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soixante-quinze ans et trois mois, cela est infame; donnez-moi soixante-dix-sept ans pour réparer votre faute.

On a encore appuyé la baïonnette sur le ventre ou dans le ventre d'une femme grosse; je crois qu'elle en mourra; tout cela est abominable; mais les prédicants disent que c'est pour avoir la paix. Il a fallu avoir quelques soins des battus qui se sont enfuis; car, quoique je sois capucin, je ne laisse pas d'avoir pitié des huguenots.

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Mais, mon Dieu, madame, saviez-vous que j'étais capucin? C'est une dignité que je dois à madame la duchesse de Choiseul et à Saint Cucufin. Voyez comme Dieu a soin de ses élus, et comme la grâce fait des tours de passe-passe avant que river au but. Le général m'a envoyé de Rome ma patente. Je suis capucin au spirituel et au temporel, étant d'ailleurs père temporel des capucins de Gex.

Tant de dignités ne m'ont point tourné la tête; les honneurs chez moi ne changent point les mœurs. Vous pouvez toujours compter, madame, sur mon attachement, comme si je n'étais qu'un homme du monde. Il est vrai que je n'ai pas les bonnes fortunes du capucin de madame de Forcalquier; mais on ne peut pas tout avoir. Recevez ma bénédiction.

FRÈRE V., capucin indigne.

LETTRE 319.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. HORACE WALPOLE.
Paris, samedi 24 février 1770.

Enfin, nous voilà débredouillés, vous avez reçu mes lettres, et je reçois les vôtres du 9 et du 16. Si je n'avais pas perdu le don des larmes, elles m'en feraient bien répandre; elles me causent un attendrissement délicieux, quoique triste. Ah! mon ami, pourquoi ne vous ai-je pas connu plus tôt? Que ma vie aurait été différente! Mais oublions le passé pour parler du présent vous me faites éprouver ce que Voltaire a dit de l'amitié :

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Je n'en ai pas encore d'assez grands à mon avis, puisque je ne suis pas dans le cas d'accepter vos offres ; croyez-moi, je

1 On a vu par la lettre de madame du Deffand, du 1er février, qu'elle

vous supplie, je les accepterais, non-seulement sans rougir, mais avec joie, mais avec délices, mais avec orgueil; soyez-en sûr, mon ami, vous savez que je suis sincère; je vais chercher une occasion pour vous écrire à cœur ouvert sans aucune réserve; votre cousin me la fournira. Vous aurez vu nos derniers édits, vous pourrez apprendre par notre ambassadrice la conduite qu'a tenue le grand' papa; on lui dresserait des

avait perdu trois mille livres de revenu, par la réduction que l'abbé Terray fit sur les pensions des différentes classes, lorsqu'il fut nommé contrôleur général.

Nous ne saurions mieux faire connaître les offres qu'à cette occasion M. Walpole fit à madame du Deffand, qu'en donnant l'extrait de sa lettre en réponse à celle de madame du Deffand, en date du 1er février, par laquelle elle lui annonçait cette diminution de son revenu, et les dispositions qu'elle avait faites en conséquence. « Je ne saurais souffrir une telle diminution de votre bien. Où voulez-vous faire des retranchements? Où est-il possible que vous en fassiez? Excepté votre générosité, qu'avez-vous de superflu? Je suis indigné contre vos parents; je les nomme tels, car ils ne sont plus vos amis, s'ils vous laissent manquer un dédommagement. Je sens bien qu'ils peuvent avoir de la répugnance à solliciter le contrôleur général, mais tout dépend-il de lui? J'aime aussi peu que vous les sollicitations. Je m'abaisserais à solliciter un inconnu plutôt qu'un ami qui n'aurait pas pensé à mes intérêts. Vous savez que je dis vrai. Bon Dieu! quelle différence entre les parents et l'excellent cœur de M. de Tourville! Dites-lui, je vous en prie, qu'au bout du monde il y a un homme qui l'adore; et ne me dites point que je suis votre unique ami: pourrais-je en approcher! Comment! un ami qui cède ses prétentions en faveur des vôtres! Non, non, ma petite, c'est un homme unique, et je suis transporté de joie que vous ayez un tel ami. Moquez-vous des faux amis, et rendez toute la justice qui est due à la vertu de M. de Tourville. C'est là le vrai philosophe sans le savoir. Ayant un tel ami, et encore un autre qui, quoique fort inférieur, ne laisse pas de s'intéresser à vous, ne daignez pas faire un pas, s'il n'est pas fait, pour remplacer vos trois mille livres. Ayez assez d'amitié pour moi pour les accepter de ma part. Je voudrais que la somme ne me fût pas aussi indifférente qu'elle l'est, mais je vous jure qu'elle ne retranchera rien, pas même sur mes amusements. La prendriez-vous de la main de la grandeur, et la refuseriez-vous de moi? Vous me connaissez; faites ce sacrifice à mon orgueil, qui serait enchanté de vous avoir empêchée de vous abaisser jusqu'à la sollicitation. Votre mémoire me blesse. Quoi! vous! vous, réduite à représenter vos malheurs! Accordez-moi, je vous conjure, la grâce que je vous demande à genoux, et jouissez de la satisfaction de vous dire: J'ai un ami qui ne permettra jamais que je me jette aux pieds des grands. Ma petite, j'insiste. Voyez si vous aimez mieux me faire le plaisir le plus sensible, ou de devoir une grâce qui, ayant été sollicitée, arrivera toujours trop tard pour contenter l'amitié. Laissez-moi goûter la joie la plus pure, de vous avoir mise à votre aise, et que cette joie soit un secret profond entre nous deux. (A. N.)

