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plus de recherche que quand vous m'écrivez, et laissez-vous aller à votre sensibilité naturelle; elle n'a pas plus de répugnance que moi pour tout ce qui part du sentiment. Sentiment! ce mot vous semble ridicule; eh bien, moi je vous soutiens que sans le sentiment l'esprit n'est rien qu'une vapeur, qu'une fumée; j'en eus la preuve hier. Je soupai chez les oiseaux, nous feuilletames leurs manuscrits, on lut une douzaine de lettres du chevalier', il y en avait de toutes sortes; elles me parurent insupportables. Beaucoup de traits, je l'avoue, parfois naturels, mais le plus souvent recherchés, enfin fort semblables à ceux de Voiture, si ce n'est que le chevalier a plus d'esprit. Je n'ai rien emporté parce que je n'ai rien trouvé digne de vous. Tenez, mon ami, vous avez beau déclamer contre le sentiment, il y en a plus dans vos invectives que dans tous les .semblants du chevalier.

Les empressements de la Bellissima ont la fièvre continue avec des redoublements; vous vous souvenez de la chanson des oiseaux sur mon tonneau 2. Voici ce que je reçus par la petite poste sur le même air, qui est celui de l'Ambassade:

Ce n'est pas quand on voyage
Que l'on trouve le plaisir;
Ce n'est que près du rivage
Qu'il remplit notre désir.
On a beau voguer sur l'onde,
Parcourir dans un vaisseau

Les quatre coins de ce monde,

Rien ne vaut votre tonneau.

Quelques jours après, étant avec les oiseaux, je fis le couplet sur l'air Du haut en bas.

Dans son tonneau,

On voit une vieille sibylle,

Dans son tonneau,

Qui n'a sur les os que la peau,
Qui jamais ne jeûna vigile,
Qui rarement lit l'Évangile,

Dans son tonneau.

Le lendemain autre billet par la petite poste, où était mon couplet, suivi de celui-ci :

1 Le chevalier de Boufflers.

2 Quelques vers qui avaient été faits pendant le séjour de M. Walpole à Paris, et qui ne se trouvent pas dans ces lettres. (A. N.)

Dans ce tonneau

Venez puiser la vraie sagesse,

Dans ce tonneau;

Il aurait enchanté Boileau;

Car vous trouverez la justesse,

Le goût et la délicatesse

Dans ce tonneau.

Quoique ces couplets soient anonymes, je ne doute pas qu'ils ne soient de la Bellissima.

LETTRE 307.

M. DE VOLTAIRE A MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND.

Ferney, 1er novembre 1769.

Si je suis en vie ce printemps, madame, je compte venir passer dix ou douze jours auprès de vous avec madame Denis. J'aurais besoin d'une opération aux yeux, que je n'ose hasarder au commencement de l'hiver. Vous me direz que je suis bien insolent de vouloir encore avoir des yeux à mon age, quand vous n'en avez plus depuis si longtemps.

Madame Denis me dit que vous êtes accoutumée à cette privation, je ne me sens pas le même courage. Ma consolation est dans la lecture, dans la vue des arbres que j'ai plantés et du blé que j'ai semé. Si cela m'échappe, il sera temps de finir ma vie, qui a été assez longue.

J'ai ouï parler d'un jeune homme fort aimable, d'une jolie figure, ayant de l'esprit, des connaissances, un bien honnête, qui, après avoir fait un calcul du bien et du mal, s'est tué à Paris d'un coup de pistolet. Il avait tort, puisqu'il était jeune, et que par conséquent la boite de Pandore lui appartenait de droit. Un prédicant de Genève, qui n'avait que quarante-cinq ans, vient d'en faire autant; c'était une maladie de famille: son grand-père, son père et son frère lui avaient tous donné cet exemple. Cela est unique et mérite une grande considération. Gardez-vous bien d'en faire jamais autant, car vous courez, vous soupez, vous conversez, et surtout vous pensez. Ainsi, madame, vivez; je vous enverrai bientôt quelque chose d'honnéte, ainsi qu'à votre grand'maman. Je n'ai guère le temps d'écrire des lettres, car je passe ma vie à tácher de faire quelque chose qui puisse vous plaire à toutes deux ; j'en ai pour l'hiver.

J'aime passionnément le mari de votre grand'maman, c'est une belle ame. Croyez-moi, il vaut mieux que tout le reste; il se ruinera; mais il n'y a pas grand mal, il n'a point d'enfants. Mais surtout qu'il ne haïsse point les philosophes parce qu'il a plus d'esprit qu'eux tous; c'est une fort mauvaise raison pour haïr les gens.

Je vois qu'on me regarde comme un homme mort; les uns s'emparent de mes sottises, les autres m'attribuent les leurs. Dieu soit béni!

Comment se porte le président Hénault? Je m'intéresse toujours bien tendrement à lui. Il a vécu quatre-vingt-deux ans; ce n'est qu'un jour. On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d'avoir du bon.

Adieu, madame, je suis à vous jusqu'au premier moment du néant. Madame Denis vous en dit autant.

LETTRE 308.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. HORACE WALPOLE.

Paris, jeudi 2 novembre 1769.

Je vous ai menacé de vous écrire par M. Chamier '; il faut tenir ma parole, sans quoi vous vous moqueriez de mes menaces. Je pensais avoir beaucoup de choses à vous dire, et aujourd'hui je ne trouve presque rien.

