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aller à la Chambre, et que, voulant faire un peu d'exercice pour ma santé, j'eusse quitté ma voiture au pont Tournant pour la reprendre au pont Royal, mon costume seul m'eût recommandé au respect du public. J'eusse été vêtu de ce que nous appelions si ridiculement un habit habillé. Cet habit eût été de velours ou de satin en hiver, de taffetas en été ; il eût été brodé et enrichi de mes ordres. J'aurais eu, quelque vent qu'il pût faire, mon chapeau à plumet sous le bras. J'aurais eu un toupet carré à cinq pointes dessinées sur le front; j'aurais été poudré à frimas, avec de la poudre blanche par-dessus de la 10 poudre grise; deux rangs de boucles eussent, de chaque côté, relevé ma coiffure; et, par derrière, ils eussent fait place à une belle bourse de taffetas noir. Je conviens avec Votre Altesse que cette coiffure n'est pas primitive, mais elle est éminemment aristocratique, et, par conséquent, sociale. Quelque froid qu'il fit, par le vent de bise et la gelée, j'eusse traversé les Tuileries en bas de soie blancs avec des souliers de peau de chèvre. Une petite épée ornée d'un nœud de rubans et d'une dragonne, parce que j'étais colonel à dix-huit ans, m'eût battu dans les jambes, et j'aurais caché mes mains, ornées de manchettes de 20 longues dentelles, dans un gros manchon de renard bleu. Une légère douillette de taffetas, simplement jetée sur ma personne, aurait eu l'air de me défendre du froid, et je l'aurais cru moimême 1'

Je crains bien qu'en fait de musique, de peinture, de tragédie, ces Français-là et nous, nous ne soyons à jamais inintelligibles les uns pour les autres.

Il y a des classiques qui, ne sachant pas le grec, s'enferment au verrou pour lire Homère en français, et même en français ils trouvent sublime ce grand peintre des temps sauvages. En 30 tête des dialogues si vrais et si passionnés qui forment la partie la plus entraînante des poésies d'Homère, imprimez le mot TRAGÉDIE, et à l'instant ces dialogues, qu'ils admiraient comme de la poésie épique, les choqueront et leur déplairont mortellement comme tragédie. Cette répugnance est absurde, mais ils n'en sont pas les maîtres; mais ils la sentent, mais elle est évidente pour eux, aussi évidente que les larmes que nous font verser Roméo et Juliette le sont pour nous. Je conçois que, pour ces littérateurs estimables, le romantisme soit une insoLe Masque de Fer, page 150.

LES GRANDS ÉCRIVAINS ONT ÉTÉ ROMANTIQUES

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lence. Ils ont eu l'unanimité pendant quarante ans de leur vie, et vous les avertissez que bientôt ils vont se trouver seuls de leur avis.

Si la tragédie en prose était nécessaire aux besoins physiques des hommes, on pourrait entreprendre de leur démontrer son utilité; mais comment prouver à quelqu'un qu'une chose qui lui donne un sentiment de répugnance invincible peut et doit lui faire plaisir?

Je respecte infiniment ces sortes de classiques, et je les plains 10 d'être nés dans un siècle où les fils ressemblent si peu à leurs pères. Quel changement de 1785 à 1824! Depuis deux mille ans que nous savons l'histoire du monde, une révolution aussi brusque dans les habitudes, les idées, les croyances, n'est peutêtre jamais arrivée. Un des amis de ma famille, auquel j'étais allé rendre mes devoirs dans sa terre, disait à son fils: 'Que signifient vos sollicitations éternelles et vos plaintes amères contre M. le ministre de la guerre ? Vous voilà déjà lieutenant de cavalerie à trente-deux ans ; savez-vous bien que je n'ai été fait capitaine qu'à cinquante?'

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Le fils était rouge de colère, et pourtant le père disait un mot qui pour lui était de la dernière évidence: comment mettre d'accord ce père et ce fils?

