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LETTRE 313.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. HORACE WALPOLE.

Paris, lundi 15 janvier 1770.

Le Devonshire' enfin part mercredi, et je vais commencer ma gazette; Dieu sait comment je m'en tirerai. Je ne vous réponds pas d'être fort claire, parce qu'il y a bien des choses dont je vous parlerai, lesquelles je n'entends pas bien moi

même.

Il faut commencer par la maréchale de Mirepoix; je ne suis ni bien ni mal avec elle, et sa position présente ne m'a rien fait changer à ma conduite. Vous croyez bien qu'elle ne me parle pas avec confiance, et je ne tâche pas à l'y induire. Elle vient rarement à Paris, je ne la vois pas toutes les fois qu'elle y vient; elle y est actuellement. Je fus la voir avant-hier à l'heure de son thé. Je ne lui fis point compliment sur ses grandes entrées, personne n'ose lui en parler; cette grâce lui donne beaucoup plus de ridicule que de considération. Grandes entrées! Ces mots n'ont rien de magnifique que le son. M. Chauvelin les a, mesdames de Maillebois et de Souvré les ont eues par les charges de maître de la garde-robe qu'avaient leurs maris; il valait bien mieux avoir les boutiques de Nantes 3. La dame du Barry avait sollicité pour qu'on les donnát à la maréchale, mais le roi les lui donna à elle-même. Le grand-papa ne s'est point mélé de tout cela; il ne se raccommodera point avec la maréchale. La dame du Barry ne prend nul crédit, et il n'y a pas d'apparence qu'elle en prenne jamais elle n'a ni d'affection ni de haine pour personne; elle pourra dire ce qu'on lui fera dire comme un perroquet, mais sans vue, sans intérêt, sans passion : ce n'est pas avec un pareil caractère que l'on parvient à gouverner. Le triumvirat Broglie, d'Aiguillon et Maillebois, qui voudraient s'en faire un appui, sont ennemis

1 Le père du duc actuel de Devonshire (1827), par qui cette lettre devait ètre portée. Il était fort intimement lié avec Charles Fox, qui est mort dans l'une de ses terres. (A. N.)

2 Elle les obtint parce qu'elle fut la première femme de la cour à voir madame du Barry, ainsi que nous l'avons dit dans une note précédente. (L.)

3 Quartier particulier de la ville de Nantes qui appartenait au domaine royal, et dont le revenu était d'environ 30,000 francs, à la disposition du roi. (A. N.)

4 Yves-Marie Desmarets, comte de Maillebois, lieutenant général, fils du

les uns des autres. Ce dernier est si décrié, que personne ne se rallie à lui. Les deux premiers ont une sorte d'intelligence entre eux; mais le d'Aiguillon est craint; ses amis sont des sots; sa conduite en Bretagne a donné mauvaise opinion de son caractère; pour s'établir et s'impatroniser à la cour, il lui a fallu payer douze cent cinquante mille livres les chevau-légers, qui n'avaient jamais été vendus que cinq à six cent mille livres. Le petit comte de Broglie, qui sans contredit est celui qui a le plus d'esprit et de talent, ne tient à personne; il blame, il fronde, il ne lui importe avec qui; je passai hier la soirée avec lui chez la Bellissima, il eut une conversation d'une heure avec le C............., qui est, comme vous savez, un vrai automate; il croit tirer parti de la grosse duchesse, de la Bellissima; enfin, ses moyens me paraissent pitoyables; il est confondu de ce qu'on vient de faire pour M. de Castries', et c'est là le plus grand trait de politique du G. P. : Dieu veuille qu'il ne se soit pas trompé. Pour parler de cette affaire, il faut reprendre les choses bien plus haut. Feu le maréchal de Belle-Isle avait fait M. de Castries lieutenant général hors de son rang, par une promotion particulière. M. de Beauvau, qui était son ancien, jeta feu et flammes; on était dans une crainte perpétuelle qu'il ne se battît contre M. de Castries; tous les parents et amis communs s'employerent pour empêcher cet incident: quand le G. P. devint ministre, on obtint de lui qu'il réparerait les torts de M. de Belle-Isle, en faisant M. de Beauvau lieutenant général, en lui

maréchal de Maillebois, né en 1715. Il se signala sous Richelieu à la prise de Port-Mahon, fit la guerre de sept ans sous d'Estrées et Richelieu. En 1789, il se prononça fortement contre tous les plans de réforme, fut dénoncé en 1790 au comité de recherches de l'Assemblée nationale, et décrété d'accusation, pour avoir rédigé un plan de contre-révolution qui devait être appuyé par la cour de Turin: il s'enfuit dans les Pays-Bas, et mourut d'une goutte remontée à Liége à la fin de 1791. (A. N.)

