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soutenir tranquillement une telle imposture; elle passa à des déclamations de dernière impertinence; je perdis patience et je lui dis avec assez d'emportement : « Toutes vos colères, madame, viennent de ce que M. de Canisy' n'a pas été fait brigadier. Alors elle devint furieuse, me dit cent sottises; qu'il n'était pas étonnant que je fusse scandalisée qu'on ne respectât pas des gens à qui je faisais servilement la cour, à qui je baisais les mains. « Ah! pour baiser les mains, madame, cela peut être ; c'est une caresse que je fais volontiers aux gens que j'aime, ne voulant pas leur faire baiser mon visage.» Nous entrâmes dans la chambre. « Je voudrais bien savoir, me dit-elle, pourquoi vous m'avez apostrophée sur M. de Canisy. C'est un homme de mon nom, qui a vingt-sept ans de service. Il n'était pas besoin de ce mécontentement-là de plus, pour penser de ces gens-là ce que j'en pense.» « Vous avez poussé ma patience à bout, madame, lui dis-je; dans toute occasion vous faites des déclamations contre eux; depuis longtemps je me fais violence pour n'y pas répondre. Jamais je n'ai parlé de vos amis d'une façon qui ait pu vous déplaire; vous me deviez bien la pareille. »' « Si vous n'en parlez pas devant moi, dit-elle, vous ne vous contraignez pas en mon absence; vous ramassez tous les écrits contre eux, Vous les distribuez partout, et aujourd'hui vous finissez par m'insulter: on pardonne à cause de l'âge.» «Cela est un peu fort, madame; mais je vous remercie de m'apprendre que je radote; j'en ferai mon profit. » Nous étions alors seules, la compagnie rentra; nous restâmes environ une heure. Quand on se leva pour sortir, je lui dis : « Madame, après ce qui vient de se passer

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A peine son courrier était-il parti, qu'il reçut la nouvelle du malheur arrivé à l'escadre de M. de Conflans et des vaisseaux échoués dans la Vilaine : comme il y avait sur ces vaisseaux une somme considérable destinée au service de cette escadre, il s'en servit pour pourvoir aux besoins du moment et contremanda l'emprunt.

M. Bertin était un fort honnête homme, et dans un autre moment de détresse du trésor, le prince de Conti lui prêta à lui et non à l'État une somme de cinq cent mille livres. Il résista souvent avec fermeté aux prétentions du duc de Choiseul, qui voulait prendre un ton de supériorité, et même aux volontés de madame de Pompadour quand il les jugea contraires au bien de l'État. Elle disait de lui: C'est un petit homme qu'il est impossible de maîtriser lorsqu'on veut le contrarier, il n'a qu'un mot: Cela ne vous convient-il pas? Je m'en vais. »

Le mot de M. Bertin mérite d'être médité par tous les ministres. (A. N.) 1 Il était parent de madame de Forcalquier, dont le nom de famille était Canisy. (A. N.)

et sur ce que vous m'avez dit de ma vieillesse, vous jugez bien que je ne souperai pas demain chez vous. » Elle marmotta quelques paroles et alla se coucher. Ainsi finit une liaison qui était bien mal assortie, et à laquelle je n'ai nul regret; je ne m'en plaindrai ni n'en parlerai à personne. Je vous prie très-fort de n'en étre nullement fàché, c'est la plus petite perte que je pouvais jamais faire.

Je ne m'attends pas à avoir aujourd'hui de vos nouvelles; mais je ne fermerai cependant ma lettre que quand le facteur sera passé.

LETTRE 322.

LA MÊME AU MÊME.

Paris, mercredi 21 mars 1770.

Je suis étonnée en vérité qu'on vous laisse la clef de votre chambre; rien n'est si extravagant (permettez-moi de vous le dire) que vos deux dernières lettres. Je m'attends que la première que je recevrai sera dans le même goût; mais je me promets bien que ce sera la dernière, parce qu'en ne vous écrivant plus tout ce qui me passe par la tête, vous n'aurez plus à vous plaindre de mon indiscrétion. Oui, oui, je suis discrète, et pour le moins autant que vous; je ne suis pas plus variable que vous; mais ce qui est bien pis, c'est que ma tête ne vaut pas mieux que la vôtre; un rien la trouble, la dérange; j'ai la sottise de vous le confier, et ne vous parlant plus de vous pour plusieurs raisons dont la principale est que je n'ai pas à m'en plaindre, je vous fais mes plaintes sur les autres, ou, pour parler plus juste, je vous dis avec franchise ce que je pense de tout le monde. Vous prenez mes lettres pour des feuilles volantes imprimées, et vous croyez que le public les lit ainsi que vous. Mais venons à ma justification.

