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ces dépenses étaient encore surpassées par celles que lui occasionnait son goût pour la chasse. Il n'avait pas moins de quatre mille personnes employées à la garde de ses forêts. Uniquement préoccupé de son plaisir, il fermait les yeux sur tous les abus qui se commettaient dans ses bureaux. Il était content de tout, pourvu qu'on lui fournit continuellement l'argent nécessaire pour mener une vie dissipée. Mais s'il ne manquait de rien, il n'en était pas de même de tous ses sujets. Les officiers passèrent jusqu'à quinze mois sans toucher leur solde. Le trésor de l'État une fois épuisé, il fallut emprunter des capitaux à raison de dix pour cent d'intérêt on chargea la banque de plus de billets qu'elle ne possédait de fonds. Les impôts furent augmentés, mais la cour ne changea rien à ses habitudes. Aussi, à sa mort, Auguste III laissa-t-il 62,400,000 livres de dettes, quoique le revenu de la Saxe fût de près de quinze millions. Tant qu'il avait vécu, il avait abandonné la direction de toutes les affaires au comte de Bruhl. Celui-ci ne se maintint au pouvoir que par le soin qu'il eut constamment de ne jamais rien. refuser à la prodigalité de son maître. Il aima aussi l'ostentation et se permit des dépenses qui tenaient de la folie. Sa bibliothèque de 220 pieds de long, sa galerie de tableaux, ses jardins, ses châteaux étaient dignes d'admiration. Il ne comptait pas moins de trois cents personnes à son service; il avait le même nombre de chevaux dans ses écuries. Personne n'avait plus d'habits, de montres, de dentelles, de bottes, de souliers et de pantoufles, a dit le roi de Prusse. En effet, il possédait trois cents habits complets et le duplicata de chacun d'eux, parce qu'il changeait de vêtement l'après-dinée, et ne voulait pas que son costume du soir fût différent de celui du matin. Tous ces habits, avec chacun leur canne et leur tabatière, étaient exactement représentés dans un grand livre que le valet de chambre de son excellence lui apportait le matin, afin qu'il déterminât l'habillement du jour. C'est en ruinant la Saxe que Bruhl parvint à éblouir les yeux par son luxe. Cependant il mourut banqueroutier, après avoir dépensé annuellement près de 1,400,000 livres (1).

(1) Riesbeck, tom. II, pag. 163 à 165, 181 et 182. Walpole, tom. II, pag. 535 à 541.- Voyages de John Moore en France, en Suisse et en Allemagne, traduits par Mile de Fontenay, 1806, tom. II, pag. 200. Journal d'un voyageur en Allemagne, par Guibert, 1803, tom. I, pag. 151. - Histoire de l'anarchie de Pologne, par

Rulhière, liv. III,

Danemarck.

Frédéric V était depuis longtemps le patron du génie, de la science et des lettres, et l'idole de son peuple. Tout à coup un changement extraordinaire se fit remarquer dans ses habitudes et dans ses manières : il perdit le goût qu'il avait eu pour les nobles travaux auxquels il s'était jusque alors livré. Il s'entoura de gens débauchés et leur prodigua ses trésors au milieu des orgies. Il s'abandonna à une ivresse excessive et continuelle; elle affaiblit ses facultés morales et physiques et hâta l'heure de son trépas. Son fils Christiern VII lui succéda. Il n'avait que dix-sept ans. Il était plein de grâces, affable, généreux. D'ignobles passions détruisirent les séduisantes qualités qu'il avait reçues de la nature. Il donna son amitié à une foule de libertins de son âge. Il prit plaisir à les suivre dans des maisons de débauche et dans les cabarets; il y cassait les vitres, battait les domestiques, brisait les meubles. Cette conduite lui valut d'être plusieurs fois traîné la nuit dans des corps de garde. Il épousa la princesse Mathilde; elle était ravissante, elle devint mère. Christiern continua de se vautrer dans la fange. Il voulut visiter les pays étrangers; en six mois il y dissipa cinq millions. Il avait parcouru la Hollande, l'Angleterre et la France. Quel fruit tira-t-il de toutes ces courses? A Amsterdam et à Londres, ce fut dans les guinguettes et les lieux de prostitution qu'il passa les heures dont il put disposer. De Paris il rapporta une maladie honteuse qu'il communiqua à la reine. Il revint dans ses États étiolé, presque épuisé. Il s'appliqua à forcer la nature. Il recourut à des restaurants et à des stimulants. Il s'adonna de plus en plus au vice. Rien ne le retint. La présence de ses domestiques ne l'empêcha pas une fois de s'avilir. Bientôt il passa de la puberté à la décrépitude la plus dégoûtante. A vingt-cinq ans, c'était un vieillard. Il était mort virilement, physiquement et moralement. Il tomba dans l'imbécillité la plus complète. Il ne savait plus ce qu'il signait, ou plutôt ce qu'on lui apportait à signer. Il fut gardé à vue; ses domestiques eurent ordre de ne jamais lui adresser la parole; on se contenta de lui laisser des vitres à casser, des porcelaines à briser. La seule compagnie qu'il eût, ce fut un chien, nourri comme lui, traité comme lui, au point qu'il y avait

