu du type universel, ils accueilleront l'individu unique, exceptionnel. La vérité ne résidera plus dans l'abstraction intellectuelle, mais dans le fait sensible. L'expérience retiendra impérieusement l'attention, provoquera le libre examen. Le sentiment communiquera sa valeur à l'expression qui le rend.

Y a-t-il dans ce mouvement tant de nouveauté ? Il ne représente, après tout, qu'une phase du conflit qui met éternellement aux prises les aspirations contraires de la nature humaine, à la fois idéaliste et réaliste, classique et romantique, traditionaliste et révolutionnaire. Ces tendances s'équilibrent parfois; plus souvent l'une d'elles prédomine; elles profitent de leurs mutuelles réactions et des circonstances nouvelles, pour se nuancer et s'enrichir. Vers la fin du XVIIe siècle, sans rupture brusque, sans bouleversement imprévu, en accord avec le mouvement général des idées, on assiste à la résurrection d'anciennes forces qui avaient été toutes-puissantes au temps de Rabelais, de Montaigne, et qui l'étaient restées jusqu'aux jours des débuts de Corneille. Un moment obscurcies, pendant que la formule classique l'emportait, elles avaient pourtant, même alors, perpétuellement affleuré chez les burlesques, les précieux, les libertins, chez Corneille, La Fontaine, Molière et Mme de Sévigné, parfois même chez Boileau. Puis quand le fleuve classique si majestueux, et qui semblait inépuisable, se tarit, ne laissant plus qu'un lit profondément creusé, puissamment endigué, où les eaux nouvelles, d'où qu'elles viennent, devront pousser dorénavant leurs flots, voici que sous l'afflux grossissant de sources diverses, le courant se reconstitue, bientôt homogène et impétueux.

[ocr errors]

Des agents essentiels de ce renouvellement, le plus ancien fut la tradition libertine, le plus puissant la méthode cartésienne; plus récemment intervint l'influence anglaise.

[blocks in formation]

LES LIBERTINS au XVIIe siècle ont eu leur système. Ils se ralliaient volontiers à l'épicurisme remis en honneur par quelques érudits et en cherchaient dans Lucrèce le développement logique et hardi. Les traductions du De natura rerum se multiplient: à celle que publie des Coutures il faut joindre celle de Hénault et toutes celles, achevées ou interrompues, que leurs auteurs (Molière fut peut-être l'un d'eux) détruisirent par scrupule ou gardèrent soigneusement cachées. Gassendi accommode la doctrine de Lucrèce aux habitudes d'une pensée façonnée par plusieurs siècles de christianisme, et Bernier vulgarise en français cet épicurisme adouci.

Mais des indépendants supportent mal les atténuations que les traditions et la prudence imposent à qui s'adresse au public. Ils s'inquiètent de la contrainte où un corps de doctrine assujettit leur pensée mobile Bernier, qui a publié en 1678, à des fins d'apologie, un Abrégé de la philosophie de Gassendi, ne se charge-t-il pas lui

même, quatre ans plus tard, d'élever des Doutes sur son propre ouvrage ?

Les libertins n'aiment guère les livres surveillés et rigides : c'est dans la libre conversation, c'est en des lettres mi-sérieuses ou dans quelques vers légers et nuancés que leur pensée s'insinue et pour un instant se précise.

Ils forment des groupes discrets et divers: Molière réunit à Auteuil quelques intimes: Bernier, Chapelle, des Barreaux. Dans le salon de Ninon de Lenclos, rue des Tournelles, dans celui de Mme de Mazarin à Londres, Saint-Evremond et de grands seigneurs beaux esprits gardent dans leur scepticisme des allures élégantes et aristocratiques. La société est plus mêlée au Temple: aux soupers du Grand-Prieur, de nobles personnages, la Fare et Sainte-Aulaire; des magistrats, comme les présidents de Mesmes et Ferrand, rencontrent des poètes Campistron, Palaprat, le jeune Voltaire; des abbés, délicieux comme Chaulieu, l'aimable vieillard aveugle, l'Anacréon du siècle, inquiétants comme Courtin. Au café Procope, buvant, fumant et riant, des gens de lettres débraillés : Boindin, Fréret, bientôt Duclos et Marmontel, se laissent entraîner par leur esprit à plus de hardiesse.

