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vie. Il n'est pas de ceux qui ont fait la Révolution; il est de ceux pour qui elle est faite. Il l'incarnera en sa personne; il dira: « Je suis la Révolution! » Il éprouve pour son propre compte les passions populaires des Français : le mépris des étrangers, la haine de l'Angleterre, le désir de la conquête, l'amour de la gloire. « Il est intéressé à la splendeur de la République », disait Danton d'un général de son temps. Bonaparte en fera sa splendeur personnelle. Par là, il pénètre le peuple et l'armée en France, étant, par ses instincts essentiels, tout peuple et toute armée.

Mais, les pénétrant, il les juge et les domine. Son origine corse l'y a préparé. Il a fait par lui-même, dans son ile, l'expérience des républiques anciennes; il en a vécu la vie. Tout le monde essaie à Paris d'en parler le langage; ce langage est pour les Français une langue morte, une langue de collège; pour lui, c'est une langue vivante, la sienne. La Corse, écrivait un conventionnel, est un pays où « les chefs encensent et trompent tour à tour le peuple pour mieux le conduire; le peuple ne conçoit pas l'idée abstraite d'un principe; il faut qu'il l'applique à l'idée d'un être existant, et alors il l'idolâtre... Paoli a soutenu la liberté; dès cet instant, il confond Paoli avec la liberté (1) ». Bonaparte apporte ces mœurs et ces instincts en France; ils s'y appliquent immédiatement, parce que les facteurs sont congénères dans ces peuples issus de Rome ou nourris de la moelle romaine. Il possède, à l'état natif et spontané, cet esprit romain qui est l'esprit de la République, et il le répand tout vif, tout rajeuni, tout imprégné de l'air que les Français respirent. Il comprend les Français et il est compris d'eux aux premiers mots qu'il prononce. Sauf Mirabeau et Danton, tous les tribuns ont répété des leçons et parlé comme des livres. Bonaparte parle. en homme et parle en maître. On l'entend, parce qu'il dit en une forme impérative et familière ce que veut confusément la masse des Français. On lui obéit, parce qu'il commande de faire ce que la masse entend accomplir.

Il est soutenu par d'immenses lectures; elles ont été faites sans méthode, au hasard de la vie, à travers les loisirs de garnison, dans des bibliothèques de rencontre; mais son esprit

1. Lacombe Saint-Michel, septembre 1793.

ESTEVE, Auteurs français 2e et 1re, II.

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les coordonne, son intelligence les féconde, sa prodigieuse mémoire se les identifie. Il s'est porté spontanément vers les livres qui pouvaient le mieux l'aider à connaître son temps. Il s'est nourri de la sève du dix-huitième siècle. Rousseau lui a révélé l'âme de ses contemporains; Voltaire lui a enseigné l'histoire; il a pris dans Buffon ses données sur la nature; il a pris dans le Digeste (1) la notion des lois; il a dépouillé Adam Smith (2), Filangieri, Necker, Mirabeau, Dubos, Boulainvilliers, Mably, Machiavel (3), où il affine sa politique; Raynal et Volney, qui ouvrent des horizons à son imagination; Montesquieu, enfin, qui lui aurait révélé l'esprit conquérant de la Révolution française, s'il ne se l'était naturellement assimilé. Il a lu l'Esprit des Lois à la lumière de son siècle, et il a achevé de s'y imprégner du génie romain tel que le siècle se le figurait et tel qu'il le fallait concevoir pour être compris du siècle.

Les circonstances et l'étude l'avaient formé; son génie, le plus extraordinaire que les hommes aient connu, dans la guerre, dans la diplomatie, dans l'État, se révéla à soi-même en même temps qu'au monde, à mesure des circonstances; mais Bonaparte eut cela de merveilleux, et dès l'abord, que, partout où il se montra, il parut prêt, à Toulon pour agir, au Comité pour concevoir, après vendémiaire pour diriger. Il est déjà tout entier avec ses facultés maîtresses: l'attention docile et prolongée, l'esprit toujours présent, la mémoire toujours obéissante, la faculté d'apprendre en agissant, dans la politique comme dans la guerre; la pénétration des desseins d'autrui; la maîtrise parfaite de ses propres facultés; l'adaptation naturelle des moyens à la fin; une imagination et une invention débordantes dans les desseins; la précision et le bon sens parfaits dans l'exécution et le détail; l'aptitude supérieure qui fait les grands artistes, les grands inventeurs, les grands hommes de guerre et les grands hommes d'État discerner et isoler dans le chaos mouvant des sociétés, dans les reliefs incertains d'un pays, dans l'in

1. Recueil d'extraits des jurisconsultes romains, composé sur l'ordre de l'empereur Justinien.

2. Adam Smith et le marquis de Mirabeau (père de l'orateur) sont des économistes, Necker un financier, Filan

gieri un jurisconsulte, Boulainvilliers, Dubos, Raynal, Mably, Volney, des historiens et des philosophes.

