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blissement si contraire à nos maximes. Quelles que soient vos raisons, il ne s'agit pour moi que des nôtres; et tout ce que je me permettrai de dire à votre égard, c'est que vous serez sûrement le premier philosophe" qui jamais ait excité un peuple libre, une petite ville, et un état pauvre, à se charger d'un spectacle public.

Que de questions je trouve à discuter dans celle. que vous semblez résoudre! si les spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes? s'ils peuvent s'allier avec les mœurs? si l'austérité républicaine les peut comporter? s'il faut les souffrir dans une petite ville? si la profession de comédien peut être honnête? si les comédiennes peuvent être aussi sages que d'autres femmes ? si de bonnes lois suffisent pour réprimer les abus? si ces lois peuvent être bien observées? etc. Tout est problème encore sur les vrais effets du théâtre, parce que disputes qu'il occasionne ne partageant que les gens d'église et les gens du monde, chacun ne l'envisage que par ses préjugés. Voilà, monsieur, des recherches qui ne seraient pas indignes de votre plume. Pour moi, sans croire y suppléer, je me contenterai de chercher, dans cet essai, les éclaircissements que vous nous avez rendus nécessaires; vous priant de considérer qu'en disant

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" De deux célèbres historiens, tous deux philosophes, tous deux chers à M. d'Alembert, le moderne * serait de son avis peut-être; mais Tacite, qu'il aime, qu'il médite, qu'il daigne traduire, le grave Tacite qu'il cite si volontiers, et qu'à l'obscurité près il imite si bien quelquefois, en eût-il été de même ?

* Hume.

mon avis, à votre exemple, je, remplis un devoir envers ma patrie; et qu'au moins, si je me trompe dans mon sentiment, cette erreur ne peut nuire à personne.

Au premier coup d'œil jeté sur ces institutions, je vois d'abord qu'un spectacle est un amusement; et, s'il est vrai qu'il faille des amusements à l'homme, vous conviendrez au moins qu'ils ne sont permis qu'autant qu'ils sont nécessaires, et que tout amusement inutile est un mal pour un ètre dont la vie est si courte et le temps si précieux. L'état d'homme a ses plaisirs, qui dérivent de sa nature, et naissent de ses travaux, de ses rapports, de ses besoins; et ces plaisirs, d'autant plus doux que celui qui les goûte a l'ame plus saine, rendent quiconque en sait jouir peu sensible à tous les autres. Un père, un fils, un mari, un citoyen, ont des devoirs si chers à remplir, qu'ils ne leur laissent rien à dérober à l'ennui. Le bon emploi du temps rend le temps plus précieux encore; et mieux on le met à profit, moins on en sait trouver à perdre. Aussi voit-on constamment que l'habitude du travail rend l'inaction insupportable, et qu'une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles : mais c'est le mécontentement de soi-même, c'est le poids de l'oisiveté, c'est l'oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger. Je n'aime point qu'on ait besoin d'attacher incessamment son coeur sur la scène, comme s'il était mal à son aise au-dedans de nous. La nature même a dicté la réponse de ce bar

bare" à qui l'on vantait les magnificences du cirque et des jeux établis à Rome. Les Romains, demanda ce bon homme, n'ont-ils ni femmes ni enfants? Le barbare avait raison. L'on croit s'assembler au spectacle, et c'est là que chacun s'isole; c'est là qu'on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s'intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants. Mais j'aurais dû sentir que ce langage n'est plus de saison dans notre siècle. Tâchons d'en prendre un qui soit mieux entendu.

Demander si les spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes, c'est faire une question trop vague; c'est examiner un rapport avant que d'avoir fixé les termes. Les spectacles sont faits pour le peuple, et ce n'est que par leurs effets sur lui qu'on peut déterminer leurs qualités absolues. Il peut y avoir des spectacles d'une infinité d'espèces": il y a de peuple à peuple une prodigieuse diversité de mœurs, de tempéraments, de caractères. L'homme est un, je l'avoue; mais l'homme modifié par les religions, par les gouvernements, par Chrysost. in Matth. Homel. 38.

