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Je crois devoir un compliment à la grosse duchesse; l'embarras est de savoir s'il sera allegro ou tristitio; je me déterminerai à adagio.

Je vous trouve heureux autant que vous vous le trouvez vous-même en vous comparant à tous ceux qui le sont moins que vous; excepté le président et un très-petit nombre de gens qui éprouvent de grands malheurs, je n'en connais guére qui soient plus malheureux que moi; mais je sais que l'on ajoute à ses maux en les racontant à ses amis; on les ennuie, et l'ennui est le tombeau de tous les sentiments. Adieu, portez-vous bien, trouvez tous les jours de nouveaux amusements, continuez à être heureux, c'est le seul bonheur que je puisse avoir.

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Extrait du discours de M. le chancelier, et des lettres

patentes.

« Le roi, occupé du soin de lever tout obstacle à la tranquillité de sa province de Bretagne, n'avait pas cru de» voir permettre à M. le duc d'Aiguillon de rendre publique » la requête qu'il avait présentée l'année dernière; mais lorsqu'il a été compris dans l'information de Bretagne, Sa Ma» jesté a désiré connaître de quelle nature était l'accusation >> intentée contre lui; la plainte a été reçue avec tout l'appareil » des formes judiciaires. Sa Majesté a été étonnée de voir que, dans l'information, plusieurs témoins avaient déposé des faits étrangers à la plainte, avaient annexé à leurs dispositions » des arrêts du conseil; enfin que les secrets de l'administra» tion y pouvaient être compromis. Considérant que ceux que » Sa Majesté charge de ses ordres ne sont comptables qu'à elle » seule de leur exécution; que Sa Majesté n'a vu dans la con» duite de M. d'Aiguillon que de la fidélité et du zèle; qu'elle regarde sa conduite comme irréprochable et conforme aux » ordres qu'elle lui avait donnés, dont il ne doit compte qu'à >> elle seule; que si elle lui doit de se justifier, elle se doit à » elle-même de ne point laisser pénétrer dans les secrets de l'administration, et de ne point éterniser, par une instruction » criminelle, les troubles qui agitent la Bretagne.

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» A ces causes, Sa Majesté annule toutes les procédures et » les requêtes de l'affaire; ordonne que toutes poursuites soient »>interrompues, et impose au procureur général et à tous autres » le silence le plus absolu. »

LETTRE 338.

M. DE VOLTAIRE A MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND.

12 juillet 1770.

Je vous ai parlé plus d'une fois à cœur ouvert, madame; il est actuellement fendu en deux, et je vous envoie les deux moitiés dans cette lettre. L'Envie et la Médisance sont deux nymphes immortelles. Ces demoiselles ont répandu que certains philosophes que vous n'aimez pas avaient imaginé de me dresser une statue, comme à leur député; que ce n'étaient pas les belles-lettres qu'on voulait encourager, mais qu'on voulait se servir de mon nom et de mon visage pour ériger un monument à la liberté de penser. Cette idée, dans laquelle il y a du plaisant, peut me faire tort auprès du roi. On m'assure même que vous avez pensé comme moi, et que vous l'avez dit à une de vos amies. Cette pauvre philosophie est un peu persécutée. Vous savez que le gros recueil de l'Encyclopédie est prisonnier d'État à la Bastille avec saint Billard et saint Grisel; cela est de fort mauvais augure.

Je me trouve actuellement dans une situation où j'ai le plus grand besoin des bontés du roi. Je ne sais si vous savez que j'ai recueilli chez moi une centaine d'émigrants de Genève, que je leur batis des maisons, que j'établis une manufacture de montres; et si le roi ne nous accorde pas des priviléges qui nous sont absolument nécessaires, je cours risque d'être entièrement ruiné, surtout après les distinctions dont M. l'abbé Terray m'a honoré.

Il est donc très-expédient qu'on n'aille point dire au roi en plaisantant à souper Les encyclopédistes font sculpter leur patriarche. Cette raillerie, qui pourrait être trop bien reçue, me porterait un grand préjudice. Je pourrais offrir ma protection en Sibérie et au Kamtschatka; mais, en France, j'ai besoin de la protection de bien des gens et même de celle du roi. Il ne faut donc pas que ma statue de marbre m'écrase. Je me flatte que les noms de M. et de madame de Choiseul seront ma sauvegarde.

