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graver les noms de ces infortunés époux; les cénotaphes et les statues couchées de Du Guesclin et du bon connétable de Sancerre, son ami; dans des sarcophages exécutés sur mes plans et dessins, reposent les illustres restes de Descartes, de Molière, de La Fontaine et ceux de Turenne; plus loin, une colonne supporte, dans un vase, le cœur de Jacques Rohault, digne émule de Descartes. Près de ce cœur philanthrope, on découvre l'épitaphe touchante et modeste de Jean-Baptiste Brizard, ce favori de Melpomène, qui naguère faisait aimer la scène française. » C'était là, on le voit, quelque chose comme un second Panthéon, beaucoup moins exclusif.

Sur ces débris d'édifices cultuels, on vit renaître des cuites bizarres on a quelquefois remplacé une religion. par une autre religion ou par une philosophie, mais, en général, dans la religion abolie, il y a un fond qui résiste, ou bien qui ne s'efface que pour reparaître bientôt, et ce résidu vivace n'en est pas, hélas, la partie la plus noble. Le christianisme naissant avait fait une guerre acharnée au culte des images et à celui des fontaines; depuis, il en a souvent vécu. Les philosophes de 1793 venaient de brûler une infinité de reliques, telles que celles de sainte Geneviève, lorsque Lenoir jugea ne pouvoir mieux intéresser ses contemporains à son musée historique qu'en y opérant la translation des restes sacrés des grands hommes.

Toutes les âmes sensibles, en effet, et jamais il n'y en eut tant, vinrent en pèlerinage dans son Élysée et les plus dévots sollicitèrent d'insignes reliques de La Fontaine, de Molière et surtout d'Héloïse. Un employé du bureau de la guerre, Lesieur, écrivait à Lenoir pour l'exciter à fouiller les tombes illustres et pour solliciter la

faveur de satisfaire sa dévotion particulière pour Héloïse et Abélard: « Ces époux malheureux, dont les noms ne peuvent se prononcer sans attendrissement, vont donc avoir un monument digne d'eux. Deux citoyens du bureau de la guerre désirent être présents au dépôt qui sera fait des cendres d'Abélard et d'Héloïse... si leurs noms peuvent être portés dans le procès-verbal qui doit en être fait, rien ne leur sera plus agréable. Je vous prie aussi, s'il est possible, de me conserver quelques portions des restes d'Abélard et d'Héloïse pour les déposer dans le monument que j'ai chez moi. »><

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Un M. Moit obtint la même faveur, ainsi qu'une relique de Boileau. Des authentiques étaient délivrées par Lenoir, et le baron Vivant- Denon, directeur des musées nationaux, avait dans son cabinet un reliquaire gothique dans l'intérieur duquel voisinaient en bonne intelligence, des reliques du Cid, de Chimène, d'Héloïse, d'Abélard, d'Agnès Sorel, d'Inès de Castro, d'Henri IV, de Turenne, de Molière, de La Fontaine, de Desaix et de Napoléon.

Et pourtant, si un homme était en droit de se voir épargner des mutilations posthumes, il semblerait bien que ce fut Abélard.

Le tombeau d'Héloïse et d'Abélard n'a rien qui remonte à l'époque de ces amants infortunés: c'est dans la démolition du cloître de Saint-Denis, bâti vers 1230 et probablement par Pierre de Montereau, que Lenoir trouva de quoi composer l'édicule carré. Deux médaillons de la Renaissance, à bustes d'homme et de femme, dans la donnée classique et banale du temps, y ont été insérés parce qu'ils décoraient une maison de la Cité qui passait pour avoir été celle de Fulbert, et que l'opinion

populaire y voyait les portraits de ces deux victimes. Cette mutilation exercée sur la maison de Fulbert avait une apparence de justice; quant au reste du tombeau, il fut composé au hasard une statue de clerc du xv° siècle s'est chargée du rôle d'Abélard, et une dame noble du milieu du xiv siècle, qui reposait dans la chapelle SaintJean de Beauvais, eut la mission de représenter Héloïse; enfin on a pris le bas-relief des funérailles au tombeau de Louis de France, fils aîné de saint Louis.

Mais les amours uniques et tragiques n'avaient pas seuls le privilège d'émouvoir la sensibilité de Lenoir et d'être glorifiées dans son musée. Il n'est guère de naïveté plus touchante que celle qui lui fit réunir au chevet mortuaire de Diane de Poitiers les images de François Ier et d'Henri II, mais nul commentaire ne peut valoir la citation du catalogue. Elle montrera en même temps dans quel esprit étaient conçus les arrangements que Lenoir et ses contemporains considéraient comme tout à fait judicieux.

