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restées chez elles avec le projet de ne pas venir au bal; le roi, qui en fut averti, envoya ordre à plusieurs de se rendre dans la salle du bal, et de danser; à près de sept heures, plusieurs danseuses arrivèrent, huit ou neuf, ce qui, avec les trois princesses étrangères, fit onze ou douze danseuses. Voici l'ordre qui fut observé. D'abord, M. le Dauphin et madame la Dauphine; puis Madame et le comte de Provence; M. le comte d'Artois et madame la duchesse de Chartres; M. le duc de Chartres et madame la duchesse de Bourbon; M. le prince de Condé et madame la princesse de Lamballe; M. le duc de Bourbon et mademoiselle de Lorraine. Après ce menuet, le roi fit signe à M. le comte d'Artois de lui venir parler, et M. le comte d'Artois fut prendre madame la maréchale de Duras pour le septième menuet; M. le prince de Condé et la vicomtesse de Laval; le prince de Lambesc et mademoiselle de Rohan; le duc de Coiguy et la princesse de Bouillon; le marquis de Fitz-James et madame de Mailly; M. de Blagnac et madame d'Onissan; M. de Belzunce et la comtesse Jules (de Polignac); M. de Vaudreuil et madame Dillon; M. de Staremberg et madame de Trans; M. de Tonnerre et madame de Pujet; et puis, madame de Duras et M. de Lambesc dansèrent la mariée. On servit la collation; ensuite il y eut des contredanses jusqu'à dix heures qu'on tira le feu; il n'a pas été trouvé aussi beau qu'on l'espérait, parce que la fumée a empêché d'en voir tout l'effet. L'illumination, ainsi que le spectacle du bal, ont été de la plus grande et de la plus superbe magnificence.

Vous remarquerez que madame de Lauzun n'est point du nombre des danseuses. Si j'apprends quelques nouveaux détails avant le départ de la poste, je l'ajouterai. Dans ce moment je vous quitte pour lire une lettre que je reçois de Chanteloup.

au roi

Je reprends; c'est une lettre de la grand’maman toute pleine de tendresse; elle me mande que Voltaire a écrit à sa femme de chambre en lui envoyant six montres fabriquées par les émigrants de Genève. Il veut que le grand-papa les fasse acheter pour des présents qu'on fait aux subalternes; la grand'maman les lui a envoyées en lui mandant que s'il ne réussissait pas à cette négociation, elle prendrait les montres sur son compte. Il n'y a point d'exemple d'une aussi grande activité que celle de Voltaire; il écrit continuellement à la grand'maman; il met à son adresse les lettres qui sont pour moi, parce qu'elles sont en grande partie pour elle. Le voilà qui

écrit aujourd'hui à sa femme de chambre. J'ai déjà reçu six cahiers de son Encyclopédie. Certainement il ne s'ennuie pas, parce qu'il trouve mille objets pour exercer son activité.

Je serai fort aise de revoir M. et madame de Richmond, et de faire connaissance avec votre petite-cousine', si elle veut me faire cet honneur-là. Je prévois bien que ma societé ne lui saurait convenir; mais étant avec madame sa sœur, elle n'aura besoin de personne.

Dans ce moment-ci Paris est un désert. Excepté Pont-deVeyle, qui ne se porte pas bien, le prince de Beaufremont, qui est sur son départ pour Chanteloup, un grand vicaire de Mâcon, homme d'esprit que j'ai connu en province, et que le ciel a envoyé à mon secours; sans ces trois personnes, je serais réduite à la Sanadona, et je n'ai pas le bonheur de vous ressembler. Je n'aime pas la solitude; j'y suis moins heureuse que cet homme qui, vivant seul, se vantait d'être heureux : Oui, je suis heureux, disait-il, et aussi heureux que si j'étais mort. Eh bien, moi, je le suis beaucoup moins que si j'étais morte, parce que toutes mes pensées m'attristent. Vous cesserez de trouver cela bizarre, quand vous vous souviendrez que je suis vieille et aveugle.

J'ai joint à la réponse du roi une lettre de l'impératrice au Dauphin, que je trouve assez touchante.

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Copie de la réponse du roi au mémoire qui lui a été présenté.

