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mes malheurs, et le genre de ma gratification, qui était sur l'état de la maison de feu la reine, me mettaient dans le cas d'une exception; qu'il ne pouvait jamais donner à lui Tourville une marque d'amitié à laquelle il fût plus sensible. Le contrôleur général a répondu qu'il me connaissait, qu'il serait fort aise de m'obliger, mais qu'il s'était imposé la loi de ne faire aucune exception; que tout ce qu'il pouvait faire, c'était de lui indiquer le moyen de réparer ma perte; qu'il fallait que je tâchasse. d'obtenir une grace nouvelle; que si M. de Choiseul ou quelque autre la demandait pour moi, loin de s'y opposer, il concourrait de tout son pouvoir à me la faire obtenir. Voici ce que j'ai écrit ce matin, que je compte donner au grand-papa. S'il fait difficulté de se mêler de cette affaire, je m'adresserai à M. de Saint-Florentin ', d'autant plus qu'elle est de son département; je me ferai accompagner chez lui par le prince de Beaufremont, son ami intime.

MÉMOIRE.

« Le roi accorda à madame du Deffand, en 1763, à la sollicitation de la reine, une gratification annuelle de six mille livres. Cette princesse l'honorait de sa protection, en considération de feu sa tante la duchesse de Luynes, dont les services assidus, le respectueux attachement, l'absolu dévouement, avaient mérité de Sa Majesté ses bontés, son amitié et sa reconnaissance.

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Aujourd'hui madame du Deffand, agée de soixantetreize ans, privée de la vue, dont les infirmités augmentent les besoins, est contrainte à faire des retranchements sur les choses les plus nécessaires. Elle perd trois mille livres de rente par les nouveaux arrangements; elle a représenté sa situation à M. le contrôleur général; mais comme il s'est fait une loi de ne faire aucune exception, elle n'en a rien obtenu. C'est à la bonté du roi qu'elle a recours. M. le contrôleur général ne fera aucune difficulté contre une nouvelle grace que le roi voudrait bien lui accorder. Elle sait bien qu'elle ne mérite rien par elle-même; mais la reine l'honorait de ses bontés; Sa Majesté avait cherché à reconnaître l'attachement et les services de madame de Luynes par la protection qu'elle accordait à sa nièce et la compassion de la reine avait ajouté un motif de plus.

1 Le comte de Saint-Florentin, ministre d'État.

» Voilà les seuls titres de madame du Deffand pour implorer la bonté du roi; elle n'oserait parler de son respectueux attachement, quoique aucun de ses sujets n'en ait un plus véritable. »

Dimanche à midi.

Par bien des choses qu'on m'a dites hier, je doute que le grand-papa se charge de mon mémoire; je verrai ce que je ferai, peut-être resterai-je tranquille; je me rappelle ces vers de Rousseau :

Le plus petit vaurien

En fera plus que tous vos gens de bien;
Son zèle actif peut vous rendre service,
La vigilance est la vertu du vice.

Je ne connais point de ces petits vauriens vigilants. La grand'maman vient demain à Paris. J'eus hier la visite de l'abbé, qui ne me dit rien de sa part; je crus que la politique devait m'interdire toute question. J'ai peine à croire que je n'entende pas parler d'elle mais quoi qu'il en soit, je donne à souper demain, lundi, et mercredi. La Fontaine dit dans un de ses

contes :

Le Florentin

Montre à la fin ce qu'il sait faire.

LA FONTAINE, Épigr. contre Lully.

Je suis bien tentée de penser la même chose du Provençal '; mais je me tais, et j'observe.

