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DE L'IMITATION

THÉATRALE.

Plus je songe à l'établissement de notre république imaginaire, plus il me semble que nous lui avons prescrit des lois utiles et appropriées à la nature de l'homme. Je trouve, surtout, qu'il importait de donner, comme nous avons fait, des bornes à la licence des poètes, et de leur interdire toutes les parties de leur art qui se rapportent à l'imitation. Nous reprendrons même, si vous voulez, ce sujet, à présent que les choses plus importantes sont examinées; et, dans l'espoir que vous ne me dénoncerez pas à ces dangereux ennemis, je vous avouerai que je regarde tous les auteurs dramatiques comme les corrupteurs du peuple, ou de quiconque se laissant amuser par leurs images, n'est pas capable de les considérer sous leur vrai point de vue, ni de donner à ces fables le correctif dont elles ont besoin. Quelque respect que j'aie pour Homère, leur modèle et leur premier maître, je ne crois pas lui devoir plus qu'à la vérité; et pour commencer par m'assurer d'elle, je vais d'abord rechercher ce que c'est qu'imitation.

Pour imiter une chose il faut en avoir l'idée. Cette idée est abstraite, absolue, unique, et indépen

dante du nombre d'exemplaires de cette chose qui peuvent exister dans la nature. Cette idée est toujours antérieure à son exécution : car l'architecte qui construit un palais a l'idée d'un palais avant que de commencer le sien. Il n'en fabrique pas le modèle, il le suit; et ce modèle est d'avance dans son esprit.

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Borné par son art à ce seul objet, cet artiste ne sait faire que son palais où d'autres palais semblables; mais il y en a de bien plus universels, qui font tout ce que peut exécuter au monde quelque ouvrier que ce soit, tout ce que produit la nature, tout ce que peuvent faire de visible au ciel, sur la terre, aux enfers, les dieux mêmes. Vous comprenez bien que ces artistes si merveilleux sont des peintres; et même le plus ignorant des hommes en peut faire autant avec un miroir. Vous me direz que le peintre ne fait pas ces choses, mais leurs images autant en fait l'ouvrier qui les fabrique réellement, puisqu'il copie un modèle qui existait avant elles.

Je vois là trois palais bien distincts: premièrement, le modèle ou l'idée originale qui existe dans l'entendement de l'architecte, dans la nature, ou tout au moins dans son auteur, avec toutes les idées possibles dont il est la source; en second lieu, le palais de l'architecte, qui est l'image de ce modèle; et, enfin, le palais du peintre, qui est l'image de celui de l'architecte. Ainsi, Dieu, l'architecte, et le peintre, sont les auteurs de ces trois palais. Le premier palais est l'idée originale,

existante par elle-même; le second en est l'image; le troisième est l'image de l'image, ou ce que nous appelons proprement imitation. D'où il suit que l'imitation ne tient pas, comme on croit, le second rang, mais le troisième, dans l'ordre des êtres, et que, nulle image n'étant exacte et parfaite, l'imitation est toujours d'un degré plus loin de la vérité qu'on ne pense.

L'architecte peut faire plusieurs palais sur le même modèle, le peintre plusieurs tableaux du même palais : mais quant au type ou modèle original, il est unique; car si l'on supposait qu'il y en eût deux semblables, ils ne seraient plus originaux; ils auraient un modèle original commun à l'un et à l'autre, et c'est celui-là seul qui serait le vrai. Tout ce que je dis ici de la peinture est applicable à l'imitation théâtrale; mais, avant d'en venir là, examinons plus en détail les imitations du peintre. ::

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Non-seulement il n'imite dans ses tableaux que les images des choses; savoir, les productions sensibles de la nature, et les ouvrages des artistes: il ne cherche pas même à rendre exactement la vérité de l'objet, mais l'apparence; il le peint tel qu'il. paraît être, et non pas tel qu'il est. Il le peint sous -un seul point de vue ; et choisissant ce point de vue à sa volonté, il rend, selon qu'il lui convient, le même objet agréable ou difforme aux yeux des spectateurs. Ainsi jamais il ne dépend d'eux de juger de la chose imitée en elle-même; mais ils sont forcés d'en juger sur une certaine apparence, et comme

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il plaît à l'imitateur; souvent même ils n'en jugent que par habitude, et il entre de l'arbitraire jus-" que dans l'imitation ".

