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jour encore leur histoire du jour roule-t-elle sur deux ou trois tracasseries. Mon histoire du jour, à moi, c'est celle du genre humain les Turcs chassés de la Moldavie, de la Bessarabie, d'Azof, d'Erzeroum, et d'une partie du pays de Médie; en un mot, toutes ces grandes révolutions, que vous ignorez peutétre à Paris, ne sont qu'un point sur la carte de l'univers.

Si ce que je vous envoie vous fatigue et vous ennuie, Vous aurez autre chose, mais pas si tôt. Je travaille jour et nuit; la raison en est que j'ai peu de temps à vivre, et que je ne veux pas perdre de temps; mais je voudrais bien aussi ne pas vous faire perdre le vôtre.

Je suis confondu des bontés de votre grand'maman, je vous les dois, madame, je vous en remercie du fond de mon cœur. C'est un petit ange que madame Gargantua. Il y a une chose qui m'embarrasse; je voudrais que votre grand-papa fût aussi heureux qu'il mérite de l'être. Je voudrais que vous eussiez la bonté de m'en instruire quand vous n'aurez rien à faire. Dites, je vous prie, à M. le président Hénault que je lui serai toujours très-attaché.

LETTRE 311.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. DE VOLTAIRE.

Mercredi, 20 décembre 1796.

J'ai mille raisons pour vous aimer; d'abord vous êtes mon contemporain, qualité dont je fais grand cas, et que je trouve aujourd'hui dans bien peu de personnes. Ensuite vous avez des attentions infinies, vous me procurez de l'amusement, du plaisir; sans vous mes nuits seraient insupportables, je les passe à me faire lire ce que vous m'envoyez. Vos correspondants en Hollande vous servent bien, communiquez-moi toujours tout ce qu'ils vous envoient. La grand' maman est bien contente de vous; je reçois d'elle les mêmes remerciments que vous me faites, et je vous en dois, à l'un et à l'autre, de m'admettre en si aimable commerce.

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M. Craufurd, dont je vous ai parlé il y a quelques années, est ici depuis quelques jours; il s'en ira bientôt, j'en suis trèsfachée; il a beaucoup d'esprit, beaucoup de goût et de justesse ; il a un peu d'amitié pour moi et de l'adoration pour vous; il m'a priée de vous parler de lui, de vous faire souvenir du

temps qu'il a passé avec vous; il a un ami dont la réputation ne vous est pas inconnue, c'est M. Robertson; vous savez qu'il a fait l'Histoire d'Écosse et la Vie de Charles V. Cet auteur voudrait vous faire hommage de ses ouvrages, je me suis chargée de vous en demander la permission; j'ai assuré que je n'aurais pas de peine à l'obtenir. Je désire qu'il puisse voir votre réponse, ainsi, je vous supplie qu'elle soit de façon à le satisfaire; son respect, sa vénération pour vous sont extrêmes, ce qui me fait juger de son esprit et de son mérite.

Vous voulez que je vous mande des nouvelles. Le grandpapa se porte toujours fort bien, il est aussi charmant que jamais; il n'y a plus que lui en qui l'on trouve de la grace, de l'agrément et de la gaieté; hors lui, tout est sot, extravagant où pédant.

M. d'Invault donna, hier matin, sa démission '; j'attendrai à demain à fermer cette lettre, afin de vous pouvoir nommer son successeur. Si on est dans l'embarras du choix, je ferai partir ma lettre. Adieu, mon cher et ancien ami, je vous aime de tout mon cœur.

Le président se porte bien, mais il ne me fait pas désirer de parvenir à son âge. Mille compliments à madame Denis et à M. et madame Dupuis.

Jeudi 21.

Le contrôleur n'est point nommé; je voudrais que vous le fussiez, mais ce serait à condition que vous interdiriez les écrits sur l'agriculture, les projets économiques, etc., etc.

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J'attends avec grande impatience ce que vous me promettez à la fin de l'hiver cela sera-t-il gai? Nous n'avons besoin, à nos ages, que de nous amuser. Vous avez assez instruit le genre humain, ne songez plus qu'à vous divertir et à divertir vos

amis.

LETTRE 312.

MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND A M. HORACE WALPOLE.

Paris, mardi, 26 décembre 1769.

Contre toute règle, en ne gardant aucune mesure, je vous écris aujourd'hui, quoique je vous aie écrit dimanche. Vous

De la place de contrôleur général des finances. (A. N.)

tolérerez cet excès d'écriture en considération de l'occasion du départ de vos Anglais et du compte que j'ai à vous rendre de vos commissions.... Le petit C*** se porte beaucoup mieux; nous sommes assez bien ensemble : c'est bien malheureux qu'il soit fou; mais de tous ses maux c'est le plus véritable et le plus incurable. Je ne suis point dans l'admiration de son compagnon de voyage'; il a plus d'esprit que de jugement, et je ne sens pas que ce soit à la jeunesse qu'on doive l'attribuer. Je fus dimanche prendre du thé avec son père : je vois bien que c'est un homme d'esprit; sa femme est simple et bonne; on la verrait volontiers et l'on s'en passerait sans peine.

