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Ce désir d'un autre temps, d'un autre pays, est un sentiment poétique. L'homme religieux a besoin du ciel, et le poëte d'une autre terre: mais on ignore quel culte et quel siècle la Fiancée de Messine nous représente; elle sort des usages modernes, sans nous placer dans les temps antiques. Le poëte y a mêlé toutes les religions ensemble; et cette confusion détruit la haute unité de la tragédie, celle de la destinée qui conduit tout. Les évènements sont atroces, et cependant l'horreur qu'ils inspirent est tranquille. Le dialogue est aussi long, aussi développé que si l'affaire de tous étoit de parler en beaux vers, et qu'on aimât, qu'on fût jaloux, qu'on haît son frère, qu'on le tuât sans quitter la sphère des réflexions générales et des sentiments philosophiques.

Il y a néanmoins dans la Fiancée de Messine des traces admirables du beau génie de Schiller. Quand l'un des frères a été tué par son frère jaloux, on apporte le mort dans le palais de la mère ; elle ne sait point encore qu'elle a perdu son fils, et c'est ainsi que le choeur qui précède le cercueil le lui annonce :

"De tout côté le malheur parcourt les "villes. Il erre en silence autour des habita

"tions des hommes: aujourd'hui c'est à "celle-ci qu'il frappe, demain c'est à celle"là; aucune n'est épargnée. Le messager "douloureux et funeste tôt ou tard passera "le seuil de la porte où demeure un vivant. "Quand les feuilles tombent dans la saison "prescrite, quand les vieillards affoiblis de"scendent dans le tombeau, la nature obéit "en paix à ses antiques lois, à son éternel 66 usage, l'homme n'en est point effrayé; "mais, sur cette terre, c'est le malheur imprévu qu'il faut craindre. Le meurtre, "d'une main violente, brise les liens les plus

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sacrés, et la mort vient enlever dans la "barque du Styx le jeune homme florissant, "Quand les nuages amoncelés couvrent le "ciel de deuil, quand le tonnerre retentit "dans les abîmes, tous les cœurs sentent la "force redoutable de la destinée; mais la "foudre enflammée peut partir des hauteurs “sans nuages, et le malheur s'approche "comme un ennemi rusé au milieu des jours "de fête.

"N'attache donc point ton cœur à ces "biens dont la vie passagère est ornée. Si “tu jouis, apprends à perdre, et si la fortune "est avec toi, songe à la douleur."

Quand le frère apprend que celle dont il étoit amoureux, et pour laquelle il a tué son frère, est sa sœur, son désespoir n'a point de bornes, et il se résout à mourir, Sa mère veut lui pardonner, sa sœur lui demande de vivre ; mais il se mêle à ses remords un sentiment d'envie qui le rend encore jaloux de celui qui n'est plus.

"Ma mère," dit-il, “quand le même tom"beau renfermera le meurtrier et la victime,

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quand une même voûte couvrira nos "cendres réunies, ta malédiction sera dés"armée. Tes pleurs couleront également

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pour tes deux fils: la mort est un puissant "médiateur! elle éteint les flammes de la "colère, elle réconcilie les ennemis, et la pitié se penche comme une sœur attendrie "sur l'urne qu'elle embrasse."

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Sa mère le presse encore de ne pas l'abandonner.—“ Non," lui dit-il, "je ne puis vivre avec un cœur brisé. Il faut que je retrouve "la joie et que je m'unisse avec les esprits "libres de l'air. L'envie a empoisonné ma

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jeunesse; cependant tu partageois juste"ment ton amour entre nous deux. Penses"tu que je pourrois supporter maintenant "l'avantage que tes regrets donnent à mon

"frère sur moi? La mort nous sanctifie; "dans son palais indestructible, ce qui étoit "mortel et souillé se change en un cristal

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pur et brillant; les erreurs de la misérable "humanité disparoissent. Mon frère seroit "au-dessus de moi dans ton cœur, comme "les étoiles sont au-dessus de la terre, et "l'ancienne rivalité qui nous a séparés pen"dant la vie renaîtroit pour me dévorer sans "relâche. Il seroit par-delà ce monde, il "seroit dans ton souvenir l'enfant chéri, "l'enfant immortel."

pas

La jalousie qu'inspire un mort est un sentiment plein de délicatesse et de vérité. Qui pourroit en effet triompher des regrets? Les vivants égaleront-ils jamais la beauté de l'image céleste que l'ami qui n'est plus a laissée dans notre cœur? Ne nous a-t-il dit:-Ne m'oubliez pas.- N'est-il pas là sans défense ? Où vit-il sur cette terre, si ce n'est dans le sanctuaire de notre ame? Et qui, parmi les heureux de ce monde, s'uniroit jamais à nous aussi intimement que son souvenir?

CHAPITRE XX.

Guillaume Tell.

LE Guillaume Tell de Schiller est revêtu de ces couleurs vives et brillantes qui transportent l'imagination dans les contrées pittoresques où la respectable conjuration du Rütli s'est passée. Dès les premiers vers, on croit entendre résonner les cors des Alpes. Ces nuages qui partagent les montagnes et cachent la terre d'en bas à la terre plus voisine du ciel; ces chasseurs de chamois poursuivant leur légère proie à travers les abîmes; cette vie tout à la fois pastorale et guerrière, qui combat avec la nature et reste en paix avec les hommes: tout inspire un intérêt animé pour la Suisse; et l'unité 'd'action, dans cette tragédie, tient à l'art d'avoir fait de la nation même un personnage dramatique.

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