Comment persuader à un homme de lettres de cinquante ans qui trouve brillant de naturel le rôle de Zamore dans Alzire, que le Macbeth de Shakspeare est un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain? Je disais un jour à un de ces messieurs: 'Vingthuit millions d'hommes, savoir: dix-huit millions en Angleterre, et dix millions en Amérique, admirent Macbeth et l'applaudissent cent fois par an. Les Anglais, me répondit-il 30 d'un grand sang-froid, ne peuvent avoir de véritable éloquence, ni de poésie vraiment admirable; la nature de leur langue, non dérivée du latin, s'y oppose d'une manière invincible.' Que dire à un tel homme, qui d'ailleurs est de très bonne foi? Nous sommes toujours au même point, comment prouver à quelqu'un que la Transfiguration est admirable?

Molière était romantique en 1670, car la cour était peuplée d'Orontes, et les châteaux de province d'Alcestes fort mécontents. A le bien prendre, TOUS LES GRANDS ÉCRIVAINS ONT ÉTÉ 40 ROMANTIQUES DE LEUR TEMPS. C'est, un siècle après leur

mort, les gens qui les copient au lieu d'ouvrir les yeux et d'imiter la nature, qui sont classiques 1.

Êtes-vous curieux d'observer l'effet que produit à la scène cette circonstance de ressembler à la nature ajoutée à un chefd'œuvre? Voyez le vol que prend depuis quatre ans le succès de Tartufe. Sous le Consulat et dans les premières années de l'Empire, Tartufe ne ressemblait à rien comme le Misanthrope, ce qui n'empêchait pas les Laharpe, les Lemercier, les Auger et autres grands critiques de s'écrier: Tableau de tous les temps comme de tous les lieux, etc., etc., et les provinciaux d'ap- 10 plaudir.

Le comble de l'absurde et du classicisme, c'est de voir des habits galonnés dans la plupart de nos comédies modernes. Les auteurs ont grandement raison; la fausseté de l'habit prépare à la fausseté du dialogue; et comme le vers alexandrin est fort commode pour le prétendu poète vide d'idées, l'habit galonné ne l'est pas moins pour le maintien embarrassé et les grâces de convention du pauvre comédien sans talent.

Monrose joue bien les Crispins, mais qui a jamais vu de Crispin?

Perlet, le seul Perlet, nous peignait au naturel les ridicules de notre société actuelle; on voyait en lui, par exemple, la tristesse de nos jeunes gens qui, au sortir du collège, commencent si spirituellement la vie par le sérieux de quarante ans. Qu'est-il arrivé? Perlet n'a pas voulu, un soir, imiter la bassesse des histrions de 1780, et, pour avoir été un Français de 1824, tous les théâtres de Paris lui sont fermés.

J'ai l'honneur, etc.

S.

Virgile, le Tasse, Térence, sont peut-être les seuls grands poètes classiques. Encore, sous une forme classique et copiée d'Homère, à chaque instant le Tasse met-il les sentiments tendres et chevaleresques de son siècle. A la renaissance des lettres, après la barbarie des neuvième et dixième siècles, Virgile était tellement supérieur au poème de l'abbé Abbon sur le siège de Paris par les Normands, que, pour peu qu'on eût de sensibilité, il n'y avait pas moyen de n'être pas classique, et de ne pas préférer Turnus à Hérivée. A l'instar des choses qui nous semblent les plus odieuses maintenant : la féodalité, les moines, etc., le classicisme a eu son moment où il était utile et naturel Mais aujourd'hui (15 février, jour de mardi gras), n'est-il pas ridicule que pour me faire rire on n'ait pas d'autre farce que Pourceaugnac, composé il y a cent cinquante ans?

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III

Monsieur,

LETTRE III

Le Romantique au classique.

Le 26 avril à midi.

Votre inexorable sagacité me fait peur. Je reprends la plume deux heures après avoir écrit: aujourd'hui que la petite poste va si vite, je tremble de voir arriver votre réponse. La justesse admirable de votre esprit va m'attaquer, j'en suis sûr, par une petite porte que j'ai laissée entr'ouverte à la critique. Hélas! mon intention était louable, je voulais être bref.