J'aurai l'honneur de vous envoyer, madame, les articles de la petite Encyclopédie que je croirai pouvoir vous amuser; car il ne s'agit à nos ages que de passer le temps et de glisser sur la surface des choses. On doit avoir fait ses provisions un peu

avant l'hiver; et quand il est venu, il faut se chauffer doucement au coin du feu qu'on a préparé.

Adieu, madame; jouissez du peu que la nature vous laisse. Soumettez-vous à la nécessité, qui gouverne toutes choses. Homère avoue que Jupiter obéissait au Destin; il faut bien que nos imaginations lui obéissent aussi. Mon destin est de vous être bien tendrement attaché, jusqu'à ce que mon faible corps soit changé en chou ou en carotte.

LETTRE 339.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. HORACE WALPOLE.

Paris, dimanche 15 juillet 1770.

Je ne sais pas ce qui m'arrive depuis quelque temps, je perds la faculté d'écrire, je n'ai que des idées confuses. Quand je reçois des lettres que je trouve bonnes, je tombe dans le découragement, par l'impossibilité que je trouve à y répondre. Votre dernière lettre me fait cette impression; vous avez des pensées, vous les rendez avec une netteté, une énergie singulières. Moi, je ne pense point; il faudrait que j'eusse recours à des phrases pour dire quelque chose; je raconte mal, et tout ce que je vois et que j'entends me fait si peu d'impression, qu'il me semble que je n'ai point d'esprit, et que quand mon âme n'est occupée ni remuée, je suis comme un chat, comme un chien, mais beaucoup moins heureuse qu'eux, parce qu'ils sont contents de leur état et que je ne le suis point du mien. Il n'entre point de système dans ma tête sur ce qui pourrait faire mon bonheur; je voudrais m'amuser à faire des châteaux de cartes et que cela pût me suffire pour me délivrer de l'ennui; j'y emploierais tous mes moments. Il est très-vrai que j'ai quelquefois des instants de gaieté mais ce sont des éclairs qui ne dissipent point l'obscurité ni les nuages. Je n'ai point le projet de n'être heureuse que par telles ou telles choses; je laisse toutes les portes de mon âme ouvertes pour y recevoir le plaisir; je désirerais de barricader celles par où entrent le regret, l'ennui et la tristesse; mais mon âme est une chambre dont le destin ou le sort ne m'ont pas laissé la clef. Ce qui est de certain, c'est que je n'ai point d'affiches, et que, si j'en avais, elles seraient toujours réelles et n'en imposeraient à personne.

Je suis ravie que vous ne vous souciiez plus de l'affaire de

M. d'Aiguillon; j'en suis excédée. Ce sont des députations, des remontrances, etc., qui ne vous font rien ni à moi non plus : votre embarras est très-juste, et vous le peignez fort bien en me chargeant de faire vos compliments à la grosse duchesse' du je ne sais pas quoi de monsieur son fils, et de ne trouver aucun mot honorable qu'on puisse y appliquer. C'est tout ce qui a jamais été dit de mieux à ce sujet1.

Vous avez un singulier esprit; prenez-le en louange si vous voulez. Je ne vous en prie pas, mais je ne m'y oppose pas.

Nous avons ici Jean-Jacques. Si je me délectais à écrire, j'aurais de quoi remplir deux feuilles sur son compte. Mais je ne saurais parler longtemps de ce qui ne m'intéresse pas; il prétend qu'il ne veut pas toucher sa pension d'Angleterre. Je voudrais savoir si cela est vrai; il veut gagner sa vie à copier de la musique, il ne veut point voir les Idoles, ni leurs amis, ni leurs courtisans. Le prince de Ligne, qui est un assez bon garçon et me paraissait assez simple, vient de lui écrire pour lui offrir un asile chez lui en Flandre; son intention, ce me semble, a été de faire quelque chose d'aussi bon que la lettre du roi de Prusse, avec un sentiment différent; il veut marquer un bon cœur, de la compassion, de la générosité, et il ménage toutes les faiblesses de cet homme en lui montrant qu'il les connaît toutes.

Jean-Jacques lui a répondu qu'il n'acceptait ni ne refusait ; le spectacle que cet homme donne ici est au rang de ceux de Nicolet'. C'est actuellement la populace des beaux esprits qui s'en occupe.