<«<La statue en marbre à genoux de Diane de Poitiers, femme célèbre par ses amours, et par son talent à manier les affaires du gouvernement, morte en 1566, posée sur un sarcophage de marbre noir, revêtu de l'inscription ci-jointe et portée par quatre têtes de sphynx, le tout posé sur un piédestal supporté par quatre figures de femme.

« Ce tombeau, dont j'ai acheté les débris à Anet, était dans un état d'abandon tel que les animaux les plus vils paissaient dedans; il vient d'être restauré sur mes des

sins.

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N'ayant pu me procurer le prie-Dieu qui était placé devant Diane, j'ai posé près d'elle un chien, symbole de

la fidélité, conservant le flambeau de l'Amour (1), et plus loin on voit l'Amour assis sur des volumes, écrivant l'histoire de cette femme illustre (2). J'ai élevé ce monument sur un piédestal que j'ai fait supporter par quatre nymphes; Pilon, leur auteur, a mis de la grâce et du goût dans l'invention et l'exécution de ces figures qu'il avait sculptées en bois, pour supporter la châsse de SainteGeneviève. Les émaux que j'ai introduits dans ce piédestal conviennent parfaitement, puisque d'un côté on y voit François Ier et de l'autre Henri II à genoux devant Diane, entourée des lacs et des chiffres amoureux dont il faisait orner tous les monuments érigés par ses ordres. Sur le devant, on voit encore François Ier représenté en saint Paul, et sur l'autre face l'amiral Chabot, les émaux placés dans le socle représentant des sujets de dévotion exécutés à Poitiers d'après les cartons de Raphaël.

Pour intéresser le public, Lenoir avait compris qu'il fallait à la fois de grands noms, très populaires, et de belles effigies, mais un génie malicieux semble avoir voulu que, dans l'histoire de l'art, les plus belles œuvres soient anonymes et que les œuvres ou les traits des gens les plus célèbres soient le plus souvent introuvables. Lenoir s'était décidé à mettre à la raison, sans nul scrupule, ce génie malicieux.

Il fut, du reste, de bonne foi sur plusieurs points, et Montfaucon l'avait devancé en donnant pour des effigies de rois de France, les rois et reines de l'Ancien Testament

(1) Ce chien devait avoir appartenu à quelque monument des Dominicains, qui ont choisi pour emblème un chien tenant dans la gueule une torche allumée.

(2) L'amour, tel que le comprit Diane, ne devait pas écrire des chro niques, mais tenir des registres de comptabilité.

sculptés sur les portails de Saint-Denis et autres du même temps.

C'est de bonne foi, sans nul doute, qu'il donna après lui, pour les effigies authentiques et contemporaines de Clovis et de Clotilde, les figures de Salomon et de la reine de Saba sculptées au XIIe siècle à Notre-Dame de Corbeil, et quand il présenta les figures de Charles V et de sa femme, du portail des Célestins, comme les effigies de saint Louis et de la reine Marguerite, ce fut sans doute en se fiant à la tradition populaire, au lieu de rechercher les pièces d'archives dont il n'avait cure de s'informer.

Et c'est avec la même négligence, mais avec la même bonne foi que, depuis 1815 jusqu'à nos jours, tous les mérovingiens du théâtre sont restés fidèles au costume du temps de Louis VII, et toutes les statues pieuses de saint Louis à la ressemblance de Charles V.

Pour d'autres figures historiques, Lenoir alla simplement au hasard il vit ou feignit de voir un portrait de Suger dans une tête d'homme du peuple du temps de saint Louis, cueillie sur une clef de voûte du cloître de Saint-Denis; pour d'autres, il est bien certain que Lenoir ne fut pas dupe de ses propres artifices. Blanche de Castille avait eu l'imprudence de faire exécuter en bronze sa tombe dans l'abbaye de Maubuisson, et fut une des premières victimes de la fonte: depuis longtemps déjà, cette princesse qui avait su la guerre était transformée en bouche à feu, lorsque Lenoir organisa son musée. Cette lacune lui était trop sensible pour qu'il ne trouvât point à la reine célèbre une digne suppléante : Catherine de Courtenay, impératrice de Constantinople et femme de Charles de France, comte de Valois, fut exposée sous son nom; Lenoir avait évidemment trouvé piquant de faire une reine Blanche

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