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qu'on met en représentation au théâtre, on ne l'approche pas de nous, on l'en éloigne. Quand je vois le Comte d'Essex, le règne d'Élisabeth se recule, à mes yeux, de dix siècles; et si l'on jouait un événement arrivé hier dans Paris, on me le ferait supposer du temps de Molière. Le théâtre a ses règles, ses maximes, sa morale à part, ainsi que son langage et ses vêtements. On se dit bien que rien de tout cela ne nous convient, et l'on se croirait aussi ridicule d'adopter les vertus de ses héros, que de parler en vers et d'endosser un habit à la romaine. Voilà donc à peu près à quoi servent tous ces grands sentiments et toutes ces brillantes maximes qu'on vante avec tant d'emphase; à les reléguer à jamais sur la scène, et à nous montrer la vertu comme un jeu de théâtre, bon pour amuser le public, mais qu'il y aurait de la folie à vouloir transporter sérieusement dans la société. Ainsi la plus avantageuse impression des meilleures tragédies est de réduire à quelques affections passagères, stériles, et sans effet, tous les devoirs de l'homme; à nous faire applaudir de notre courage en louant celui des autres, de notre humanité en plaignant les maux que nous aurions pu guérir, de notre charité en disant au pauvre, Dieu vous assiste!

On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la scène, et rapprocher dans la comédie le ton du théâtre de celui du monde : mais de cette manière on ne corrige pas les mœurs, on les peint; et un laid visage ne paraît point laid à

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celui qui le porte. Que si l'on veut les corriger par leur charge, on quitte la vraisemblance et la nature, et le tableau ne fait plus d'effet. La charge ne rend pas les objets haïssables, elle ne les rend que ridicules; et de là résulte un très-grand inconvénient, c'est qu'à force de craindre les ridicules, les vices n'effraient plus, et qu'on ne saurait guérir les premiers sans fomenter les autres. Pourquoi, direz-vous, supposer cette opposition nécessaire? Pourquoi, monsieur? Parce que les bons ne tournent point les méchants en dérision, mais les écrasent de leur mépris, et que rien n'est moins plaisant et risible que l'indignation de la vertu. Le ridicule, au contraire, est l'arme favorite du vice. C'est par elle qu'attaquant dans le fond des cœurs le respect qu'on doit à la vertu, il éteint enfin l'amour qu'on lui porte.

Ainsi tout nous force d'abandonner cette vaine idée de perfection qu'on nous veut donner de lá forme des spectacles, dirigés vers l'utilité publique. C'est une erreur, disait le grave Muralt, d'espérer qu'on y montre fidèlement les véritables rapports des choses: car, en général, le poète ne peut qu'altérer ces rapports pour les accommoder au goût du peuple. Dans le comique, il les diminue et les met au-dessous de l'homme; dans le tragique, il les étend pour les rendre héroïques, et les met au-dessus de l'humanité. Ainsi jamais ils ne sont à sa mesure, et toujours nous voyons au théâtre d'autres êtres que nos semblables. J'ajouterai que cette différence est si vraie et si re

connue, qu'Aristote en fait une règle dans sa Poétique*: Comœdia enim deteriores, tragœdia meliores quam nunc sunt, imitari conantur. Ne voilàt-il pas une imitation bien entendue, qui se propose pour objet ce qui n'est point, et laisse, entre le défaut et l'excès, ce qui est comme une chose inutile? Mais qu'importe la vérité de l'imitation, pourvu que l'illusion soit? il ne s'agit que de

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piquer la curiosité du peuple. Ces productions d'esprit, comme la plupart des autres, n'ont pour but que les applaudissements. Quand l'auteur en reçoit et que les acteurs les partagent, la pièce est parvenue à son but, et l'on n'y cherche point d'autre utilité. Or, si le bien est nul, reste le mal; et comme celui-ci n'est pas douteux, la question me paraît décidée. Mais passons à quelques exemples qui puissent en rendre la solution plus sensible.

Je crois pouvoir avancer, comme une vérité facile à prouver, en conséquence des précédentes, que le théâtre français, avec les défauts qui lui restent, est cependant à peu près aussi parfait qu'il peut l'être, soit pour l'agrément, soit pour l'utilité; et que ces deux avantages y sont dans un rapport qu'on ne peut troubler sans ôter à l'un plus qu'on ne donnerait à l'autre, ce qui rendrait ce même théâtre moins parfait encore. Ce n'est pas qu'un homme de génie ne puisse inventer un genre de pièces préférable à ceux qui sont établis mais ce nouveau genre, ayant besoin pour

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* Chap. VI.

se soutenir des talents de l'auteur, périra nécessairement avec lui; et ses successeurs', dépourvus des mêmes ressources, seront toujours forcés de revenir aux moyens communs d'intéresser et de plaire. Quels sont ces moyens parmi nous? Des actions célèbres, de grands noms, de grands crimes, et de grandes vertus dans la tragédie; le comique et le plaisant dans la comédie; et toujours l'amour dans toutes deux". Je demande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout cela.

On me dira que, dans ces pièces, le crime est toujours puni, et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela serait, la plupart des actions tragiques, n'étant que de pures fables, des événements qu'on sait être de l'invention du poète, ne font pas une grande impression sur les spectateurs; à force de leur montrer qu'on veut les instruire, on ne les instruit plus. Je réponds encore que ces punitions et ces récompenses s'opèrent toujours par des moyens si peu communs, qu'on n'attend rien de pareil dans le cours naturel des choses humaines. Enfin je réponds en niant le fait. Il n'est ni ne peut être généralement vrai : car cet objet n'étant point celui sur lequel les auteurs dirigent leurs pièces, ils doivent rarement l'atteindre, et souvent il serait un obstacle au succès. Vice ou vertu, qu'importe, pourvu qu'on en impose par un air de grandeur?

" Les Grecs n'avaient pas besoin de fonder sur l'amour le principal intérêt de leur tragédie, et ne l'y fondaient pas en effet. La nôtre, qui n'a pas la même ressource, ne saurait se passer de cet intérêt. On verra dans la suite la raison de cette différence.

Aussi la scène française, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus régulière qui ait encore existé, n'est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats que des plus illustres héros : témoin Catilina, Mahomet, Atrée, et beaucoup d'autres.

Je comprends bien qu'il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe pour juger de l'effet moral d'une tragédie, et qu'à cet égard l'objet est rempli quand on s'intéresse pour l'infortuné vertueux plus que pour l'heureux coupable, ce qui n'empêche point qu'alors la prétendue règle ne soit violée. Comme il n'y a personne qui n'aimât mieux être Britannicus que Néron, je conviens qu'on doit compter en ceci pour bonne la pièce qui les représente, quoique Britannicus y périsse. Mais, par le même principe, quel jugement porterons-nous d'une tragédie où, bien que les criminels soient punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable, que tout l'intérêt est pour eux ; où Caton, le plus grand des humains, fait le rôle d'un pédant; où Cicéron, le sauveur de là répu-. blique, Cicéron, de tous ceux qui portèrent le nom de pères de la patrie le premier qui en fut honoré et le seul qui le mérita, nous est montré comme un vil rhéteur, un lâche; tandis que l'infame Catilina, couvert de crimes qu'on n'oserait nommer, près d'égorger tous ses magistrats et de réduire sa patrie en cendre, fait le rôle d'un grand homme, et réunit, par ses talents, sa fermeté, son courage, toute l'estime des spectateurs? Qu'il eût, si

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