1 Charles-Eugène-Gabriel de la Croix, maréchal de Castries, né en 1727, commandant en Corse en 1756, et employé à l'armée d'Allemagne pendant la guerre de sept ans. Il se mit sur les rangs pour être ministre de la guerre, après la mort du maréchal de Muy, en 1775, mais, en 1780, il obtint le ministère de la marine. Ayant émigré au commencement de la révolution, il commanda une division de l'armée des princes lors de l'expédition de Champagne, en 1792. Il est mort dans l'émigration à Wolfenbuttel, en 1801. Son fils le duc de Castries, aujourd'hui pair de France, fut nommé en 1789 député de la noblesse aux états généraux, et s'y montra défenseur zélé des institutions de la vieille monarchie. Rentré en France à la Restauration, il fut nommé gouverneur général de la division militaire de Rouen (1827). (A. N.)

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rendant son rang d'ancienneté. Suivant la morale, cela n'était point injuste, mais cela était contre toute règle et sans exemple; c'était un affront fait à M. de Castries; son ressentiment fut extrême; il fit alors un serment authentique de ne jamais se réconcilier avec le grand-papa. Tout le monde bláma le G. P. de ce qu'il avait fait pour M. de Beauvau, et M. de Beauvau m'avoua lui-même que si le G. P. avait été à sa place, et lui à la sienne, il n'aurait pas fait la même chose pour lui. Le G. P. ne tarda pas à sentir qu'il avait mal fait, et il avait un grand désir de se réconcilier, mais cela était impossible. Enfin, madame du Barry est arrivée. La conduite de M. de Castries a été sage et honnête, il n'a eu ni empressement ni froideur; il n'a point formé de nouvelles liaisons. Il était ami de M. de Soubise et de madame de Brionne. On soupçonne cette dame (qu'on dit étre bien avec le G. P.) d'avoir travaillé à sa réunion avec M. de Castries. Ce qui est de certain, c'est que le grand-papa proteste qu'il y a six mois qu'il travaille au projet qu'il vient d'exécuter et qu'ils n'étaient que trois qui en eussent connaissance; le roi, lui et M. de Castries. Il en donne pour preuve que jamais secret n'a été si bien gardé, c'est ce que je lui ai entendu dire; et il ajouta qu'il y avait bien longtemps qu'il cherchait une occasion de réparer ses torts avec M. de Castries, et qu'il avait saisi avec joie la nécessité où on était de faire des changements dans la gendarmerie; qu'il fallait en former un corps comme celui des carabiniers et y nommer un commandant ; que personne ne lui avait paru plus digne de cet emploi que M. de Castries; qu'il n'avait point eu d'autre objet, en le choisissant, que le bien du service; qu'il n'avait point eu en vue sa réconciliation. Voilà le langage que je lui ai entendu tenir. M. de Castries déclare de son côté qu'il n'a point reçu cet emploi à la condition que cela le rendrait ami du G. P., qu'il ne pouvait jamais le devenir, mais qu'il ne serait plus son ennemi, et qu'il serait toujours d'accord avec lui et dans une parfaite intelligence dans toutes les choses de son devoir et de son ser

1 Charles de Rohan, prince de Soubise. (A. N.)

2 Madame de Brionne, née Rohan-Rochefort. Elle épousa M. de Brionne, de la maison de Lorraine. Le prince de Lambesc, connu par l'énergique conduite qu'il tint à la tête de son régiment au jardin des Tuileries, au commencement de la révolution, était son fils. Le prince de Lambese était grand écuyer de France; il est encore vivant, il habite l'Autriche. (1827.) C'est pour cela que le Roi n'a donné à personne la charge de grand écuyer, que l'on regarde comme encore occupée. (A. N.)

vice. En conséquence, il n'a point été ni chez la grand'maman, ni chez sa belle-sœur. Je doute un peu, je vous l'avoue, malgré ce que j'ai entendu dire au G. P., qu'il n'eût espéré une meilleure issue de cette affaire quand il a commencé à l'entrepreńdre; mais ce qui est de certain, c'est que la cabale du Barry n'a eu aucune part dans cette affaire. Enfin, quoi qu'il en arrive, cela ne peut pas être regardé comme un pas de clerc, parce que le choix est bon et que les amis de M. de Castries, qui sont en grand nombre, doivent être apaisés; tout ce qui peut arriver de pis, c'est de faire soupçonner le grand-papa d'un peu de légèreté et de faiblesse.

