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part samedi pour Baréges; elle ne sera, dit-on, de retour qu'au mois d'octobre; peut-être en son absence le grand-papa souperat-il chez moi; cela sera, si madame de Beauvau le juge à propos; il est, sans qu'il s'en doute, soumis à toutes ses volontés; elle a l'ascendant sur tout ce qui l'environne, et sa place dans le paradis sera à la tête des Dominations. Pour la grand'maman, on la trouvera à la tête des Vertus. Je suppose que vous savez la hiérarchie des anges; si vous l'ignorez, instruisez-vous, si vous voulez m'entendre; mais je ne vous le conseille pas, cela n'en vaut pas la peine. Je ne sais quand la grand'maman reviendra; je désire son retour, mais je supporte son absence; ma patience est à toute épreuve; j'ai trouvé qu'il fallait tant de choses pour être heureuse, que j'ai abandonné le projet d'y parvenir 1; je laisse tout aller comme il peut et comme il veut; je haille dans mon tonneau, et je ne m'embarrasse pas de ce qui l'entoure; les ridicules me choquent, les menteries m'indignent; mais je me tais, et je pense que tout cela ne peut

être autrement.

Hier je traînai le président à un concert chez madame de Sauvigny, intendante de Paris. Mademoiselle le Maure y chantait; il ne l'entendit point, non plus que les instruments qui l'accompagnaient; il me demandait à tout moment si j'entendais quelque chose; il me suppose aussi sourde qu'aveugle et

Brunswick, son frère à Saxe-Gotha, et sa fille de Danemark, je ne sais où. Il y a trente-quatre ans qu'elle est ici, et depuis dix ans elle ne sort quasi plus de son palais. Elle reviendra, dit-on, au mois d'octobre. » (A. N.)

1 M. Walpole dit en réponse : « Vous renoncez, dites-vous, au projet d'être heureuse. Ma petite! ma petite! comment un tel projet vous a-t-il pu rester si longtemps? C'est un projet de jeunesse, et dont la jeunesse seule peut profiter : n'était-ce que parce que la jeunesse seule est capable d'avoir une telle idée? Toute expérience mondaine prouve qu'on ne peut arriver qu'à la tranquillité, à moins d'être sot. Voilà les gens heureux. La félicité est une chimère, et qui, existant, se détruirait elle-même, parce qu'on serait au désespoir de la certitude qu'il faudrait qu'elle finit. Les dévots, qui sont des usuriers, mettent leur bonheur dans les fonds du paradis, et se refusent le nécessaire pour avoir des millions dans l'autre monde. Pour mesurer notre bonheur ou malheur, il faut se comparer avec les autres. Vous et moi, ne sommes-nous pas mille fois plus heureux que les gueux, les prisonniers, les malades? et sommes-nous beaucoup plus malheureux que les princes, les riches et tout ce qui s'appelle des gens fortunés? Voilà une réflexion qui me donne de la véritable dévotion. Je rends grâce à la Providence de mon sort, et je n'envie personne. » (A. N.)

Femme de M. Berthier de Sauvigny, l'une des premières victimes de la révolution. (A. N.)

aussi vieille que lui; sur ce dernier point, il ne se trompe guère. Adieu; mes fenêtres me tournent la tête. Il n'y a pas de sorte de bruit que le vent ne leur fasse faire.

LETTRE 335.

M. DE VOLTAIRE A MADAME LA MARQUISE DU DEFFÅND.

A Ferney, 18 juin 1770.

On fait ce qu'on peut, madame, dans nos déserts, pour vous faire passer quelques minutes à Saint-Joseph; et, malgré la crainte de vous ennuyer, on vous envoie ces deux feuilles détachées. Imposez silence à votre lecteur sitôt que vous sentirez la moindre envie de bailler.

J'ignore tout ce qui se fait à présent sur la terre. Je ne sais pas même si Lacédémone appartient à Catherine II ou à Moustapha. Je ne sais où est votre grand'maman, et c'est ce qui m'intéresse davantage. Si elle est dans son palais à Chanteloup, occupée de sa florissante colonie, je la déclare philosophe. J'entends surtout par ce mot, philosophe pratique; car ce n'est pas assez de penser avec justesse, de s'exprimer avec agrément, de fouler aux pieds les préjugés de tant de pauvres femmes et même de tant de sots hommes, de connaître bien le monde, et par conséquent de le mépriser; mais se retirer de la foule pour faire du bien, encourager les arts nécessaires, être supérieure à son rang par les actions comme par son esprit, n'est-ce pas là la véritable philosophie?

