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CHAPITRE XXIX.

Des Historiens allemands, et de J. de Müller en particulier.

L'HISTOIRE est dans la littérature ce qui touche de plus près à la connoissance des affaires publiques; c'est presque un homme d'état qu'un grand historien; car il est difficile de bien juger les évènements politiques, sans être, jusqu'à un certain point, capable de les diriger soi-même; aussi voit-on que la plupart des historiens sont à la hauteur du gouvernement de leur pays, et n'écrivent guère que comme ils pourroient agir. Les historiens de l'antiquité sont les premiers de tous, parcequ'il n'est point d'époque où les hommes supérieurs aient exercé plus d'ascendant sur leur patrie. Les historiens anglais occupent le second rang; c'est la

nation en Angleterre, plus encore que tel ou tel homme, qui a de la grandeur; aussi les historiens y sont-ils moins dramatiques, mais plus philosophes que les anciens. Les idées générales ont chez les Anglais plus d'importance que les individus. les individus. En Italie le seul Machiavel, parmi les historiens, a considéré les évènements de son pays d'une manière universelle mais terrible; tous les autres ont vu le monde dans leur ville: ce patriotisme, quelque resserré qu'il soit, donne encore de l'intérêt et du mouvement aux écrits des Italiens*. On a remarqué de tout temps que les mémoires valoient beaucoup mieux en France que les histoires; les intrigues des cours disposoient jadis du sort du royaume, il étoit donc naturel que dans un tel pays les anecdotes particulières renfermassent le secret de l'histoire.

C'est sous le point de vue littéraire qu'il faut considérer les historiens allemands; l'existence politique du pays n'a point eu jusqu'à présent assez de force pour donner

* M. de Sismondi a su faire revivre ces intérêts partiels des républiques italiennes en les rattachant aux grandes questions qui intéressent l'humanité toute entière.

en ce genre un caractère national aux écrivains. Le talent particulier à chaque homme et les principes généraux de l'art d'écrire l'histoire ont seuls influé sur les productions de l'esprit humain dans cette carrière. On peut diviser, ce me semble, en trois classes principales les différents écrits historiques publiés en Allemagne : l'histoire savante, l'histoire philosophique, et l'histoire classique, en tant que l'acception de ce mot est bornée à l'art de raconter tel que les anciens l'ont conçu.

L'Allemagne abonde en historiens savants tels que Mascou, Schöpflín, Schlözer, Gatterer, Schmidt, etc. Ils ont fait des recherches immenses, et nous ont donné des ouvrages où tout se trouve pour qui sait les étudier; mais de tels écrivains ne sont bons qu'à consulter, et leurs travaux seroient les plus estimables et les plus généreux de tous, s'ils avoient eu seulement pour but d'épargner de la peine aux hommes de génie qui veulent écrire l'histoire.

Schiller est à la tête des historiens philosophiques, c'est-à-dire de ceux qui considèrent les faits comme des raisonnements à l'appui de leurs opinions. La révolution des Pays

Bas se lit comme un plaidoyer plein d'intérêt et de chaleur. La La guerre de trente ans est l'une des époques dans laquelle la nation allemande a montré le plus d'énergie, Schiller en a fait l'histoire avec un sentiment de patriotisme et d'amour pour les lumières et la liberté qui honore tout à la fois son ame et son génie; les traits avec lesquels il caractérise les principaux personnages sont d'une étonnante supériorité, et toutes ses réflexions naissent du recueillement d'une ame élevée; mais les Allemands reprochent à Schiller de n'avoir pas assez étudié les faits dans leurs sources; il ne pouvoit suffire à toutes les carrières auxquelles ses rares talents l'appeloient, et son histoire n'est pas. fondée sur une érudition assez étendue. Ce sont les Allemands, j'ai souvent eu occasion de le dire, qui ont senti les premiers tout le parti que l'imagination pouvoit tirer de l'érudition; les circonstances de détail donnent seules de la couleur et de la vie à l'histoire; on ne trouve guère à la superficie des connoissances qu'un prétexte pour le raisonnement et l'esprit.

L'histoire de Schiller a été écrite dans cette époque du dix-huitième siècle où l'on

faisoit de tout des armes, et son style se sent un peu du genre polémique qui régnoit alors dans la plupart des écrits. Mais quand le but qu'on se propose est la tolérance et la liberté, et que l'on y tend par des moyens et des sentiments aussi nobles que ceux de Schiller, on compose toujours un bel ouvrage, quand même on pourroit désirer dans la part accordée aux faits et aux réflexions quelque chose de plus ou de moins étendu*.

Par un contraste singulier, c'est Schiller, le grand auteur dramatique, qui a mis peutêtre trop de philosophie, et par conséquent trop d'idées générales dans ses récits, et c'est Müller, le plus savant des historiens, qui a été vraiment poëte dans sa manière de peindre les évènements et les hommes. Il faut distinguer dans l'histoire de la Suisse l'érudit et l'écrivain d'un grand talent: ce n'est qu'ainsi, ce me semble, qu'on peut parvenir à rendre justice à Müller. C'étoit un homme d'un savoir inouï, et ses facultés

* On ne peut oublier, parmi les historiens philosophiques, M. Heeren, qui vient de publier des Considérations sur les croisades, dans lesquelles une parfaite impartialité est le résultat des connoissances les plus rares et de la force de la raison.

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