Les Beauvau, qui étaient en Languedoc aux états, arrivent à la fin de la semaine; je suis curieuse de savoir ce que dira le prince.

Le grand-papa ne me paraît dans aucun danger pressant ; mais tout ceci n'a point pris couleur. Pour la du Barry, elle n'est point à craindre, mais le chancelier' joint au contrôleur général, voilà ce qui est un peu suspect.

crois

A l'égard de moi, mon ami, je suis fort tranquille; je ne pas que l'on m'ôte ma pension, et en vérité ce n'est pas ce qui m'occupe. La paix, la paix, voilà ce qui m'intéresse; et s'il fallait tout bouleverser, perdre ma pension, et encore davantage, pour nous assurer que nous ne serons jamais en guerre, j'y consentirais sans balancer.

3

Vous ne serez pas trop content du récit que je viens de vous faire. Je n'ai point la chaleur nécessaire pour rendre les récits intéressants, je vois tout ce qui se passe avec assez d'indifférence; nulle confidence particulière ne me met en jeu; l'abbé et le marquis sont les Sénèque et les Burrhus de la grand❜maman; quand je suis seule avec elle, et qu'elle a quelque ouverture avec moi, ses secrets lui échappent, mais elle ne les confie pas. Convenez que cela diminue beaucoup de l'intérêt. Je vous ai dit que je vous parlerais de l'abbé; je pense qu'il est Provençal, un peu jaloux, un peu valet `et peut-être un peu amoureux. Le marquis est précepteur, misanthrope et

1 M. de Maupeou.

2 L'abbé Terray.

3 Le marquis de Castellane.

4 Elle fait allusion à la tragédie de Britannicus et à ce vers qu'Agrippine adresse à Burrhus :

Prétendez-vous longtemps me cacher l'empereur? (L.)

fort indifférent. Le grand-papa est plus franc que tous ces gens-là, et j'en apprends plus dans une soirée avec lui, qu'en quinze jours avec tous les autres. Mon intention est de vous tout dire, mais ma mémoire ne me sert pas bien; si j'étais à portée de vous voir, je vous dirais mille choses qui sans doute m'échappent : mais laissons la politique.

Le président depuis trois jours a la fièvre et la tête entièrement parties. Vernage' cependant n'en est point inquiet; moi je le suis et je doute qu'il passe l'hiver. Sa perte apportera du changement dans ma vie; mais je ne veux point anticiper les choses désagréables, c'est bien assez de les supporter quand elles sont arrivées.

Je suis bien avec vous, vous êtes content de moi, voilà ce qui me console de tout.

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Qui m'aurait dit que la gazette deviendrait un jour pour moi la lecture la plus intéressante? Je n'aurais jamais pu le croire; cependant cela est arrivé ; je la parcours, j'arrive à l'article de Londres, et j'ai de la joie ou de l'inquiétude. La première

1 Médecin de Louis XV qui jouissait d'une grande célébrité. Étant déjà très-âgé, il épousa la jolie mademoiselle de Quinemont dont il fit la fortune, sa famille étant très-noble et très-pauvre. On raconte à l'occasion de son mariage une anecdote que nous croyons peu connue. Vernage avait soigné pendant une longue maladie M. de la Porte, père de l'intendant de Lorraine, mort à Meslay près de Vendôme, il y a trois ou quatre ans. Pendant sa convalescence, M. de la Porte voulait toujours manger plus que Vernage ne le lui permettait, et Vernage lui disait sans cesse : Fausse faim! fausse faim! A quelque temps de là, il vint annoncer à M. de la Porte son mariage avec une jeune personne : Ah! s'écria M. de la Pórte, fausse faim! docteur, fausse faim! » Madame de Vernage avait conservé sa beauté dans un âge très-avancé. Elle est morte à Ranay près Montoire, il y a cinq ans, regrettée comme jamais peut-être femme ne l'a été. (1827.) C'est pour mettre sur le collier d'un chien qui appartenait à madame de Vernage que furent faits les quatre jolis vers suivants :

Fidèle à ma maîtresse, en tous lieux, sur ses pas,
Touché des soins qu'elle me donne,

Prêt à mordre tous ceux qui ne l'aimeraient pas,
Je n'ai pu mordre encor personne. (A. N.)

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