Je vous plains toutes deux de ne pouvoir aller ensemble dans le paradis terrestre de Chanteloup. Il faut toujours, madame, que je vous remercie de toutes les bontés dont elle m'a comblé; car sans vous elle m'aurait peut-être ignoré. Elle protége, du haut de la colonie de Carthage', la colonie de mon hameau; elle me fait goûter chaque jour le plaisir de la reconnaissance. Je me flatte qu'elle était dans son royaume dans le temps que les badauds de Paris se tuaient au milieu des fêtes assez près de son hôtel; elle aurait été trop sensiblement frappée de ce désastre. Est-il possible qu'on s'égorge pour aller voir des lampions?

1. La petite ville de Versoix, qui s'élevait sur les bords du lac de Genève, sous la protection de M. de Choiseul et sous le nom de Choiseul-Bourg, (A. N.)

Adieu, madame; conservez du moins votre santé : la mienne est désespérée. Mille tendres respects.

LETTRE 336.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. DE VOLTAIRE.

24 juin 1770.

Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que j'attendais toujours que la grand'maman me dictat quelque chose pour vous; je l'en ai pressée, mais elle est d'une paresse d'esprit dont on ne peut la tirer. Elle s'en rapporte à moi pour vous dire tout ce qu'elle pense pour vous; je serai donc son indigne interprète, mais j'aurai le mérite de vous dire la vérité en vous assurant que ses sentiments ne se bornent point à l'admiration et à l'estime, qu'elle y joint une très-véritable amitié. Elle voudrait vous satisfaire sur toutes les choses que vous désirez, et nommément sur votre affaire de Saint-Claude. Elle trouve la cause que vous défendez très-juste, mais elle ne peut vous seconder que par ses représentations et ses sollicitations; elle est aussi reconnaissante et aussi contente que moi des cahiers que Vous nous envoyez, et nous vous prions de continuer. Je serai encore du temps sans revoir cette grand'maman; elle ne reviendra que le 17 ou le 18 de juillet, et peu de jours après elle partira pour Compiègne. La vie se passe en absences, on est toujours entre le souvenir et l'espérance; on ne jouit jamais; si du moins on pouvait dormir, ce ne serait que demi-mal. Dormez-vous, mon cher Voltaire? Ce serait pour vous un temps bien mal

employé; il n'y faut donner que le pur nécessaire pour votre

santé; employez tout le reste à instruire, à éclairer, et surtout à amuser la grand' maman et sa petite-fille. Pour moi, qui ne dors point, je m'occupe souvent les nuits à repasser tous les vers que j'ai retenus; vos épîtres au roi de Prusse, à madame de Villars, au président, etc., ont souvent la préférence. Pourquoi ne feriez-vous pas une jolie épître pour la grand'maman? Le sujet ne vous laisserait pas manquer d'idées.

M. de Saint-Lambert fut reçu hier à l'Académie; il récita le second chant d'un poëme qu'il fait sur le génie : il faut en avoir beaucoup pour rendre ce sujet piquant.

Votre article des Anciens et des modernes me fait trèsgrand plaisir. Vous êtes judicieux, vous avez toujours raison;

et jamais, non, jamais, vous n'êtes ni faux, ni fatigant, ni froid. Vous savez que le grand-papa a acheté toutes vos montres; vous êtes très-bien avec lui. Il ira le 9 du mois prochain chercher la grand’maman, pour la ramener le 17 ou le 18. Je voudrais bien qu'il y eût un terme où j'aurais l'assurance de vous revoir; mais j'ai bien peur, mon cher Voltaire, que nous n'ayons d'autre rendez-vous qu'aux Champs-Élysées. Nous n'aurons rien à changer à nos figures: elles se trouveront, en les conservant telles qu'elles sont, à l'unisson des ombres; mais j'espère que la mienne verra la vôtre; ainsi, loin de rien perdre, je compte gagner beaucoup. Bonjour, adieu; donnez-moi de vos nouvelles. Je vous envoie une lettre, je ne sais pas de qui; je crois cependant que c'est d'un homme qui vous estime beaucoup, et qui désire que vous l'estimiez; il en sera ce qu'il vous plaira, mais il vous prie de m'adresser la réponse que vous lui ferez: il l'enverra chercher chez moi.