« L'ambassadeur de l'Empereur et de l'impératrice-reine, » dans une audience qu'il a eue de moi, m'a demandé, de la part de ses maîtres (et je suis obligé d'ajouter foi à tout ce qu'il me dit), de vouloir marquer quelque distinction à made» moiselle de Lorraine, à l'occasion présente du mariage de » mon petit-fils avec l'archiduchesse Antoinette. La danse au » bal étant la seule chose qui ne puisse tirer à conséquence, » puisque le choix des danseurs et danseuses ne dépend que » de ma volonté, sans distinction de place, rang ou dignités, » exceptant les princes et princesses de mon sang, qui ne peu

1 Madame Damer, qui devait accompagner la duchesse de Richmond à Paris. Ce voyage n'eut pas lieu.(A. N.)

2 Pierre de Sigorgne, docteur de Sorbonne, vicaire général de Mâcon, né en Lorraine au mois d'octobre 1719. Il eut le mérite d'introduire le premier dans l'enseignement public de l'université de Paris le système de Newton. Il mourut à Mâcon en 1809. (A. N.)

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» vent être comparés, ni mis au rang avec aucun autre Fran» çais; et ne voulant d'ailleurs rien innover à ce qui se pratique » à ma cour, je compte que les grands et la noblesse de mon » royaume, vu la fidélité, soumission, attachement et même » amitié qu'ils m'ont toujours marqués et à mes prédécesseurs, » n'occasionneront jamais rien qui puisse me déplaire, surtout » dans cette occurrence-ci, où je désire marquer à l'impératrice » ma reconnaissance du présent qu'elle m'a fait, qui, j'espère ainsi que vous, fera le bonheur du reste de mes jours. » Bon pour copie.

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» SAINT-FLORENTIN. »

Copie de la lettre de l'impératrice-reine à monseigneur
le Dauphin'.

« Votre épouse, mon cher Dauphin, vient de se séparer de » moi. Comme elle faisait mes délices, j'espère qu'elle fera votre » bonheur. Je l'ai élevée en conséquence, parce que depuis longtemps je prévoyois qu'elle devait partager vos destinées; je lui ai inspiré l'amour de ses devoirs envers vous, un tendre » attachement, l'attention à imaginer et à mettre en pratique » les moyens de vous plaire. Je lui ai toujours recommandé » avec beaucoup de soin une tendre dévotion envers le maître » des rois, persuadée qu'on fait mal le bonheur des peuples qui » nous sont confiés, quand on manque envers celui qui brise les sceptres et renverse les trônes comme il lui plaît.

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>> Aimez donc vos devoirs envers Dieu; je vous le dis, mon » cher Dauphin, et je le dis à ma fille; aimez le bien des peuples » sur lesquels vous régnerez toujours trop tôt. Aimez le roi » votre aïeul, inspirez ou renouvelez cet attachement à ma fille; » soyez bon comme lui; rendez-vous accessible aux malheu» reux. Il est impossible qu'en vous conduisant ainsi, vous n'ayez le bonheur en partage. Ma fille vous aimera, j'en suis sûre, parce que je la connais; mais, plus je vous réponds de

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1 Le baron de Grimm rapporte cette lettre dans sa correspondance, et la fait précéder des réflexions suivantes : « Un bel esprit s'est amusé à composer une lettre de l'impératrice-reine à M. le Dauphin, à l'occasion de son mariage. Cette lettre passa pour authentique pendant quelques jours, et eut beaucoup de succès; lorsqu'on sut qu'elle ne l'était pas, elle fut oubliée. »

C'est, dit-il après l'avoir citée, tout ce qu'il y a à conserver de l'énorme fatras poétique et prosaïque que les muses françaises ont offert au couple auguste, à l'occasion du mariage. » (A. N.)

» son amour et de ses soins, plus je vous demande de lui vouer » le plus tendre attachement.

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Adieu, mon cher Dauphin; soyez heureux. Je suis baignée » de larmes. »>

LETTRE 331.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. DE VOLTAIRE.

