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DE MADAME

LA MARQUISE DU DEFFAND

LETTRE 303.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. DE VOLTAIRE.

Paris, 20 septembre 1769.

Vous avez beau dire, monsieur, vous ne me persuaderez jamais que ce qui produit de si mauvais ouvrages, et qui introduit un si détestable goût, soit un établissement bon et utile. Pourquoi inciter les gens à parler quand ils n'ont rien à dire? et a-t-on quelque chose à dire quand on n'a ni pensées ni idées? Que l'Académie se borne à traiter de la grammaire, à enseigner les règles, mais qu'elle ne donne point de sujets à traiter; qu'elle ne donne point d'entraves au génie; que les prix qu'elle a à distribuer soient pour les auteurs de bons ouvrages donnés au public; qu'on suive en cela la méthode des Anglais. Enfin, monsieur, je ne puis souffrir qu'on encourage les gens sans talents; ayez la sévérité et la fermeté de Despréaux; elles vous conviennent encore mieux qu'à lui. Réformez votre maison, vous y avez trop de bouches et de langues inutiles; votre livrée est trop nombreuse, contentezvous d'étre magnifique, et dédaignez le faste.

Quoi! pensez-vous sérieusement que ma voix puisse se faire entendre, et que je puisse vous être utile pour faire représenter vos Guèbres? Jamais le gouvernement n'y consentira; contentez-vous de l'impression. Vos Guèbres sont dans les mains de tout le monde, et si vous connaissiez vos acteurs, vous verriez combien ils vous sont inutiles; ils n'ajoutent aucun prestige à ce qu'ils représentent, tout au contraire, ils font voir le derrière des coulisses, et sentir tous les défauts. Vous ne pouvez étre retenu par cette considération, j'en conviens; mais, monsieur, vous voulez établir la tolérance, vous avez raison, je

voudrais que vous fussiez le premier à en ressentir les effets. Pour y parvenir, prêchez-la d'exemple; contentez-vous d'avoir montré la vérité, et laissez-y tourner le dos à ceux qui ne la veulent point voir. Vous avez tout dit, tenez-vous-en à ne pas vous dédire, et ne mettez point de nouveaux obstacles à la chose du monde que je désire le plus, et sur laquelle j'ai eu une conversation avec madame Denis, dont elle vous rendra compte.

Votre correspondance avec la grand'maman Gargantua me ravit; elle vous répond à ce qu'il y a de solide, c'est ce qui doit lui appartenir pour moi, je ne suis que pour le frivole; je ne vois point dans l'histoire des Soukirs l'établissement des manufactures, je n'y vois qu'un très-beau sujet de conte de fées, qui pourrait surpasser Cendrillon. Voilà, monsieur, les progrès de mon esprit et de ma raison, qui au bout de soixante et mille ans que j'ai vécu, me mettent à côté des enfants de quatre ans. Ah! je ne suis qu'une petite fille; mais j'ai une charmante grand'maman; il faut l'adorer, monsieur, et moi, m'amuser et m'aimer toujours.

LETTRE 304.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. HORACE WALPOLE.

Vendredi, 6 octobre, à sept heures du matin, lendemain de votre départ.

N'exigez point de gaieté, contentez-vous de ne pas trouver de tristesse; je n'envoyai point chez vous hier matin, j'ignore à quelle heure vous partites; tout ce que je sais, c'est que vous n'êtes plus ici.

Lundi 9, à 8 heures du matin.

Je ne respirerai à mon aise qu'après une lettre de Douvres. Ah! je me hais bien de tout le mal que je vous cause; trois journées de route, autant de nuits détestables, un embarquement, un passage, le risque de mille accidents, voilà le bien que je vous procure. Ah! c'est bien vous qui pouvez dire en pensant à moi : Qu'allais-je faire dans cette galère? Eh! mon Dieu, qui suis-je? Oh! le centenier de l'Évangile ne se rendait pas plus de justice que moi; plus je suis contente de vous, moins je le suis de moi; mais pour le présent je n'épluche point de certaines choses. Vous êtes à Douvres, vous serez, j'espère, ce

soir à Londres, voilà ce que j'ai impatience d'apprendre, après quoi je causerai plus à mon aise avec vous.

LETTRE 305.

LA MÊME AU MÊME.

Paris, 17 octobre 1769.

Enfin vous voilà passé; mais quatorze heures et demie sur mer, c'est bien long, et me fait faire de tristes réflexions. Vous vous portez bien; la lettre que j'attends demain me le confirmera, à ce que j'espère.

1

Les oiseaux de Steinkerque sont revenus, ils arriverent avant-hier et restèrent si tard, qu'ils me firent manquer mon souper chez le président. Votre nièce avait pris médecine, je ne l'avais point vue de la journée; ces dames voulurent la voir, je les accompagnai, et tout d'un coup nous primes la résolution de souper chez elle. Vous jugez de la bonne chère, mais nous fùmes fort gais. Nous nous sommes engagées pour jeudi chez la marquise; nous aurons le prince de Beaufremont de plus; nous feuilletterons tous les manuscrits et je ramasserai tous les vers du chevalier, je vous les enverrai, vous en serez l'éditeur si vous voulez. La marquise nous dit quatre vers qui sont pour le moins aussi vieux que moi; les voici :

Broussin dès l'âge le plus tendre

Posséda la sauce à Robert,

Sans que son précepteur lui pût jamais apprendre.

Ni son Credo ni son Pater.

Ce Broussin était un débauché, ami de Chapelle; il était Brulart, de même famille et de même nom que ma mère 3.

Ces oiseaux de Steinkerque souperont dimanche chez moi, il y aurait de l'affectation à ne les jamais inviter; il paraîtra peutétre à madame de Forcalquier que j'en mets dans ma conduite avec elle, cependant le hasard en décide plus que l'intention.