La question que je vous ai faite n'est nullement imprudente'; quand je vous écris, je crois être tête à tête avec vous au coin de mon feu; mais il faut que vous me grondiez, et telle est mon étoile, qu'il faut que je n'aie jamais un contentement parfait. Est-ce ma faute si M. Hervey1 fait une mauvaise plaisan1 C'était relativement à quelque travail littéraire dont M. Walpole lui avait dit être occupé. (A. N.)

2 M. Felton Hervey. Il avait dit qu'il était amoureux de madame du Deffand, et qu'elle était éprise d'amour pour M. Walpole. (A. N.)

terie et exprime ce qu'il croit que je pense pour vous, comme il exprimait ce qu'il disait penser pour moi? Votre nièce m'a dit cent fois qu'il était amoureux de moi, en présence de tout le monde si moi et tout le monde s'en étaient scandalisés, ç'aurait été un grand ridicule ou une grande bêtise; mais vous n'avez pas le talent d'entendre la plaisanterie, ou vous croyez que mon estime et mon amitié vous déshonorent. Il faut donc que je m'engage à faire l'impossible pour que l'on ne vous profère jamais mon nom; nous verrons alors quelle sera la nouvelle querelle que vous me chercherez. Venons au reste. Où prenezvous que je suis mécontente de Tourville, et que je me plains de lui? il Y a douze ou quinze ans qu'il est de mes amis sans aucune variation; je vous ai dit simplement que ce qu'il avait fait pour moi (quoique très-honnête) était un peu exagéré par vous.

La grand'maman est à Paris; elle y restera jusqu'à samedi; je crois que je souperai avec le grand-papa demain; il doit être content de l'estime du public. Je ne puis en dire davantage.

Je ne sais si vous avez reçu ma dernière lettre de douze pages mais vraiment non, c'est la réponse que vous y ferez que je prévois qui sera terrible : je m'arme de courage pour en soutenir la lecture sans chagrin et sans colère; mais je me promets bien de ne me plus exposer à telle aventure. Malgré tout cela, mon ami, je suis fort contente de vous. Vous voulez avoir de l'amitié pour moi parce que vous ne doutez pas que je n'en aie pour vous. Je ne veux point vous savoir mauvais gré de la mauvaise opinion que vous avez de mon caractère; puisqu'elle ne vous empêche pas d'être de mes amis, je ne dois pas m'en affliger je serais cependant bien aise que vous ne me crussiez pas si vaine, si tyrannique et si imprudente; ces trois défauts sont un peu contraires à une liaison intime'. Que puis-je faire pour vous ôter cette opinion? C'est de ne vous plus parler de moi, de ne rien désirer de vous, et de ne vous rien raconter de

1 M. Walpole avait dit dans une des lettres dont elle se plaint : « Vous mesurez l'amitié, la probité, l'esprit, enfin tout, sur le plus ou le moins d'hommages qu'on vous rend. Voilà ce qui détermine vos suffrages et vos jugements, qui varient d'un ordinaire à l'autre. Défaites-vous ou au moins faites semblant de vous défaire de cette toise personnelle, et croyez qu'on peut avoir un bon cœur sans être toujours dans votre cabinet. Je vous l'ai souvent dit vous êtes exigeante au delà de toute croyance; vous voudriez qu'on n'existât que pour vous; vous empoisonnez vos jours par des soupçons et des défiances, et vous rebutez vos amis en leur faisant éprouver l'impossibilité de vous contenter. (A. N.)

personne; moyennant cela, vous serez à l'abri des lettres de douze pages, je ne troublerai plus votre tête, et vous ne pourrez pas me dire que je vous ferme les portes de Paris.

