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Agamemnon; mais la tendance naturelle du siècle c'est la tragédie historique.

Tout est tragédie dans les évènements qui intéressent les nations; et cet immense drame, que le genre humain représente depuis six mille ans, fourniroit des sujets sans nombre pour le théâtre, si l'on donnoit plus de li berté à l'art dramatique. Les règles ne sont que l'itinéraire du génie; elles nous apprennent seulement que Corneille, Racine et Voltaire ont passé par-là; mais si l'on arrive au but, pourquoi chicaner sur la route? et le but n'est-il pas d'émouvoir l'ame en l'ennoblissant?

La curiosité est un des grands mobiles du théâtre : néanmoins l'intérêt qu'excite la profondeur des affections est le seul inépuisable. On s'attache à la poésie, qui révèle l'homme à l'homme; on aime à voir comment la créature semblable à nous se débat avec la souffrance, y succombe, en triomphe, s'abat et se relève sous la puissance du sort. Dans quelques unes de nos tragédies il y a des situations tout aussi violentes que dans les tragédies anglaises ou allemandes; mais ces situations ne sont pas présentées dans toute leur force, et quelquefois c'est par l'affectation qu'on en adoucit l'effet, ou plutôt qu'on

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l'efface. L'on sort rarement d'une certaine nature convenue qui revêt de ses couleurs les mœurs anciennes comme les mœurs modernes, le crime comme la vertu, l'assassinat comme la galanterie. Cette nature est belle et soigneusement parée, mais on s'en fatigue à la longue; et le besoin de se plonger dans des mystères plus profonds doit s'emparer invinciblement du génie.

Il seroit donc à désirer qu'on pût sortir de l'enceinte que les hémistiches et les rimes ont tracée autour de l'art; il faut permettre plus de hardiesse, il faut exiger plus de connoissance de l'histoire; car si l'on s'en tient exclusivement à ces copies toujours plus pâles des mêmes chefs-d'œuvre, on finira par ne plus voir au théâtre que des marionnettes héroïques, sacrifiant l'amour au devoir, préférant la mort à l'esclavage, inspirées par l'antithèse dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu'on appelle l'homme, avec la destinée redoutable qui tour à tour l'entraîne et le poursuit.

Les défauts du théâtre allemand sont faciles à remarquer: tout ce qui tient au manque d'usage du monde, dans les arts comme

dans la société, frappe d'abord les esprits les plus superficiels ; mais, pour sentir les beautés qui viennent de l'ame, il est nécessaire d'apporter dans l'appréciation des ouvrages qui nous sont présentés un genre de bonhomie tout-à-fait d'accord avec une haute su→ périorité. La moquerie n'est souvent qu'un sentiment vulgaire traduit en impertinence. La faculté d'admirer la véritable grandeur à travers les fautes de goût en littérature comme à travers les inconséquences dans la vie, cette faculté est la seule qui honore celui qui juge.

En faisant connoître un théâtre fondé sur des principes très différents des nôtres, je ne prétends assurément, ni que ces principes soient les meilleurs, ni sur-tout qu'on doive les adopter en France: mais des combinaisons étrangères peuvent exciter des idées nouvelles ; et quand on voit de quelle stérilité notre littérature est menacée, il me paroît difficile de ne pas désirer que nos écrivains reculent un peu les bornes de la carrière: ne feroient-ils pas bien de devenir à leur tour conquérants dans l'empire de l'imagination? Il n'en doit guère coûter à des Français pour suivre un semblable conseil.

CHAPITRE XVI.

Des Drames de Lessing.

E

Le théâtre allemand n'existoit pas avant Lessing, on n'y jouoit que des traductions ou des imitations des pièces étrangères. Le théâtre a plus besoin encore que les autres branches de la littérature d'une capitale où les ressources de la richesse et des arts soient réunies; et tout est dispersé en Allemagne. Dans une ville il y a des acteurs, dans l'autre des auteurs, dans une troisième des spectateurs; et nulle part un foyer où tous les moyens soient rassemblés. Lessing employa l'activité naturelle de son caractère à donner un théâtre national à ses compatriotes, et il écrivit un journal intitulé La Dramaturgie, dans lequel il examina la plupart des pièces traduites du français qu'on représentoit en

Allemagne : la parfaite justesse d'esprit qu'il montre dans ses critiques suppose encore plus de philosophie que de connoissance de l'art. Lessing en général pensoit comme Diderot sur l'art dramatique. Il croyoit que la sévère régularité des tragédies françaises s'opposoit à ce qu'on pût traiter un grand nombre de sujets simples et touchants, et qu'il falloit faire des drames pour y suppléer. Mais Diderot dans ses pièces mettoit l'affectation du naturel à la place de l'affectation de convention, tandis que le talent de Lessing est vraiment simple et sincère. Il a donné le premier aux Allemands l'honorable impulsion de travailler pour le théâtre d'après leur propre génie. L'originalité de son caractère se manifeste dans ses pièces; cependant elles sont soumises aux mêmes principes que les nôtres; leur forme n'a rien de particulier, et quoiqu'il ne s'embarrassât guère de l'unité de temps ni de lieu, il ne s'est point élevé comme Goethe et Schiller à la conception d'un système nouveau. Minna de Barnhelm, Emilia Galotti et Nathan le Sage sont les trois drames de Lessing qui méritent d'être cités.

Un officier d'un noble caractère, après

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