3. Le célèbre homme d'État et historien florentin du XVIe siècle.

trigue enchevêtrée d'une négociation, dans le tumulte d'une bataille, la position dominante, les sommets et les nœuds des affaires; saisir les lignes qui se continuent, les enchaînements constants, les faits permanents et s'en emparer, l'allure principale et la suivre; par dessus tout la conception simple, le jeu direct et spontané de la pensée, la volonté souveraine.

Tel il paraît en 1795. Ni les troubles de cœur, ni les scrupules de la conscience ne gênent en lui la raison d'État, unique règle de ses actes. Les passions seules, exaltées d'ellesmêmes et de leur toute-puissance, offusqueront un jour cette raison. L'égoïsme, égal au génie, de même essor et de même ampleur, l'obsession du jeu des batailles, le besoin de tout absorber afin de dominer tout, le moi colossal, envahissant, despotique, impitoyable, ne percent point encore et ne le possèdent point. Il est jeune, il s'ignore lui-même et ignore sa 'destinée; mais il est mûr pour les affaires, comme Richelieu, lorsqu'à trente et un ans il devint secrétaire d'Etat de la guerre; comme Frédéric, lorsqu'à vingt-huit ans il reçut la couronne; comme Catherine, lorsqu'elle s'en empara à trentetrois ans ; comme Pitt, lorsqu'à vingt-trois ans il prit le ministère. Il lui manque la mesure dans les desseins, la modération dans la force, l'équilibre et les proportions qui ont été le secret de ces grands ouvriers d'État; mais il les dépasse tous par l'étendue, la souplesse et la puissance de l'intelligence, à la fois plus précoce et plus complet qu'aucun d'eux. Il apporte dans la lutte de la France et de l'Europe deux éléments qui ne doivent pas plus être séparés dans l'histoire qu'ils ne l'ont été dans les faits; ses victoires qui ont seules permis de réaliser la conception des frontières naturelles; sa politique qui, en précipitant le cours des choses, a déclaré l'erreur fondamentale de ce système et en a rendu plus funeste l'inévitable chute.

C'est ainsi que dans le temps où le Comité de salut public et la Convention dessinaient pour des années la politique de la France, où ils engageaient la République dans une voie semée d'embûches et menant aux abîmes, où ils disposaient enfin tous les événements qui devraient livrer l'État à un chef d'armée et ne laisser à la France d'autre ressource de paix et d'autre garantie de liberté que la rencontre invraisemblable d'un homme assez puissant pour vaincre l'Europe

et assez sage pour la réconcilier, cette Assemblée et ce Comité choisirent, entre tous les autres, et appelèrent au premier poste militaire de l'État un homme qui, poussant jusqu'à l'hyperbole le génie de son siècle, allait, en se jetant dans la route que la Révolution lui ouvrait, porter à l'excès toutes les conceptions ambitieuses de la République et entraîner la France aux extrêmes. La Convention craignait de susciter Cromwell et de préparer Monk, elle désigna César.

(Albert SOREL, L'Europe et la Révolution française, 18851892 Les limites naturelles.) - Plon, éditeur.

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Parallèle de Rome et de Carthage..

De la conduite que les Romains tinrent pour soumettre tous les
peuples..

Deux causes de la perte de Rome.

Nouvelles maximes prises par les Romains.

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De l'esprit des lois.

De la corruption du principe de la démocratie..

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De l'esclavage des nègres...

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Très humble remontrance aux inquisiteurs d'Espagne et de Por-
tugal....

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EXTRAITS DES ŒUVRES HISTORIQUES ET DES AUTRES
OUVRAGES EN PROSE.

LETTRES CHOISIES.

Le Siècle de Louis XIV.

Comment les mœurs des diverses conditions se sont polies sous

Louis XIV.....

La poésie française sous Louis XIV...

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