1 La marquise de Boufflers et sa nièce, la vicomtesse de Cambis, que madame du Deffand désignait de la sorte, d'après quelques plaisanteries reçues dans la société dans laquelle elles vivaient. (A: N.)

2 De Boufflers. (A. N.)

3 Anne Brulart, fille du premier président du parlement de Bourgogne. (A. N.)

Jeudi.

Voilà votre première lettre numérotée; si je l'avais reçue hier, celle-ci serait partie aujourd'hui, mais je vois que le calme et le trouble nous sont également contraires. Le calme vous fait rester quatorze heures et demie sur mer, et met du retardement dans notre commerce; et le trouble dérange votre tête et abrége vos lettres mais enfin vous voilà arrivé, et j'ai presque autant de joie de vous savoir à Strawberry-Hill, que j'en aurais à vous avoir auprès de mon tonneau; je dis presque, car cela n'est pas tout à fait de même.

Je sais peu de nouvelles. Le gouvernement d'Amiens est donné à M. de la Ferrière, sous-gouverneur du Dauphin; celui de Landrecies à M. du Sauçay, major des gardes, qui est un peu de mes amis. M. de Monclar ', avec qui vous avez soupé, fut l'autre jour chez M. le duc de Choiseul, qui lui dit : Je vous fais mon compliment sur la pension de cinq mille francs que le roi vous donne sur les affaires étrangères. Ensuite il alla chez M. le chancelier, qui lui dit : Je vous fais mon compliment sur la gratification annuelle que le roi vous donne sur les états de Provence. Puis il alla chez M. de Saint-Florentin, qui lui dit : Je vous fais mon compliment sur le remboursement que le roi vous fait de votre charge. Il voulait aller chez l'évéque d'Orléans, espérant un compliment sur le don de quelques bénéfices; c'est de madame de la Vallière que je tiens ce fait, qui le tenait de M. d'Entragues 2.

Je crois que les Choiseul nos parents ne sont pas contents;

1 Rippert de Monclar, procureur général au parlement d'Aix. C'était un homme d'un mérite distingué, profondément versé dans le droit public : il donna la preuve de ses connaissances dans une foule de mémoires et de réquisitoires sur des objets d'une haute importance. Ce fut surtout contre les Jésuites qu'il déploya toute l'énergie de son caractère et toute l'activité de son zèle. Son Compte rendu des Constitutions de cette société, les réquisitoires où il l'attaquait, sont plus substantiels et aussi forts que les philippiques de la Chalotais. Louis XV ayant, par suite d'une mésintelligence avec la cour de Rome, fait occuper Avignon et le Comtat, en 1768, Monclar, l'année suivante, publia un mémoire pour établir les droits du roi sur cette enclave. Ce fut sans doute en récompense de ce travail qu'il reçut les bienfaits dont parle madame du Deffand. Monclar mourut à l'âge de soixante-sept ans, dans sa terre de Saint-Savournin, en 1773, pendant la disgrâce des parlements. (A. N.)

2 Le marquis d'Entragues, courtisan assidu de Louis XV, dont il était le favori il mourut célibataire, de la petite vérole, à l'âge de trente ou quarante ans. (A. N.)

:

j'ai reçu un billet du baron de Gleichen qui me fait juger qu'ils ne sont pas de bonne humeur.

LETTRE 306.

LA MÊME AU MÊME.

Paris, lundi 23 octobre 1769.

Le petit Craufurd part mercredi, je ne veux pas perdre cette occasion. Vous direz, si vous voulez, que j'aime à écrire, je conviendrai que cela est vrai quand c'est à vous; pour tout

autre c'est une corvée.

Je n'ai pas grand'chose à vous dire sur la politique. Le roi soupa jeudi 19, pour la première fois, chez madame du Barry. Les convives étaient mesdames de Mirepoix, de Flavacourt, de l'Hôpital. Les hommes, MM. de Condé, de Lusace, de Soubise, de Richelieu, d'Aiguillon, d'Estissac, de Croissy, de Chauvelin, de Noailles et de Saint-Florentin. M. de Beauvau, qui me l'avait mandé, me marquait qu'on était en peine de savoir si M. de Gontault' avait été invité; il pouvait n'avoir pas reçu l'invitation,.parce qu'il pouvait n'être pas rentré chez lui depuis qu'elle y serait arrivée; doute qui met du problématique dans cette affaire, et que je n'ai point éclairci.

Je reçus hier au soir une très-longue lettre de la grand'maman *; elle me rend un compte très-détaillé de sept ou huit petites commissions dont elle s'était chargée : la principale était le payement de ma pension; elle ne me dit pas un mot de sa santé; elle s'excuse de ne m'avoir pas écrit plus tôt, parce qu'elle n'a pas un moment à elle, et qu'il faut qu'elle prenne sur son sommeil pour écrire.

Je crains que cette grand' maman ne soit très-malade; son mari voudrait qu'elle revînt à Paris; peut-être a-t-on fait venir l'abbé pour l'y déterminer : indépendamment de sa délicatesse et de son rhume, elle a certainement beaucoup de chagrin. Vous devriez lui écrire, je ne puis douter qu'elle n'ait véritablement de l'amitié pour vous, une parfaite estime, un véritable goût. Ne vous en faites point une tache, ne mettez pas

1 Le duc de Gontault était le frère du maréchal duc de Biron, et père du duc de Lauzun. Il avait épousé une sœur de la duchesse de Choiseul. (A.N.) 2 La duchesse de Choiseul se trouvait alors à Fontainebleau avec la cour. (A. N.)

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