LETTRE 337.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. HORACE WALPOLE.

Mercredi, 27 juin 1770.

Vous voyez bien qu'il est très-facile d'écrire, quoiqu'en s'y mettant on n'ait rien à dire. La lettre que je reçois, qui est du 20, est une vraie causerie, et par conséquent est fort agréable. Je pense absolument comme vous sur les lectures; ce qui fait que je ne trouve presque point de livres qui m'amusent, et qu'ayant plus de deux mille volumes, je n'en ai pas lu quatre ou cinq cents, et que je relis toujours les mêmes. Je n'aime que les mémoires, les lettres, les contes, de certains romans; j'aime assez les recueils, les anecdotes, les voyages qui peignent les mœurs et les usages; mais pour les grandes histoires, la morale, la métaphysique, je déteste tout cela.

Avez-vous donc quitté ou fini M. de Thou 1? Jamais je n'ai pu me résoudre à le lire, quoiqu'on m'en ait pressée. A peine me soucié-je de ce qui se passe de mon temps, quand mes amis ou moi n'y sont point intéressés; comment pourrais-je m'intéresser à tous les événements passés? D'ailleurs je n'aime les narrations qu'autant qu'elles ont l'air de causeries. Enfin,

1 La grande histoire de M. de Thou, de 1545 à 1607. Madame du Deffand l'aurait lue dans la traduction française, 1734, seize volumes in-4o. (L.)

enfin, parmi les morts ainsi que parmi les vivants, on trouve peu de gens de bonne compagnie. Je perds un homme que je regrette fort, c'est M. Chamier; il est parti ce matin assez mécontent de n'avoir pu terminer ses affaires'; je le voyais tous les jours. Il ne s'ennuyait pas auprès de mon tonneau, et même il paraissait se plaire chez moi; il ne sera à Londres que mercredi ou jeudi de la semaine prochaine.

Il vous porte les Mémoires de M. d'Aiguillon. Je suis curieuse de savoir ce que vous en penserez; ils ont produit un assez grand effet dans le public, et ont assez disposé les esprits à l'événement qui vraisemblablement est arrivé ce matin, et dont je vous dirai ce que je saurai, aussitôt que je l'apprendrai. Le Parlement, les pairs, furent mandés hier pour un lit de justice qui a été tenu ce matin. L'on ne doute point que ce ne soit pour supprimer toutes les recherches et les procédures contre M. d'Aiguillon. On déclarera qu'il n'a rien fait que suivant les ordres souverains; que, loin d'être répréhensible, il mérite des récompenses, et on prétend qu'il ne tardera pas à les recevoir, et qu'il aura incessamment une place dans le conseil d'État. Je suis bien aise du contentement qu'en aura la grandeduchesse, dont la conduite dans tout ceci a été d'une grande sagesse et d'une grande honnêteté.

La grand'maman ne revient pas si tôt de Chanteloup que je l'espérais; elle ne sera ici que dans trois semaines, et partira tout de suite pour Compiègne. Le grand-papa soupa chez moi vendredi dernier; il fut très-aimable. Je lui dis encore un mot de M. de Richmond, et réellement je crois qu'il a raison quand il prétend que ce duc doit se contenter de jouir des honneurs qui lui sont assurés et à sa postérité, et qu'il est de toute impossibilité d'enregistrer ses patentes, sa religion étant un obstacle invincible.

A 9 heures du soir.

Voilà les nouvelles du lit de justice; elles rendront les mémoires que M. Chamier vous porte, de la moutarde après diner. Les amis de M. d'Aiguillon publient qu'il est très-mécontent de ce qu'il ne peut plus étre jugé juridiquement; il faudra, pour le consoler, le faire ministre d'État, et l'on ne doute point que dimanche il n'entre au conseil.

1 Il était attaché au service de la Compagnie des Indes orientales, et fut envoyé par elle à Paris pour y traiter de quelques affaires. (A. N.)

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