"L'expérience nous apprend que la belle harmonie ne flatte point une oreille non prévenue, qu'il n'y a que la seule babitude qui nous rende agréables les consonnances, et nous les fasse distinguer des intervalles les plus discordants. Quant à la simplicité des rapports sur laquelle on a voulu fonder le plaisir de l'harmonie, j'ai fait voir dans l'Encyclopédie, au mot CoNSONNANCE, que ce principe est insoutenable; et je crois facile à prouver que toute notre harmonie est une invention barbare et gothique qui n'est devenue que par trait de temps un art d'imitation. Un magistrat studieux * qui, dans ses moments de loisir, au lieu d'aller entendre de la musique, s'amuse à en approfondir les systèmes, a trouvé que le rapport de la quinte n'est de deux à trois que par approximation, et que ce rapport est rigoureusement incommensurable. Personne au moins ne saurait nier qu'il ne soit tel sur nos clavecins en vertu du tempé-. rament; ce qui n'empêche pas ces quintes ainsi tempérées de nous paraître agréables. Or, où est, en pareil cas, la simplicité du rapport qui devrait nous les rendre telles ? Nous ne savons point encore si notre système de musique n'est pas fondé sur de pures conventions; nous ne savons point si les principes n'en sont pas tout-à-fait arbitraires, et si tout autre système substitué à celui-là ne parviendrait pas par l'habitude à nous plaire également, C'est une question discutée ailleurs. Par une analogie assez naturelle, ces réflexions pourraient en exciter d'autres au sujet de la peinture sur le ton d'un tableau, sur l'accord des couleurs, sur certaines parties du dessin où il entre peut-être plus d'arbitraire qu'on ne pense, et où l'imitation même peut avoir des règles de convention. Pourquoi les peintres n'osent-ils entreprendre des imitations nouvelles, qui n'ont contre elles que leur nouveauté, et paraissent d'ailleurs tout-à-fait du ressort de l'art? Par exemple, c'est un jeu pour eux de faire paraître en relief une surface plane: pourquoi donc nul d'entre eux n'a-t-il tenté de donner l'apparence d'une surface plane à un relief? S'ils font qu'un plafond paraisse une voûte, pourquoi ne-font-ils pas qu'une voûte paraisse un plafond? Les ombres, diront-ils, changent d'apparence à divers points de vue; ce qui n'arrive pas de même aux surfaces planes. Levons cette difficulté, et prions un peintre de peindre et colorier une statue de manière qu'elle paraisse plate, râse, et de la même couleur, sans aucun dessin, dans un seul jour et sous un seul point de vue. Ces nouvelles considéra

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*M. de Boisgelou, conseiller au grand-conseil, mort en 1764. Voyez le Dictionnaire de Musique, article SYSTÈME.

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L'art de représenter les objets est fort différent de celui de les faire connaître. Le premier plaît sans instruire; le second instruit sans plaire. L'artiste qui lève un plan et prend des dimensions exactes ne fait rien de fort agréable à la vue; aussi son ouvrage n'est-il recherché que par les gens de l'art. Mais celui qui trace une perspective flatte le peuple et les ignorants, parce qu'il ne leur fait rien connaître, et leur offre seulement l'apparence de ce qu'ils connaissaient déjà. Ajoutez que la mesure nous donnant successivement une dimension et puis l'autre, nous instruit lentement de la vérité des choses; au lieu que l'apparence nous offre le tout à la fois, et, sous l'opinion d'une plus grande capacité d'esprit, flatte le sens en séduisant l'amour-propre.

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Les représentations du peintre, dépourvues de toute réalité, ne produisent même cette apparence qu'à l'aide de quelques vaines ombres et de quelques légers simulacres qu'il fait prendre pour la chose même. S'il y avait quelque mélange de vérité dans ses imitations, il faudrait qu'il connût les objets qu'il imite; il serait naturaliste, ouvrier, physicien, avant d'être peintre. Mais, au contraire, l'étendue de son art n'est fondée que sur son ignorance, et il ne peint tout que parce qu'il n'a besoin de rien connaître. Quand il nous offre un philosophe en méditation, un astronome observant les astres, un géomètre traçant des figures, un

tions ne seraient peut-être pas indignes d'être examinées par l'amateur éclairé qui a si bien philosophé sur cet art.

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