1 La marquise du Châtelet, belle-fille de la célèbre amie de Voltaire. (L.)

autels; il a éteint l'incendie. Je souperai demain avec lui; mais ce ne sera pas dans un petit comité, dont je suis trèsfàchée; il a véritablement de la franchise quand il est à son aise.

Dimanche 25.

J'ai envoyé hier la chaîne à la grand'maman par le prince de Beaufremont; j'en saurai le succès ce soir; tout ce qui vint chez moi hier la trouva charmante. Je vis Tourville, je lui fis faire la lecture de votre lettre; il vous adore. L'estime que Vous marquez avoir pour lui et qu'il doit au récit que je vous ai fait de son procédé, le paye au centuple, à ce qu'il dit, de ce qu'il croit avoir mérité. Je suis bien déterminée à ne plus parler à mes parents'; j'ai lieu de croire qu'ils se conduiront bien; mais, quoi qu'il puisse arriver, n'ayez, je vous prie, nulle inquiétude; je ne serai forcée à aucune réforme. La seule différence qui sera dans mon état, c'est que je ne pourrai rien mettre en réserve, ce qui n'est pas un inconvénient aujourd'hui, ayant placé des rentes viagères pour mes gens. C'est avec vérité, mon ami, que je vous promets d'user de tout ce qui vous appartient avec la même liberté et confiance que si c'était mon propre bien; n'insistez plus, je vous conjure, à exiger d'autres marques de ma soumission. Je n'aime point à vous résister, et cependant je le ferais très-certainement. Vous avez des moyens bien sûrs de m'obliger; vous les connaissez bien, mais je ne Vous en parle point; je ne veux que ce que vous voulez, et votre cœur m'est trop connu, pour avoir rien à lui dicter. Sachez-moi gré de la bride que je mets à ma reconnaissance; si je m'y laissais aller, je gâterais tout. J'aime bien que M. Montagu' me fasse faire des compliments. Ils me sont d'autant plus agréables, que je vous les dois entièrement; mettez-le à portée de m'en faire souvent mais pourquoi ne ferait-il pas un tour à Paris?

L'ambassadeur de Naples3 mourut mercredi, en présence de madame de Chimay et de M. de Fitz-James qui étaient chez lui; il parlait sur le temps où il quitterait le deuil de sa sœur ce sera, dit-il, le 15; il se tut, pencha la tête, et mourut sans aucune convulsion, sans faire le moindre mouvement. Il était

1 Les Choiseul. (L.)

2 Feu M. Frédéric Montagu. (A.N.)

3 Le ministre de Naples, à qui le marquis Caraccioli a succédé. (A. N.)

sorti le matin, avait eu du monde à dîner, et il demandait ses chevaux pour aller chez l'ambassadeur d'Espagne: on croyait bien qu'il ne vivrait pas plus de six mois, parce qu'il était hydropique, mais il se portait beaucoup mieux; on lui a trouvé de l'eau dans le cervelet, c'est une mort qu'on peut dire être fort agréable. Il avait été trois jours auparavant chez son notaire, où il avait déchiré un testament qu'il avait fait, il y avait quelques années; il ne trouvait pas ses gens assez bien récompensés, il songeait à en faire un autre pour les mieux traiter, et ils n'auront rien du tout.

