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seau. On peut ouvrir la correspondance de ce philosophe pour apprendre jusqu'où les confidences et l'intimité alloient entre eux. Madame de Luxembourg se chargeoit de vendre les ouvrages de Rousseau; elle le protégeoit contre les honnêtes gens, et les magistrats chargés de la haute police de l'état ; et, pour comble de dégradation, elle voyoit publiquement la servante-maîtresse de ce sophiste. Avant que les Confessions fussent imprimées, elle savoit que le citoyen de Genève envoyoit sa progéniture à l'hôpital; elle ne l'en estimoit pas moins. Dans le désir d'avoir un petit Rousseau, elle supplia J. J. de ne pas condamner le premier enfant de sa servante; elle promit d'assurer à cet enfant quatre mille livres de revenu, et de l'élever dans les principes d'Emile: J. J. fit semblant d'y consentir, et madame de Luxembourg en fut si enchantée qu'elle envoyoit Tronchin soigner la gouvernante du philosophe, pour être plus assurée qu'on ne la tromperoit pas. Vaine précaution! la gouvernante accoucha, cet enfant fut mis aussitôt dans la même pension que ses frères. J. J. Rousseau n'étoit pas assez bête pour vouloir qu'on élevât un de ses fils dans les principes d'Emile; l'amour - propre d'auteur étoit en lui bien plus vif que l'amour paternel, et il savoit fort bien que l'éducation qu'il avoit prêchée n'étoit bonne qu'à corrompre, aussi n'a-t-il voulu la rendre possible que pour les grands et les financiers. Niera-t-on maintenant qu'il y ait eu alliance entre la philoso‐ phie et la corruption des grands?

Si on l'osoit, j'ouvrirois la correspondance de M. de Voltaire, et je demanderois, parmi les femmes qui régnoient alors, quelle fut celle qui lui montra le plus de confiance, d'amitié, qui l'accabla de plus d'adorations. « Ma cateau aime les philoso

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phes, écrivoit ce corrupteur à d'Alembert, son >> mari aura tort dans la postérité. » Et lorsque celle M. de Voltaire appeloit sa cateau eut donné au jeune Ivan le même tort qu'à son mari, le sage de Ferney se contenta d'en plaisanter avec d'Alembert: « Il ne faut pas cependant qu'elle s'y accoutume, écrivoit-il, car cela feroit tort à la philosophie. Cette observation même ne prouve-t-elle pas qu'il avoit alliance entre la corruption des grands et les maximes des philosophes? A des faits aussi avérés, que peut-on répliquer? Niera-t-on que M. de Voltaire ait sans cesse exalté les barbares du Nord, et avili la France? Niera-t-on qu'Helvétius ait désique la France fût conquise? Pour justifier ces philosophes, il faudroit commencer par brûler leurs ouvrages, et c'est ce que nous sommes loin de désirer. Il faut que ces ouvrages restent pour la honte éternelle de ceux qui les ont écrits, pour la confuşion de ceux qui les défendent, et pour l'instruction de la postérité,

Du chapitre des Mémoires de M. de Bezenval sur madame la maréchale de Luxembourg, je n'ai tiré qu'une conclusion: livrée à ses passions, elle fit rougir même les libertins; sa méchanceté ne lui laissa pas d'amis; devenue philosophe, elle s'avilit davantage encore. Cette même femme revint à des sentimens religieux, consacra annuellement le quart de ses revenus aux pauvres, et fit l'éducation de sa petite-fille, madame de Lauzun, dont la sagesse ne se démentit jamais. Que l'on compare maintenant les effets de la philosophie et l'ascendant de la religion: Madame de Luxembourg étoit si fière de la réputation de sa petite-fille, qu'on disoit plaisamment dans le monde, qu'elle étoit persuadée que chaque année que madame de Lauzun passoit sans prendre d'amant, lui en ôtoit dix.

F.

V.

Lettre aux Rédacteurs d'un Journal sur la manière dont les Philosophes faisoient des prosélytes parmi les jeunes gens qui débutoient dans la carrière des Lettres.