Ah! mon ami, que conclurai-je de tout ceci? c'est que je ne suis pas digne d'avoir un ami tel que vous; que vous croyez me devoir de l'amitié, et que ne trouvant pas ce sentiment dans votre cœur, vous vous en prenez à mes défauts. Il est tout simple que vous soyez ennuyé d'un commerce qui vous cause peu de plaisir, mais de la contrainte, de la fatigue et du dégoût. Je ne me crois ni vaine ni tyrannique; j'ai été souvent imprudente, j'en conviens; mais je m'en crois fort corrigée. Je suis bien éloignée de me croire sans défauts; j'en suis toute pleine, et mon plus grand malheur, c'est d'en être bien persuadée. Je suis plus dégoûtée de moi-même que ni vous ni qui que ce soit ne peut l'être, et je ne supporte la vie que parce qu'il m'est bien démontré qu'elle ne saurait être encore bien longue.

LETTRE 323.

M. DE VOLTAIRE A MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND.

26 mars 1770.

Je ne vous ai point écrit, madame, depuis que j'ai obtenu ma dignité de capucin ce n'est pas que les honneurs changent mes mœurs; mais c'est que j'ai été entouré de massacres, et que les Genevois qui n'ont pas voulu être tués et qui se sont réfugiés chez moi n'ont pas laissé que de m'occuper.

Je crains bien de ne pas vous tenir parole sur les rogatons que je vous avais promis pour vos Paques. De deux frères libraires qui avaient longtemps imprimé mes sottises, l'un est devenu magistrat et est actuellement ambassadeur de la république à la cour, où il fera, dit-on, beaucoup d'impression. L'autre monte la garde soir et matin, et ne marche qu'au son du tambour. Ainsi, vous courez grand risque de vous passer de ma petite Encyclopédie. D'ailleurs, vous n'aimez guère que le plaisant. Mon Encyclopédie est rarement plaisante; je la crois sage et honnête, et puis c'est tout. Elle ne sera bonne que pour les pays étrangers, où l'on ne rit pas tant qu'en France, quoique à présent nous n'ayons pas trop de quoi rire.

Si M. l'abbé Terray vous a rogné un peu les ongles, il me les a coupés jusqu'au vif. J'avais en rescription tout le bien dont je

pouvais disposer, toutes mes ressources sans exception. Vous verrez par les petits quatrains que je vous envoie qu'il veut que je m'occupe uniquement de mon salut. J'y suis bien résolu, et je sens plus que jamais les vanités des choses de ce monde, d'autant plus que je suis malade depuis six semaines, et si malade que je n'ai pas consulté M. Tronchin. L'estomac, l'estomac, madame, est la vie éternelle. Je ne suis pas mal, heureusement, avec frère Ganganelli; c'est une petite consolation.

C'en est une fort grande que l'aventure de l'abbé Grisel. On dit que les dévots se trémoussent prodigieusement à Paris et à Versailles. Je m'intéresse passionnément à ce saint homme, et s'il est pendu, je veux avoir de ses reliques. Il y a quelques années qu'on fit cette cérémonie à un nommé l'abbé Fleury, bachelier de Sorbonne, qui, dit-on, ne prêchait pas mal.

Si les quatrains sur mon capuchon ne vous déplaisent pas absolument, il y en a d'autres encore plus mauvais qui sont entre les mains de votre grand' maman, et qu'elle pourra vous montrer. Elle a eu pour moi des bontés dont je suis confus; c'est à vous, madame, que je dois toutes les graces dont elle m'a comblé. Je n'ai nulle idée de sa jolie figure, je ne la connais que par son soulier. Jouissez pendant quarante ans, madame, d'une société si délicieuse. Je vous serai entièrement attaché tant que ma vie durera, mais elle ne tient à rien.

LETTRE 324.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. HORACE

WALPOLE.

Paris, 4 avril 1770.

Mon ami, mon unique ami, au nom de Dieu, faisons la paix; j'aimais mieux vous croire fou qu'injuste, ne soyez ni l'un ni l'autre ; rendez-moi toute votre amitié. Si j'avais tort, je vous l'avouerais, et vous me le pardonneriez; mais, en vérité, je ne suis point coupable, je ne parle jamais de vous; vos Anglais, qui ont été contents de moi, croient me marquer de la reconnaissance en vous parlant de mon estime pour vous; ceux qui vous aiment croient vous faire plaisir; ceux qui ne vous aiment pas cherchent à vous facher, s'ils se sont aperçus que cela vous déplaisait; mais je suis sûre que le bon Hervey a cru faire des merveilles ; je lui pardonne, malgré le mal qu'il m'a fait.

A l'égard de ma question indiscrète, elle ne pouvait être

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