Adieu, mon bon et parfait ami.

LETTRE 320.

LA MÊME AU MÊME.

Paris, samedi 3 mars 1770.

Voilà une occasion dont il faut profiter; j'aurais bien voulu qu'elle eût tardé de quelques jours, j'aurais peut-être eu plus de choses à vous mander; mais milady Dunmore n'est pas d'avis de retarder son départ; je vous envoie par elle la suite du Théâtre espagnol (par Linguet), dont vous aurez reçu la première partie par le courrier de l'ambassadeur.

Que vous dirai-je de nos nouvelles? Rien de trop bon. Je suis persuadée que le contrôleur général (l'abbé Terray) prend l'ascendant. S'il réussit dans son projet de mettre la recette et la dépense au même niveau, que les particuliers soient bien payés de ce qu'il leur aura laissé, que les impôts soient diminués, on criera Domine, Deus, Sabaoth. Il est aux pieds de madame du Barry et n'en rougit point; il suit, dit-il, l'exemple de tous les ministres qui ont voulu se faire écouter des rois, et même leur étre utiles. Jusqu'à présent notre ami (le duc de Choiseul) a bonne contenance; mais je doute que l'année se passe sans une grande révolution. Ce sera demain qu'il portera au conseil les états de ses différentes administrations, de la guerre et de toutes ses dépendances, fortifications, artillerie, etc.; des affaires étrangères, etc. : pour cette partie-ci, on trouvera une grande diminution: depuis plusieurs années elles n'ont monté qu'à sept millions, et sous le cardinal de Bernis elles ont été jusqu'à cinquante-huit millions, ce qui est exorbitant, mais qui dépend souvent des circonstances. Nous ne

payons plus, dit-on, aujourd'hui de subsides. A l'égard de la guerre, ce n'en est pas de même; jamais en temps de paix M. d'Argenson n'a passé cinquante millions. Il est vrai que l'artillerie en était séparée, et, je crois, les fortifications. Il y a, dit-on, aujourd'hui moins de troupes, c'est-à-dire moins de soldats; mais M. de Choiseul a augmenté le nombre des bas officiers, a presque doublé leur paye; a réparé toutes les fortifications; a remonté l'artillerie qui manquait de tout; enfin a remis les troupes dans un état de splendeur où elles n'ont jamais été. Il y a des magasins de tout, quatre-vingt mille habits en réserve; tout cela est d'une bonne administration, et n'a pu se faire qu'à grands frais; aussi cela a-t-il prodigieusement coûté. Vraisemblablement le contrôleur général proposera de grands retranchements; il y consentira sans difficulté, parce qu'il en fera de grands dans la dépense, soit en réformant des troupes, en laissant les fortifications et l'artillerie sans entretien et sans augmentation. Il faut savoir si tout cela se passera sans humeur. Comme vous voilà au fait de ce que nous attendons, vous pourrez m'entendre à demi-mot dans mes lettres suivantes. La du Barry n'est rien par elle-même; c'est un bâton dont on peut faire son soutien, ou son arme offensive ou défensive. Il n'a tenu qu'au grand-papa d'en faire ce qu'il aurait voulu; je ne puis croire que sa conduite ait été bonne et que sa fierté ait été bien entendue. Je crois que mesdames de Beauvau et de Gramont l'ont mal conseillé. Il a aujourd'hui une nouvelle amie qui n'est pas d'accord avec ces dames, mais qui ne diminue pas l'ascendant qu'elles ont pris. C'est madame de Brionne : il lui doit son raccommodement avec M. de Castries, ce qui a été bon; mais je crois qu'elle lui coûte beaucoup d'argent. Dans tout cela, le rôle de la grand'maman, c'est d'étaler de grands sentiments, de grandes maximes, de laisser échapper ce qu'elle pense, et d'en demander pardon à l'abbé, qui fait des soupirs, et couvre ce que la grand'maman a dit d'indiscret par des aveux de ce qu'il pense, de ce qu'il prévoit, qui ne sont que platitude et fausseté.

Le d'Aiguillon', dit-on, est bien avec la du Barry. Ce mot bien a toute l'extension possible, mais cela ne signifie rien pour le crédit. Le contrôleur général mangera les marrons que les autres tireront du feu. Je ne sais pas quelles sont ses vues;

1 Le duc d'Aiguillon. (A. N.)

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