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que nos

Votre dernière lettre est du 5, ma dernière est du 8; j'en attendais une nouvelle de vous, pour éviter lettres se croisassent; elle n'arrive point; je m'ennuie de ce long silence. J'ai du scrupule de n'avoir pas encore obéi à la grand' maman, qui m'avait chargée de vous dire beaucoup de choses. Peut-être vous les aura-t-elle écrites elle-même; mais elle dit si bien, qu'il n'y a pas d'inconvénient à la répéter: je vais la transcrire.

"

« Je vous envoie, ma chère petite-fille, une requête que M. de » Voltaire m'a envoyée; vous verrez qu'elle est adressée au roi, » et qu'il dit en note que l'instance est au conseil. Le sujet en » est très-intéressant; la cause qu'il défend est certainement » bonne en soi, mais je crains bien que la manière un peu trop philosophique dont elle est traitée, et le nom de M. de Vol» taire n'y nuisent beaucoup. Comme votre commerce avec lui » est plus régulier que le mien, je vous prie, la première fois » que vous lui écrirez, de lui accuser pour moi la réception de » cette requête, et de l'en remercier. Dites-lui en même temps, » vous qui êtes en droit de lui tout dire, que vous ne lui con»seillez pas de badiner avec le roi; que les oreilles des rois ne » sont pas faites comme celles des autres hommes, et qu'il faut » leur parler un langage plus mesuré. Je vous prie aussi d'en» voyer la requête au grand-papa, dès que vous l'aurez lue je » la lui annonce. »

Dans une seconde lettre, elle me mande que vous lui avez écrit sous l'adresse de sa femme de chambre, en lui envoyant six montres; qu'elle les a envoyées sur-le-champ à son mari; qu'elle le menace de les prendre toutes six sur son compte, s'il ne les fait pas acheter par le roi.

Voilà, je crois, toutes les commissions dont je suis chargée; mais après m'en être acquittée, je n'ai pas tout dit, il faut que je parle pour moi à mon tour.

Votre requête m'a paru le modèle du style des avocats; peutêtre voudrais-je en retrancher le ton philosophique, qui n'est pas nécessaire pour combattre l'injustice.

Vos derniers cahiers m'ont ravie; l'article Ame me déterminerait seul à me rendre votre écolière. Il y a longtemps que je pense que la seule chose qu'on puisse bien savoir, c'est que nous sommes faits pour ignorer tout. Le doute me paraît si naturel et si sage, que je n'ose m'élever contre les affirmations, de peur de me laisser entraîner à affirmer moi-même. Tout ce que nous ne pouvons pas comprendre nous doit être aussi inutile qu'impossible à croire; un aveugle-né peut-il se soumettre à croire les couleurs? Qu'est-ce que ce serait que sa soumission? Qui pourrait-elle satisfaire? Il n'y a que des fous qui pourraient l'exiger. Ma philosophie est terre à terre. Voyez si vous voulez d'une telle écolière. Mais, soit instinct, sentiment ou raison, je n'aurai jamais d'autre maître que vous.

J'aime beaucoup votre triomphe sur le fripon jésuite. Je vous promets la vie éternelle, mon cher Voltaire; si vous n'en jouissez pas dans le ciel, vous en jouirez dans tous les cœurs de ceux qui resteront sur terre. Je voudrais bien passer avec vous le peu de temps qui me reste à l'habiter; vous fortifieriez en moi ce qu'on appelle âme, qui de jour en jour s'affaiblit et s'attriste. Ah! vous avez raison, on serait heureux, si l'on passait ses vingt-quatre heures sans douleur et sans ennui! Si on me donnait un souhait à faire, avec la certitude qu'il serait exaucé, j'aurais bientôt dit: Ce n'est ni la fortune, ni les honneurs, ni même une parfaite santé que je désire, c'est le don de ne me jamais ennuyer. Vous pouvez, mon cher contemporain, remplir mon souhait en m'envoyant tout ce que vous faites; ne retranchez rien, excepté les articles sciences, où je ne pourrais rien comprendre.

Je ne sais point encore ce que le grand-papa aura répondu à la grand'maman sur vos montres; dès que je le saurai, je vous le manderai. Adieu.

LETTRE 332.

M. DE VOLTAIRE A MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND.

1er juin 1770. vie

Vous avez dû voir, madame, que je consume ma pauvre dans mes déserts de neige pour vous récréer un quart d'heure,

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