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b Il peut y avoir des spectacles blåmables en eux-mêmes, comme ceux qui sont inhumains ou indécents et licencieux : tels étaient quelques-uns des spectacles parmi les païens. Mais il en est aussi d'indifférents en eux-mêmes, qui ne deviennent mauvais que « par l'abus qu'on en fait. Par exemple, les pièces de théâtre n'ont « rien de mauvais en tant qu'on y trouve une peinture des caractères « et des actions des hommes, où l'on pourrait même donner des leçons agréables et utiles pour toutes les conditions: mais si l'on y débite une morale relâchée, si les personnes qui exercent cette profession mènent une vie licencieuse et servent à corrompre les « autres, si de tels spectacles entretiennent la vanité, la fainéantise,

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les lois, par les coutumes, par les préjugés, par les climats, devient si différent de lui-même, qu'il ne faut plus chercher parmi nous ce qui est bon aux hommes en général, mais ce qui leur est bon dans tel temps ou dans tel pays. Ainsi les pièces de Ménandre, faites pour le théâtre d'Athènes, étaient déplacées sur celui de Rome : ainsi les combats des gladiateurs, qui, sous la république, animaient le courage et la valeur des Romains, n'inspiraient, sous les empereurs, à la populace de Rome, que l'amour du sang et la cruauté du même objet offert au même peuple en différents temps, il apprit d'abord à mépriser sa vie, et ensuite à se jouer de celle d'autrui.

Quant à l'espèce des spectacles, c'est nécessairement le plaisir qu'ils donnent, et non leur utilité, qui la détermine. Si l'utilité peut s'y trouver, à la bonne heure; mais l'objet principal est de plaire, et pourvu que le peuple s'amuse, cet objet est assez rempli. Cela seul empêchera toujours qu'on ne puisse donner à ces sortes d'établissements tous les avantages dont ils seraient susceptibles, et c'est s'abuser beaucoup que de s'en former

*

le luxe, l'impudicité, il est visible alors que la chose tourne en abus, « et qu'à moins qu'on ne trouve le moyen de corriger ces abus ou << de s'en garantir, il vaut mieux renoncer à cette sorte d'amuse«ment. » Instructions chrétiennes tom. III, livre III, chap. 16. Voilà l'état de la question bien posé. Il s'agit de savoir si la morale du théâtre est nécessairement relâchée, si les abus sont inévitables, si les inconvénients dérivent de la nature de la chose, viennent de causes qu'on ne puisse écarter.

ou

s'ils

Cinq vol. in-8°. Amsterdam, 1755. C'est un ouvrage du même professeur Vernet, auteur de la Doctrine chrétienne précédemment citée.

une idée de perfection qu'on ne saurait mettre en pratique sans rebuter ceux qu'on croit instruire. Voilà d'où naît la diversité des spectacles selon les goûts divers des nations. Un peuple intrépide, grave et cruel, veut des fêtes meurtrières et périlleuses, où brillent la valeur et le sang froid. Un peuple féroce et bouillant veut du sang, des combats, des passions atroces. Un peuple voluptueux veut de la musique et des danses. Un peuple galant veut de l'amour et de la politesse. Un peuple badin veut de la plaisanterie et du ridicule.Trahit sua quemque voluptas. Il faut, pour leur plaire, des spectacles qui favorisent leurs penchants, au lieu qu'il en faudrait qui les modérassent.

La scène, en général, est un tableau des passions humaines, dont l'original est dans tous les cœurs: mais si le peintre n'avait soin de flatter ces passions, les spectateurs seraient bientôt rebutés, et ne voudraient plus se voir sous un aspect qui les fit mépriser d'eux-mêmes. Que s'il donne à quelques-unes des couleurs odieuses, c'est seulement à celles qui ne sont point générales, et qu'on hait naturellement. Ainsi l'auteur ne fait encore en cela que suivre le sentiment du public; et alors ces passions de rebut sont toujours employées à en faire valoir d'autres, sinon plus légitimes, du moins plus au gré des spectateurs. Il n'y a que la raison qui ne soit bonne à rien sur la scène. Un homme sans passions, ou qui les dominerait toujours, n'y saurait intéresser personne; et l'on a déjà remarqué qu'un stoïcien, dans la tragédie,

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