ES

Les réflexions suivantes m'ont été suggérées par quelques lettres de d'Alembert, que j'ai en ce moment sous les yeux. En voyant avec quelle juste sévérité vous traitez les mauvais moralistes et les froids écrivains, je conçois qu'ils doivent regretter le temps où des chefs de secte distribuoient à pleines mains les louanges les plus exagérées; car la flatterie fut un des principaux moyens qu'employèrent les philosophes du dix-huitième siècle pour faire des adeptes. Toujours aux aguets des talens naissans, dès qu'un jeune homme s'annonçoit avec quelque esprit, ils lui donnoient les éloges les plus outrés, afin de l'entraîner dans leur parti. Jamais on ne fut plus habile qu'eux à manier le ressort si puissant de l'amour-propre. Connoissant assez, par leur expérience personnelle, combien l'homme est porté à croire le bien qu'on dit de lui ou de ses ouvrages, quelque peu d'ailleurs qu'il soit mérité, ils se servirent très-adroitement de cette foiblesse de l'esprit humain pour attirer dans le piége ceux que l'honneur ou des principes sages éloignoient de leurs fausses doctrines. C'est ainsi qu'ils perdirent Helvétius, élevé sagement par des parens et des institu

teurs vertueux.

Ces messieurs commençoient leur ouvrage de séduction par écrire quelques lettres remplies d'une basse adulation, à ceux qu'ils vouloient gagner

Dans ces lettres, ils vantoient les vertus, les talens, l'esprit et la raison de ceux à qui ils écrivoient; ils n'oublioient point non plus de s'étendre en louanges pompeuses sur les moindres bagatelles qu'ils avoient produites; ils leur parloient de la plus mince et de la plus fertile brochure comme de la plus haute production du génie ; ils les comparoient sans façon aux plus grands écrivains anciens et modernes : leurs écrits devoient avoir une grande influence sur leur siècle; ils étoient faits pour propager les bons principes; ils devoient contribuer à réformer le monde, et servir à la régénération universelle du genre humain.... Les sages les admiroient, et déjà la renommée inscrivoit leurs noms au temple de mémoire!.... Telles étoient quelques-unes des phrases banales dont tant de barbouilleurs de papier furent si long-temps les dupes. Ces premières tentatives n'étoient que pour sonder le terrain: on avoit grand soin de glisser dans ce fatras de cajoleries épistolaires, quelques assertions équivoques sur des matières politiques ou religieuses, quelques raisonnemens louches, quelques propositions mal développées, qui paroissoient échappées à la négligence du scribe mais qui étoient mises là pour servir d'amorce et pour faire connoître, par les réponses qu'on y feroit, le caractère de l'homme, la tendance de son esprit, et le plus ou le moins de fond qu'on pouvoit faire sur lui.

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Si, comme cela arriva souvent, malgré le clinquant dont tout cela étoit brillanté, et en dépit de l'amphigouri flagorneur et hyperbolique; si, dis-je, on ne donnoit pas tête baissée dans le panneau ; si l'on faisoit la profession de foi d'un honnête homme sur le gouvernement et la religion; si l'on relevoit, en bon citoyen et en digne membre de la société, les

erreurs avancées par le sophiste, la correspondance cessoit bientôt....; on étoit déclaré profane et incapable de recevoir la lumière. Après cela, eût-on fait des chefs-d'œuvre, il étoit clair qu'on n'étoit qu'un sot. Quant à ceux qui avoient la foiblesse de s'enivrer de l'encens séducteur, sans s'appercevoir qu'on y mêloit des poisons, on les proclamoit frèreș, on les élevoit sur le pinacle; puis bientôt on leur disoit le mot de l'ordre, et on les mettoit avec les autres à travailler au grand œuvre.

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Voltaire, surtout, avoit une merveilleuse facilité à faire des prosélytes. Les louanges les plus excessives ne lui coûtoient rien; il en étoit aussi prodigue que d'injures. Que de pygmées dont il avoit fait des colosses! Il créoit les réputations; son témoignage suffisoit on étoit grand dès que Voltaire l'avoit dit. On est bien étonné aujourd'hui en lisant ces brevets d'immortalité, qu'il distribuoit si gratuitement à des hommes dont les noms sont depuis silong-temps oubliés. Il faut pourtant le dire, on voit jusque dans ces brevets qu'il étoit infiniment supérieur aux autres chefs de son école, et la flatterie, dans ses lettres, a un ton de légèreté qui fait excuser la pompe des expressions.

Voyez si les jeunes poètes fraîchement sortis des pensionnats ne doivent pas regretter le bon temps où il suffisoit d'avoir l'opinion du parti dominant pour être déclaré homme de génie, et si quelques vieux littérateurs de cette époque ne doivent pas craindre la critique actuelle qui, avant de reconnoître la légitimité des titres accordés par les encyclopédistes, prétend examiner sur quoi ces titres sont fondés? Je ne suis pas étonné des cris qu'on. pousse quelquefois contre votre journal vouloir qu'on acquière de la réputation à force de travail,

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