Cependant les libertins provoquent rarement. Les plus audacieux sont souvent ceux dont la conviction est le moins ferme, ceux que des revers ou des maladies auront vite ramenés à la foi. Les autres sont pleins de réserve; ainsi Fréret confie à ses seuls intimes un manuscrit qu'il refuse de livrer au public, qu'il jettera au feu avant de mourir. Cette discrétion des libertins ne procède pas seulement d'une prudence très nécessaire; elle se fonde aussi sur le dédain des profanes, petits esprits indignes qu'on tente de les gagner, sur un respect sincère des bienséances, sur l'horreur d'élever la voix et d'imposer à autrui un sentiment, avant tout sans doute sur un scepticisme radical. Ce scepticisme vient de Montaigne, dont les éditions se multiplient au XVIIe siècle. Comme Montaigne, les libertins rabaissent l'orgueil humain ; la raison, disent-ils, est impuissante dès qu'elle sort des apparences sensibles; ils ferment les yeux à cette grandeur de l'homme par où Pascal, après leur avoir fait tant de concessions, croit les éblouir et les ramener. Paresseux, et souvent incapables de discuter les dogmes (car, dit Bourdaloue, « rien pour l'ordinaire de plus ignorant en matière de religion que ce qu'on appelle les libertins du siècle »), ils opposent nonchalamment aux enseignements de la foi ou de la morale les constatations de leur expérience quotidienne et le sens commun. Ils ne s'aventurent pas jusqu'à la négation, mais ils multiplient les doutes, insinuent que le matérialisme semble le plus probable. L'éducation classique leur a fait rencontrer et admirer des vertus chez les païens; ce que la religion qualifie de péché ne leur paraît pas toujours condamnable; ils ne sauraient réprouver les mondains dont la vie est saine et innocente, et croient que c'est la dévotion qui, par excès de sévérité, détache les hommes de la vertu. Sans parler de l'ébranlement plus profond qu'ont provoqué dans les consciences les persécutions contre les protestants, contre les jansénistes, contre les quiétistes, du Bos constate en 1695 que les vives déclamations des prédicateurs contre le théâtre ne font que remplir les salles de spectacle; les adversaires du luxe n'obtiennent pas de meilleurs résultats. La morale libertine est réaliste, douce, tolérante : « Il n'y a rien de plus inutile, écrivait Saint-Évremond, que la sagesse de ces gens qui s'érigent

[blocks in formation]

d'eux-mêmes en réformateurs; c'est un personnage qu'on ne peut soutenir longtemps sans offenser ses amis et se rendre ridicule. >> Molière n'enseigne point autre chose dans le Misanthrope, et Philinte, «le sage de la pièce », est le type achevé du libertin.

Selon les libertins, il ne faut point faire effort contre la nature : ils tiennent de Rabelais autant que de Montaigne. Ce sont eux qui ont transmis à travers l'époque classique le sentiment de la nature pittoresque. Théophile de Viau disait : « J'aime un beau jour, des fontaines claires, l'aspect des montagnes, l'étendue d'une grande plaine, de belles forêts, l'océan, ses vagues, son calme, ses rivages... J'aime encore tout ce qui touche plus particulièrement les sens, la musique, les fleurs, les beaux habits, les beaux chevaux, les bonnes odeurs, la bonne chère. >> Cette sensualité s'étale : tous les libertins font l'apologie des plaisirs. Baudot de Juilly, dont le ton ironique fait scandale, voit son Dialogue sur les plaisirs poursuivi et supprimé en 1700. Mais avant et après lui,

[graphic][graphic]
« PreviousContinue »