un carrosse destiné à recevoir ce chien à la suite du carrosse où on flanquait le roi quand il voyageait. Pendant ce temps-là, la reine Mathilde se soigna. Le médecin Struensée lui avait rendu la santé. Par reconnaissance la reine s'attacha à lui. Struensée obtint son cœur, et avec ce cœur les rênes du gouvernement. Il était aussi athée que dissolu; il eut soin de pervertir sa royale maîtresse, afin de régner despotiquement. La cour se déprava. Mathilde abdiqua toute pudeur, et n'appela autour d'elle qu'un essaim de jeunes prostituées. Son palais se transforma en temple de la volupté. Chaque jour fut un jour de fête, les affaires furent sacrifiées aux divertissements; les trésors ne servirent qu'à alimenter toutes les passions. Le scandale fut porté si loin, que toutes les femmes qui se respectaient affectèrent de déserter la cour. On éloigna tous les gens austères. Cependant, de toutes les mesures ordonnées par Struensée, il en est qui méritent d'être louées. Il avait tout à redouter des nobles, qui ne voyaient pas sans jalousie son élévation si rapide et son empire absolu. Or, comme ces nobles étaient criblés de dettes, il autorisa leurs créanciers à les arrêter; cette ordonnance obligea presque tous les mécontents de se retirer dans leurs provinces. On ne lui pardonna pas de froisser ainsi les esprits. Une conspiration éclata. La reine fut précipitée du trône, répudiée et condamnée à un exil perpétuel. Struensée avait pour ami intime Brandt, qui partageait et ses principes et ses inclinations. Ils furent arrêtés. Une commission fut chargée de les juger; elle avait le pouvoir et le désir de les tuer. Elle les tua en vertu d'une sentence aussi insensée que longue, appuyée sur des motifs avec lesquels on pourrait envoyer à l'échafaud tous les fonctionnaires publics. L'exécution des deux potentats ne doit être regardée que comme un assassinat juridique. Le peuple respira et attendit des jours meilleurs. La reine douairière avait excité cette révolution; elle avait été soutenue par des ambitieux qui, en se prêtant à ses bassesses, espéraient s'emparer du pouvoir. Mais elle jugea à propos de le conserver pour elle. Elle paya quelques dettes, elle réforma quelques abus, elle diminua quelques dépenses; mais elle prétendit avoir le droit de ne relever de personne, quoiqu'elle se fût servie de ce prétexte pour renverser Struensée. Elle succomba à son tour. Les affaires furent ainsi dirigées par plusieurs personnages intrigants qui parvinrent à s'arracher les uns aux autres l'autorité qu'ils convoitaient. Le roi n'était dérangé dans l'isolement où il

croupissait, que quand il fallait apposer son nom sur des parchemins qui annonçaient un coup d'État. Il passa le reste de sa vie dans l'inertie à laquelle l'avait réduit sa précoce dépravation (1).

Suède.