Le romantisme appliqué à celui des plaisirs de l'esprit, à l'égard duquel a lieu la véritable bataille entre les classiques et les romantiques, entre Racine et Shakespeare, c'est une tragédie 10 en prose qui dure depuis plusieurs mois et dont les évènements se passent en des lieux divers. Il peut cependant y avoir telle tragédie romantique dont les évènements soient resserrés, par le hasard, dans l'enceinte d'un palais et dans une durée de trente-six heures. Si les divers incidents de cette tragédie ressemblent à ceux que l'histoire nous dévoile, si le langage, au lieu d'être épique et officiel, est simple, vif, brillant de naturel, sans tirades, ce n'est pas le cas, assurément fort rare, qui aura placé les évènements de cette tragédie dans un palais, et dans l'espace de temps indiqué par l'abbé d'Aubignac, qui l'em20 pêchera d'être romantique, c'est-à-dire d'offrir au public les impressions dont il a besoin, et par conséquent d'enlever les suffrages des gens qui pensent par eux-mêmes. La Tempête de Shakespeare, toute médiocre qu'elle soit, n'en est pas moins une pièce romantique, quoiqu'elle ne dure que quelques heures, et que les incidents dont elle se compose aient lieu dans le voisinage immédiat et dans l'enceinte d'une petite île de la Méditerranée.

Vous combattez mes théories, monsieur, en rappelant le succès de plusieurs tragédies imitées de Racine (Clytemnestre, 30 le Paria, etc.), c'est-à-dire remplissant aujourd'hui, et avec plus ou moins de gaucherie, les conditions que le goût des marquis de 1670 et le ton de la cour de Louis XIV imposaient à Racine. Je réponds: Telle est la puissance de l'art drama

tique sur le cœur humain, que, quelle que soit l'absurdité des règles auxquelles les pauvres poètes sont obligés de se soumettre, cet art plaît encore. Si Aristote ou l'abbé d'Aubignac avaient imposé à la tragédie française la règle de ne faire parler ses personnages que par monosyllabes, si tout mot qui a plus d'une syllabe était banni du théâtre français et du style poétique, avec la même sévérité que le mot pistolet, par exemple; eh bien! malgré cette règle absurde, les tragédies faites par des hommes de génie plairaient encore. Pourquoi? C'est qu'en dépit de la règle du monosyllabe, pas plus étonnante que tant 10 d'autres, l'homme de génie aurait trouvé le secret d'accumuler dans sa pièce une richesse de pensées, une abondance de sentiments qui nous saisissent d'abord: la sottise de la règle lui aurait fait sacrifier plusieurs répliques touchantes, plusieurs sentiments d'un effet sûr; mais peu importe au succès de sa tragédie tant que la règle subsiste. C'est au moment où elle tombe enfin sous les coups tardifs que lui porte le bon sens, que l'ancien poète court un vrai danger. Avec beaucoup moins de talent, ses successeurs pourront, dans le même sujet, faire mieux que lui. Pourquoi? C'est qu'ils oseront se servir de 20 ce mot propre, unique, nécessaire, indispensable, pour faire voir telle émotion de l'âme, ou pour raconter tel incident de l'intrigue. Comment voulez-vous qu'Othello, par exemple, ne prononce pas le mot ignoble mouchoir, lorsqu'il tue la femme qu'il adore, uniquement parce qu'elle a laissé enlever par son rival Cassio le mouchoir fatal qu'il lui avait donné aux premiers temps de leurs amours?

Si l'abbé d'Aubignac avait établi que les acteurs dans la comédie ne doivent marcher qu'à cloche-pied, la comédie des Fausses confidences de Marivaux, jouée par mademoiselle Mars, 30 nous toucherait encore malgré cette idée bizarre. C'est que nous ne verrions pas l'idée bizarre'. Nos grands-pères étaient attendris par l'Oreste d'Andromaque, joué avec une grande perruque poudrée, et en bas rouges avec des souliers à rosette de rubans couleur de feu.

Toute absurdité dont l'imagination d'un peuple a pris l'habitude n'est plus une absurdité pour lui, et ne nuit presque en rien aux plaisirs du gros de ce peuple, jusqu'au moment fatal où quelque indiscret vient lui dire: 'Ce que vous admirez est 1 Tout ridicule inaperçu n'existe pas dans les arts.

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