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ces montagnons fortunés, chez qui vous priez Dieu qu'on ne mette point de lanternes; mais laissez-nous désirer qu'à Paris le sentiment le plus doux de la nature prenne la place de la coquetterie et du libertinage. Les spectacles y sont utiles, non pour perfectionner le goût, quand l'honnêteté est perdue, mais pour encourager l'honnêteté même par des exemples vertueux et publiquement applaudis; non pour couvrir d'un vernis de procédés la laideur du vice, mais pour faire sentir la honte et la bassesse du vice, et développer dans les ames le germe naturel des vertus; non pour empêcher que les mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandage, mais pour y répandre et perpétuer les bonnes, par la communication progressive des saines idées, et l'impression habituelle des sentiments vertueux; en un mot, pour cultiver et nourrir le goût du vrai, de l'honnête et du beau moral, qui, quoi qu'on en dise, est encore en vénération parmi

nous.

Après avoir peint le théâtre comme l'école la plus pernicieuse du vice, on doit bien s'attendre que M. Rousseau n'épargnera pas les mœurs des comédiens. Je n'examine point le fait; la satire m'est odieuse. Je parle de ce qui peut être, sans m'attacher à ce qui est ; et je considère la profession en faisant abstraction des personnes.

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Selon M. Rousseau, « dans une grande ville, la pudeur est ignoble et basse; c'est la seule chose « dont une femme bien élevée aurait honte. Une

«< femme qui paraît en public est une femme dés

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« honorée; » à plus forte raison, une femme qui, par état, se donne en spectacle : il n'y a rien de plus conséquent. Leur manière de se vêtir n'échappe point à la censure. Si on lui dit que les femmes sauvages n'ont point de pudeur, car elles vont nues, il répond que « les nôtres en ont en«< core moins, car elles s'habillent. » Si une Chinoise ne laisse voir que le bout de son pied; c'est ce bout de pied qui enflamme les désirs. Si parmi nous la mode est moins sévère, les charmes qu'elle laisse apercevoir sont une amorce dangereuse. Ainsi une femme ne peut, sans crime, ni se voiler, ni se dévoiler. Si faut-il bien cependant qu'elle soit vêtue de quelque manière; et, à vrai dire, il n'en est point que l'habitude ne rende décente. Or, les actrices sont mises à peu près comme on l'est dans le monde : elles se montrent avec cette bonne

grace que M. Rousseau permet aux filles de Genève d'avoir au bal; et dans tout cela il n'y a rien que d'honnête.

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M. Rousseau demande « comment un état, dont l'unique objet est de se montrer en public, et, qui pis est, de se montrer pour de l'argent, con<< viendrait à d'honnêtes femmes? » Je ne réponds point au premier article : j'ai fait voir que dans tout ce qui n'est pas d'institution naturelle, les bienséances dépendent de l'opinion. Dans la Grèce, une honnête femme ne se montrait point en public; parmi nous, elle y paraît avec décence; un état qui l'y oblige peut donc être un état décent. Quant à la circonstance du salaire dont M. Rousseau fait

aux comédiens un reproche plus humiliant, a-t-il oublié que rien n'est plus honnête que de gagner sa vie? et ne fait-il pas gloire lui-même de se procurer, par son travail, de quoi n'être à charge à personne? Que l'on joue le rôle de Burrhus, du Misanthrope, de Zaïre, ou que l'on donne un concert pour de l'argent, tout cela est égal, si de part et d'autre les plaisirs que l'on procure à qui les paie n'ont rien que d'honnête: or, c'était là seulement ce qu'il fallait considérer, sans s'attacher à une circonstance qui ne fait rien du tout à la chose car si le spectacle était pernicieux, il y aurait encore plus de honte à être acteur gratuitement, qu'à l'être pour gagner sa vie. Qui d'ailleurs assure M. Rousseau que l'argent soit le principal objet d'un Baron, d'une Lecouvreur, et de celui qui, comme eux, aspire à se rendre célèbre?

Sans doute les talents et le génie ont un objet plus noble que le salaire du travail. Mais, comme il faut vivre pour se rendre immortel, la première récompense du comédien, comme du poète, du peintre, du statuaire, etc., doit être la subsistance, dont l'argent est le moyen; car on ne peut pas en même temps faire Cinna et labourer la terre.

«Il est difficile que celle qui se met à prix en << représentation, ne s'y mette bientôt en personne. » Un si excellent écrivain peut-il vouloir faire passer en preuve d'une imputation flétrissante, un tour d'expression qui n'est qu'un jeu de mots? L'actrice

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qui joue Émilie ou Colette est-elle plus vendue à l'or des spectateurs, que ne l'étaient Corneille et M. Rousseau lui-même ? S'il me répond qu'elle leur vend sa présence, son action, sa voix et le talent qu'elle a d'exprimer tout ce qu'elle imite; je dirai que Corneille et M. Rousseau ont vendu avant elle leur imagination, leur ame, leurs veilles, et le don de feindre, qui leur est commun avec elle. C'est principalement ce don de feindre et d'en imposer, que M. Rousseau trouve déshonorant dans la profession de comédien. « Qu'est-ce que le talent << du comédien? l'art de se contrefaire.... de dire << autre chose que ce qu'on pense, aussi naturelle<<ment que si on le pensait réellement, d'oublier « enfin sa propre place, à force de prendre celle « d'autrui. » Et, à votre avis, monsieur, qu'est-ce que l'art du peintre, du musicien, et surtout du poète? Auriez-vous jamais fait les rôles de Colin et de Colette, si vous ne vous étiez pas déplacé? M. de Voltaire, que vous n'accuserez pas d'exercer un métier infame, était-il semblable à lui-même en écrivant ses tragédies? L'art de faire illusion estil plus de l'essence du comédien, que de l'essence du poète, du musicien, du peintre, etc.? Celui qui trouva le Dominiquin travaillant avec un air atroce au tableau de saint André, le soupçonna-t-il d'être complice du soldat qu'il peignait alors insultant le saint martyr?

En vérité, plus j'y pense, moins je conçois que vous ayez écrit sérieusement tout ce que je viens de lire. Cependant de cette déclamation si étrange

et si peu fondée vous tirez des inductions cruelles. Que vous demandiez si ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie et aux accents de la passion, n'abuseront jamais de cet art pour séduire de jeunes personnes; votre crainte peut être fondée, et je sens qu'un bon comédien doit savoir mieux que personne l'art de témoigner ses désirs sans déplaire, et de les rendre intéressants. Cet art est honnête selon vos principes; mais, comme je ne vous prends pas au mot, j'avoue qu'un bon comédien sans mœurs est plus dangereux qu'un autre homme; mais vous allez encore plus loin. « Ces valets filous, si subtils de << la langue et de la main sur la scène, dans les be« soins d'un métier plus dispendieux que lucratif, << n'auront-ils jamais de distraction utile? ne pren<<< dront-ils jamais la bourse d'un fils prodigue, <«< ou d'un père avare, pour celle de Léandre ou d'Argan? »

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Que ne demandez-vous de même si celui qui joue Narcisse ne sera pas un empoisonneur au besoin? Je passe rapidement sur ce trait, qui vous est échappé sans doute je n'ai pas le courage d'en plaisanter; et si je le relevais sérieusement, je tomberais peut-être moi-même dans l'excès que je vous reproche : je m'en tiens donc à notre objet.

L'auteur qui compose, et l'acteur qui représente, se frappent l'imagination du tableau qu'ils ont à nous peindre. Racine crayonnait de la même main le caractère divin de Burrhus, et le caractère infernal

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