Je ne vous parlerai point de M. de Richmond puisque vous ne vous en souciez plus ; mais j'ai bien de la peine à croire qu'il ne soit plus en jouissance de la chose qu'il demande.

Quand vous verrez M. Chamier, il vous mettra au fait de ce qui me regarde autant que vous voudrez l'étre; car il me voyait tous les jours. Sa société me convenait et me plaisait fort. İl y

1 La mère du duc d'Aiguillon. (A. N.)

2 M. Walpole avait dit : Faites, je vous prie, mon compliment à la grosse duchesse du je ne sais pas quoi de monsieur son fils: je ne trouve, moi, aucun mot honorable qu'on puisse y appliquer. Enfin, je suis bien aise, pour l'amour d'elle, et un peu pour l'amour de moi, de n'être pas obligé de lire sa défense. » (A. N.)

3 Théâtre des boulevards de Paris sur lequel on représentait des pantomimes et des farces. C'est aujourd'hui le théâtre de la Gaîté. (A. N.)

a peu de gens ici qui me soient aussi agréables. Il vous parlera d'un abbé Sigorgne dont je voudrais fixer le séjour ici; je crois vous en avoir déjà dit quelque chose. Je l'ai connu en province. C'est un homme d'esprit, sans beaucoup d'agrément; mais il a de la justesse, des connaissances, du goût, de la franchise et de la simplicité.

Vous avez grand tort de ne m'avoir pas envoyé vos vers à la princesse Amélie. La description de votre voyage m'a fort amusée, rien n'est plus singulier que d'écrire aussi bien dans une langue étrangère 1.

1 Le lecteur sera sans doute curieux de voir la relation de ce voyage. M. Walpole était allé trouver la princesse Amélie, d'abord chez le général Conway, à Park-Place, et ensuite chez le lord Temple à Stow; c'est de cette dernière visite qu'il donne le récit suivant :

Strawberry-Hill, dimanche.

« C'est avec beaucoup de satisfaction que je me retrouve chez moi. Ah! qu'il est incompréhensible qu'on aime à être faux, soumis et flatteur! Je préférerais une chaumière et du pain bis à tous les honneurs dont on pourrait décorer la dépendance. Malgré cette aversion pour le métier, j'ai fort bien joué mon rôle de courtisan; mais c'est que le terme était assez court. Nous nous sommes assemblés chez milord Temple le lundi au matin, nous nous sommes séparés le samedi avant midi. C'était toujours une partie de huit personnes, le maître et la maîtresse du logis au lieu de M. Conway et madame sa femme; un autre seigneur qui remplaçait milord Hertford, la princesse, ses deux dames, milady, M. Coke et moi. Voilà tout notre monde. La maison est vaste, les jardins ont quatre milles de circonférence outre la forêt; des temples, des pyramides, des obélisques, des ponts, des eaux, des grottes, des statues, des cascades, voilà ce qui ne finit point. On dirait que deux ou trois empereurs romains y eussent dépensé des trésors. Tout cela ne m'était pas nouveau; mais un ciel fort beau, une verdure éclatante et la présence de la princesse donnaient un air de grandeur à ce séjour, que je ne lui avais jamais vu. Milord Temple venait de faire bâtir un fort bel arc de pierre, et de le dédier à la princesse. Cet arc est placé dans une orangerie, au sommet d'un endroit qu'on nomme les Champs-Élysées, et qui domine un très-riche paysage, au milieu duquel se võit un magnifique pont à colonnes, et plus haut la représentation d'un château à l'antique. La princesse était dans des extases, et visitait son are quatre ou cinq fois par jour. Je m'avisai d'un petit compliment qui réussit à merveille. Autour de l'arc sont les statues d'Apollon et des Muses. Un jour la princesse trouva dans la main du dieu des vers à sa louange. Je ne les envoie pas, parce que ces sortes de choses ne valent rien que dans l'instant, et se perdent tout à fait dans une traduction. On nous donna aussi un très-joli amusement le soir. C'était un petit souper froid dans une grotte au bout des Champs-Élysées, qui étaient éclairés par mille lampions dans des bosquets; et sur la rivière, deux petits vaisseaux, également ornés de lampions en pyramide, faisaient le spectacle le plus agréable. Mais en voilà assez : il ne faut pas vous ennuyer de nos promenades en cabriolet, de notre pharaon le soir, et de

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