Rien n'égalait l'autorité que les grands avaient usurpée; rien n'était plus connu que l'usage qu'ils en faisaient. Sur neuf cents membres dont se composait l'assemblée de la noblesse, il n'y en avait pas cent qui fussent exempts de corruption. Ils vendaient leur crédit et leur bassesse, et ne subsistaient que de ces honteux trafics. Ils étaient redoutés du roi; ils n'étaient pas moins odieux au peuple. Quand Gustave III les eut renversés et dispersés, et qu'il leur eut arraché le levier avec lequel ils opprimaient la Suède, il se vit aimé et béni de ses sujets. Il ne sut pas profiter de la position nouvelle où il s'était placé pour inaugurer une ère de bonheur. Sur les débris de l'oligarchie, il n'établit qu'un despotisme presque aussi dangereux et funeste. Il composait des drames, des comédies; il était en correspondance avec d'illustres personnages; il s'exerçait à traduire la Henriade; il se nourrissait des écrits modernes; il écrivait des éloges et des discours pompeux; il visita les pays étrangers. Il était donc instruit, il parlait avec éloquence, il séduisait par ses manières. C'était un philosophe accompli. A quoi lui servirent toutes ces connaissances et toutes ces qualités si précieuses? Il se glorifia de mépriser les préjugés; il brava toutes les convenances; à Rome, suivant Gorani, il affecta, un vendredi-saint, de donner un repas composé de toutes sortes de viandes; dans son palais il se piqua d'irréligion. Il permettait l'incrédulité, mais il voulait être honoré comme un dieu. Aussi exigeait-il que tous ses sujets se découvrissent à son aspect, et que ceux qui étaient en voiture en descendissent pour le saluer, quand il traversait les rues de sa capitale. Qu'avait-il donc fait pour mériter tant d'attention? Il avait une femme pleine de grâces, belle à ravir; il la négligea et n'eut jamais de rapports intimes avec elle. Il essaya de la corrompre; il l'engagea,

(1) Mémoires authentiques et intéressants ou Histoire des comtes Struensée et Brandt, 1789, pag. 243. - Mémoires de l'abbé Roman, 1807, pag. 13 à 103. Les cours du Nord, traduites de John Brown, par Cohen, 1819, tom. I.

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il la pressa de choisir un amant. Pour lui, il n'était entouré que de mignons efféminés. Il passait ses jours avec eux dans des habitudes infâmes. Pour leur complaire, il afficha un luxe scandaleux. Il leur donnait tous les jours des bals, des festins; il se livra à des dépenses immenses, dont la conséquence la plus naturelle fut une augmentation d'impôts. Sa mère lui reprocha ce scandale; il lui défendit de se mêler de ses affaires. Les paysans se plaignirent; il se moqua de leurs requêtes. Il s'attribua le monopole de l'eau-de-vie; cette tyrannie excita partout des séditions. Il punit les rebelles et profita du gain qu'il faisait de son nouveau commerce pour gorger d'or tous ses courtisans. Une disette survint; le peuple mourait de faim. Gustave ferma les yeux sur cette misère et ne réforma pas sa maison. Le trésor étant épuisé, il emprunta partout de l'argent; mais il ne paya pas les intérêts, ne satisfit pas à ses engagements. Aussi les usuriers euxmêmes refusèrent-ils de traiter avec lui, et ils exigèrent des garanties des gens qu'il chargeait de trouver des capitaux. Il en vint à diminuer d'un tiers la valeur du papier-monnaie. Cette ordonnance ruina une multitude de familles. Il se rit de leur désolation. Il ne vivait que pour se divertir. Ce fut dans un bal qu'un assassin sut le frapper à mort. Ce régicide crut venger la morale et l'humanité en tuant un philosophe couronné qui outrageait la morale et l'humanité, et jusqu'à la volupté elle-même (1).

Pologne.

Auguste III était électeur de Saxe et roi de Pologne. Il résida constamment à Dresde, afin de se livrer plus facilement à sa passion pour la chasse. Il ne fit à Varsovie que quelques apparitions toujours très-courtes. Comme il avait besoin d'un allié puissant, il se mit sous la dépendance de la Russie. Toutes les affaires de la Pologne se ressentirent et de l'absence et de l'alliance du roi. Il y avait une multitude de places à donner; ce fut le cabinet de Pétersbourg qui en disposa, de concert avec Bruhl. Elles furent toutes mises à l'encan, et exploitées par ceux qui les avaient chèrement achetées. Comme ils

(1) Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernements et des mœurs des principaux États de l'Italie, par Gorani, 1793, tom. I, pag. 348.- Levis, pag. 120, -Brown, tom. II et III.

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