2

M. Chamier nous apprit hier une grande nouvelle, la démission de M. le duc de Grafton ; je compte dans deux heures en avoir la confirmation dans votre réponse à ma lettre du

1 L'abbé Barthélemy.

2 Auguste-Henri Fitz-Roy, duc de Grafton, né en 1736, fut secrétaire d'État en 1765, quitta cette place et devint peu après premier lord de la trésorerie. Il donna ensuite sa démission, comme le dit ici madame du Deffand. Pendant son administration, le duc de Grafton fut attaqué si violemment dans les Lettres de Junius, qu'on ne douta pas que l'auteur n'eût contre lui une inimitié personnelle. Peu de temps après qu'il eut quitté la place de premier lord de la trésorerie, il accepta celle de garde des sceaux, qu'il conserva jusqu'en 1775. A cette époque, s'étant hautement prononcé contre les projets de lord North qui voulait imposer de nouvelles taxes à l'Amérique anglaise, il reçut l'ordre de résigner sa charge, qu'il reprit encore depuis. En 1803, il se fit distinguer par son opposition à la guerre contre la France. Le duc de Grafton poussait jusqu'à la manie l'amour des livres rares et curieux, et embrassa la croyance des sociniens. Il est mort le 11 mars 1811. (A. N.)

Devonshire je sais qu'il n'est arrivé à Londres que le samedi 27.

Vous serez effrayé de l'énormité de cette lettre : mais remarquez que j'ai passé un ordinaire sans vous écrire. Mes lettres vous ruinent; vous les payez sûrement plus qu'elles ne valent, mais punissez-moi selon la loi du talion, et vous verrez que je ne m'en plaindrai pas.

A deux heures après midi.

Voilà votre lettre qui arrive je suis parfaitement contente de ce que vous êtes content; mais je n'aime pas que vous me croyiez inégale, que je m'enthousiasme et que je me dégoûte : tout au contraire, je suis l'habitude; mais je m'aperçois des changements qui arrivent. Je pourrai bien vous écrire ces joursci, si j'en trouve l'occasion.

Il y a ici de grandes clameurs contre le nouveau contrôleur général ' (l'abbé Terray). Un nommé Billard, caissier des fermes des postes, fit, il y a trois semaines ou un mois, une banqueroute de quatre à cinq millions; on a mis au-dessus de porte de l'abbé Terray: Ici on joue le noble jeu de billard. On nous promet encore des édits une fois la semaine pendant quelque temps, mais je n'ai plus rien à craindre, et je crois que je pourrais ajouter : rien à espérer.

la

Je croyais hier, quand j'ai appris la démission du duc de Grafton, que ce serait M. de Grenville qui le remplacerait.

1 Voici comment Grimm parle de cette affaire dans sa Correspondance (mars 1770):

« Saint-Billard, caissier général de la poste, a été mis à la Bastille, et on lui fait actuellement son procès; mais quoique ce Billard ait volé les fermiers généraux des postes et le public d'une manière très-scandaleuse, on doute qu'il soit pendu. Billard se piquait de la plus haute dévotion. Il avait des liaisons intimes avec l'abbé Grisel, sous-pénitencier de l'Église de Paris, confesseur de Mgr l'archevêque, directeur de plusieurs dévotes illustres, connu d'ailleurs par son goût décidé pour la garde des dépôts: il était gardien d'autant plus exact qu'il ne rendait jamais. En sa qualité de confesseur de Billard, il s'était aussi fait directeur de la caisse des postes. Suivant les registres de Billard, l'entretien de son confesseur allait, année commune, à plus de cent mille écus. On prétend que c'est pour avoir quelques éclaircissements sur l'objet de cette énorme dépense que Grisel a été arrêté, et l'on s'attend à trouver les Jésuites au fond du sac. »

Deux ans après Billard fut condamné au carcan et à la marque comme banqueroutier frauduleux et commis infidèle. Il subit sa peine en place de Grève. (A. N.)

LETTRE 317.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. DE VOLTAIRE.

Paris, samedi 24 février 1770.

Mercredi prochain, 7 de ce mois, il partira, par les guimbardes de Lyon, l'Histoire de Charles V. Ce mot: guimbardes de Lyon, pour avoir acquis une nouvelle signification, n'a pas perdu l'ancienne, je puis vous en assurer.