Le duc de Richmond m'a parlé avec beaucoup de confiance, d'abord de son duché ; les difficultés qu'il trouve, ou plutôt l'impossibilité de faire enregistrer au parlement ses lettres ou patentes de pairie à cause de sa religion; le parti qu'il prend de se contenter qu'il soit héréditaire, la consultation de M. Gerbier, la conversation qu'il a eue avec le grand-papa, dont il m'a dit étre très-content. Il m'avait recommandé de lui en parler, ce que j'ai fait; je n'ai pas été extrêmement contente de ce que m'a répondu le grand-papa, il m'a paru peu au fait de l'affaire, mais ses dispositions ne m'ont pas paru défavorables; je lui dis que le duc était très-satisfait de lui, qu'il m'en avait dit mille biens. « Il me semble, a-t-il répondu, qu'il ne pensait pas de

1 M. Chamier était d'une famille d'origine française, mais établie depuis longtemps en Angleterre. Il s'était rendu à Paris pour les affaires de la Compagnie des Indes orientales. (A. N.)

2 D'Aubigny.

même étant ambassadeur; » mais il n'avait point le ton d'aigreur ni d'ennui; je suis persuadée que s'il n'arrive aucun changement, c'est-à-dire s'il reste dans sa situation présente, il rendra service à votre ami; mais ce que je trouvai plaisant, c'est que la grand'maman entendait mieux cette affaire que lui; je crois qu'il fera bien de la poursuivre, et qu'elle réussira. Ensuite, votre ami me parla de ses chagrins et du parti que sa sœur 'allait prendre de revenir pour vivre avec lui; je fus édifiée et touchée de l'honnêteté, de la bonté, de la tendresse de ses sentiments, je trouve que c'est un homme excellent. Ah! je ne suis pas étonnée qu'il vous plaise, je sens que si je vivais avec lui je l'aimerais de tout mon cœur, et sa femme aussi, qui est d'un naturel et d'une simplicité charmante. J'avais une double satisfaction avec eux, leur mérite personnel, et d'être avec vos meilleurs amis. Ne me laissez point oublier d'eux, et répondez-leur qu'ils peuvent m'employer à tout ce qu'ils jugeront à propos.

2

Le grand-papa paraît de très-bonne humeur, cependant il n'est pas sans inquiétude; la dame ne dissimule plus sa haine pour lui, et cette conversation qu'il eut avec elle, pendant que vous étiez ici, a été une fausse démarche de sa part, puisqu'elle n'a produit aucun bon effet ; il reçoit journellement de petits dégoûts, comme de n'être pas nommé ou appelé pour les soupers des cabinets, et chez elle; des grimaces, quand au whist il est son partenaire; des moqueries, des haussements d'épaules, enfin des petites vengeances de pensionnaire, mais qui ne laissent pas d'écarter une sorte de gens, des sots à la vérité, mais c'est une petite brèche à la considération; jusqu'à présent, il n'y a encore rien eu qui attaque le crédit dans ce qui regarde ses départements. Le nombre des soupeuses et des voyageuses n'augmente pas ; la dame Valentinois est comme hors de combat, on dit qu'elle redevient folle; elle n'a point été à Fontainebleau; elle ne dort point; il y a dix ou douze jours que je ne l'ai vue.

La princesse de Montmorency est une soupeuse, parce que

1 Lady Sarah Bunbury, dont M. de Lauzun parle dans ses Mémoires. (A. N.)

2 Madame du Barry.

3 Elle entend par là les dames que l'on engagea à être des soupers de madame du Barry, et des petites excursions qu'elle fit avec le roi dans les différents châteaux de plaisance. (A. N.)

son mari veut être menin du Dauphin. M. de Gontault n'est plus d'aucun souper, et c'est sur lui que s'exerce la vengeance contre le grand-papa; c'est son hussard; je ne sais pas si vous entendez cela le roi dans son enfance avait un petit hussard qu'on fouettait quand le roi n'avait pas bien dit sa leçon.

:

La grand'maman est beaucoup moins triste qu'elle n'était. Vous souvenez-vous de cette lettre qu'on prétend qu'elle avait écrite de Chanteloup? Le fait ou la croyance qu'on a de ce fait l'a chagrinée mortellement ; c'est la maréchale de Mirepoix qui en a répandu le bruit, et c'est la cause de la haine qu'on a pour elle; mais on observe de ne parler à la grand'maman de rien qui ait rapport à toutes ces sortes de tracasseries; elle est des nôtres, elle a une tête qui se trouble et qui la rend malade. Son mari se conduit avec elle dans la plus grande perfection; s'il n'était pas le plus léger de tous les hommes, il en serait le meilleur : il est noble, généreux, gai, franc, mais il est gouverné par des personnes qui ne consultent que leurs intérêts personnels; il aurait bien fait, selon mon avis, de ne se point brouiller avec la maréchale ; mais madame de Beauvau a voulu qu'ils fussent aux couteaux tirés, et elle lui a persuadé qu'il perdrait toute estime et toute considération s'il avait la moindre intelligence avec elle, et elle a entraîné son mari à agir de même.

1

Vendredi.

J'oubliai hier, à l'article des Richmond, de vous dire que le duc se contenterait, pour le présent, de l'héréditaire, mais sans renoncer à la prétention de la pairie, que par la suite des circonstances différentes pourraient mettre en valeur. J'oubliai aussi de vous dire que je parlai à la grand’maman de sa parenté avec eux, qu'elle savait parfaitement bien, et dont elle est mieux instruite que le duc; il y avait déjà de l'alliance entre les Querouailles et les Gouffier avant que la sœur de la duchesse de Portsmouth épousât un Gouffier. Je suis très-convaincue qu'elle rendra tous les services qui dépendront d'elle.

Ah! mon ami, je passai hier une belle journée. La Bellissima m'avait envoyé demander du thé pour quatre heures ; elle arriva à trois et resta jusqu'à six; nous eûmes la moitié du temps pour

1 La maréchale de Mirepoix, qui protégea madame du Barry, et qui était de la société intime de Louis XV. (A. N.

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