Je vous ai, je crois, déjà mandé que je trouvais charmants les vers de M. Guillemet; la modestie, ou plutôt l'humilité de la grand❜maman, ne lui permet pas de les montrer à beaucoup de monde, mais le petit nombre de ceux qui les ont vus en ont été charmés, et le grand-papa, qui n'aime point la louange, n'a pu se défendre de paraître très-satisfait de la grâce, de la délicatesse de celle que vous lui donnez. Je voudrais que vous pussiez juger par vous-même de quelle vérité sont vos éloges. Je suis bien fâchée que le petit Craufurd ne soit plus ici, mais je lui enverrai un extrait de votre lettre.

Je ne veux point abuser de votre complaisance, en vous priant de m'écrire souvent. Vous avez de bien meilleurs emplois à faire de votre temps, et moi, par la raison contraire, n'ayant rien à faire, je n'ai aussi rien à dire. Mes lettres ne seraient remplies que de traités sur l'ennui, sur le dégoût du monde, sur le malheur de vieillir; cela ne serait-il pas bien amusant? Oh! non, monsieur de Voltaire, je me fais justice; je serai parfaitement contente si vous me conservez votre amitié, votre souvenir, et si vous m'en donnez des marques, en m'envoyant exactement tout ce que vous ferez. Quel est donc l'ouvrage qui est actuellement sur le tapis? Il doit m'amuser beaucoup. C'est donc quelque chose de gai et de frivole? Et ce ne sera pas sur une certaine matière, sur laquelle il ne reste plus rien à dire; ce ne sera pas non plus un traité économique, ni des préceptes sur l'agriculture. Vous sentez bien que, quand on habite un tonneau dans le coin de son feu, on s'intéresse fort peu à ces parties de l'administration. On lit les édits malgré qu'on en ait. Ma curiosité n'a pas été fort satisfaite par les derniers; ils m'ont appris que je perdais mille écus de rente. Je suis plus philosophe que je ne croyais, car je suis presque insensible à cette perte; je trouve dans ce qui afflige tout le monde ma consolation, la vieillesse; ce n'est pas la peine de

s'affliger de rien, quand on a si peu de temps à souffrir. Cette réflexion est commune; elle a été dite et écrite par tout le monde, mais sans le sentir; et moi, je ne le dis que parce que

je le sens.

Ne croyez point que je coure le monde, je ne sors que pour souper, et je ne soupe que chez mes connaissances les plus particulières. Je ne dis pas chez mes amis Ah! monsieur de Voltaire, y en a-t-il dans le monde? Vous avez des adorateurs et en grand nombre; mais croyez-vous avoir beaucoup d'amis? Ne faites point usage de ceci contre moi; je dois être exceptée de la thèse générale, et par vous plus que par qui que

ce soit.

LETTRE 318.

M. DE VOLTAIRE A MADAME LA MARQUISE DU DEffand.

21 février 1770.

J'ai reçu, madame, le Charles-Quint anglais; je n'en ai pu lire que quelques pages; mes yeux me refusent le service, tant que la neige est sur la terre. Il est bien étrange que je m'obstine à rester dans ma solitude pour y être aveuglé pendant quatre mois; mais la difficulté de se transplanter à mon âge est si grande et si désagréable, que je n'ai pu encore me résoudre à passer mon hiver dans des climats plus chauds. Je me suis consolé en me regardant comme votre confrère, et puisque vous souffrez une privation totale, j'ai cru qu'il y aurait de la pusillanimité à n'en pas supporter une passagère.

Je voulais vous remercier plus tôt; les éclaboussures de Genève m'ont dérangé pendant quelques jours. On s'est mis à tirer sur les passants dans la sainte cité de maître Jean Calvin. On a tué tout roides quatre ou cinq personnes en robe de chambre, et moi, qui passe ma vie en robe de chambre comme Jean-Jacques, je trouve fort mauvais qu'on respecte si peu les bonnets de nuit. On a tué un vieillard de quatre-vingts ans, et cela me fàche encore; vous savez que j'approche plus de quatre-vingts que de soixante-dix, et vous n'ignorez pas combien la réputation d'octogénaire me flatte et m'est nécessaire. Vous êtes trèscoupable envers moi d'avoir étriqué mon âge, au lieu de lui donner de l'ampleur. Vous m'avez réduit malignement à

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