Je pense comme vous sur les oiseaux; je ne leur trouve nul attrait c'est une société dangereuse pour...... Leur fureur pour le jeu est contagieuse : je ne veux pas pénétrer ce qui en est arrivé; je me borne à prévenir autant que je peux les inconvénients à venir. On joua chez moi dimanche jusqu'à cinq heures du matin; le Fox y perdit quatre cent cinquante louis. Ne paraissez point instruit de ce que je vous dis je crois que ce jeune homme ne sera pas quitte de son séjour ici pour deux ou trois mille louis; le Craufurd, jusqu'aujourd'hui, n'a pas fait de grandes pertes, mais il y a encore deux jours d'ici à jeudi.

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Vous savez que nous avons un nouveau contrôleur général, l'abbé Terray: cet homme, à soixante et tant d'années, est conseiller de grand'chambre, a de la réputation dans le Parlement, est chef du conseil de M. le prince de Condé. Il a cinquante mille écus de rente. Concevez-vous qu'il ait pris cette place, s'il n'est pas bien sûr de s'en acquitter? C'est le chancelier qui l'a fait choisir. Ce magistrat paraît avoir un crédit prépondérant il n'est pas encore démontré si c'est tant pis ou tant mieux pour ceux qui nous intéressent. Quand M. d'Invault eut donné sa démission, le roi ordonna un comité chez le chancelier, avec les quatre secrétaires d'État, MM. de Choiseul et de Praslin, Bertin et Saint-Florentin, pour qu'ils avisassent le choix qu'il fallait faire. On nomma plusieurs personnes, entre autres l'archevêque de Toulouse; chacun se tint sur la réserve, pour être en état d'être le très-humble serviteur

1 Feu M. Charles-Jacques Fox. (A. N.)

2 Maupeou. (A. N.)

Le duc de Choiseul et son parti. (A. N.) 4 Le précédent contrôleur général. (A. N.)

de celui qui serait nommé. Ce fut le mardi 19 que se tint ce comité, et le mercredi matin l'abbé Terray fut nommé. Je soupai le mardi chez le grand-papa: il est toujours de la plus grande gaieté; il sera comme Charles VII, à qui on disait : « On ne peut perdre un royaume plus gaiement. » Ah! mon ami, il y a bien peu de bonnes têtes, et quand on voit le derrière des coulisses, on n'admire guère la décoration.

On parle beaucoup du nouvel assassinat du roi de Portugal, et de votre écrit de Junius '. Adieu, demain je continuerai.

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Jeudi.

Ces messieurs ont changé d'avis, ils ne partent que demain : la cause est un dîner qu'ils font aujourd'hui chez M. de Lauzun, où se trouveront les oiseaux. Un milord dont je ne me souviens pas du nom, mais qui est le cousin germain de M. Fox, le chevalier de Beauvau, le chevalier de Boufflers, etc., doivent étre de la partie. Je soupçonne qu'une partie de la compagnie passera la soirée ensemble, car je demandai hier à votre nièce si elle souperait chez le président, et elle me dit que non; je ne voulus point pousser plus loin mes questions, je ne veux ni l'embarrasser ni l'engager à me confier ce que je ne saurais approuver. Vraisemblablement elle ne sera pas du diner, parce qu'il y a des personnes dont elle est peu connue, madame de Lauzun, madame de Poix, peut-être madame d'Hénin; mais le soir, il n'y aura sans doute que les oiseaux et les joueurs; peut-être aussi me trompé-je, et qu'elle soupera ailleurs je consens volontiers à ignorer ce qu'elle fait; elle est extrêmement contente de la grand'maman, qui parla beaucoup d'elle avant-hier au dîner des ambassadeurs, où il y avait beaucoup d'Anglais. Votre cousin et elle sont très-froidement ensemble, j'en ignore la cause; il veut cependant donner des étrennes à ses filles il m'a consultée, et ce sera environ cinquante volumes de nos théâtres, que leur mère n'a pas. Je crois que vous approuveriez ma conduite, si vous en étiez témoin.

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Mercredi.

J'ai eu une attention que personne n'a eue que moi, j'ai écrit un mot de compliment à M. de Souza sur l'assassinat de son

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1 Les lettres justement célèbres publiées sous le nom de Junius. On n'a jusqu'à présent que des hypothèses plus ou moins probables sur le véritable nom de l'auteur. (A. N.) Le plus probable est sir Philip Francis. (L.)

Le lord Ilchester. (A. N.)

3 Ministre de Portugal à Paris. (A. N.)

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roi. Il m'a envoyé le récit qu'il venait d'en recevoir dans une lettre de M. d'Oeyras '; le voici :

« Dimanche, 8 décembre, le roi, suivi de sa cour, sortit du >> château de Villa-Viciosa pour chasser dans le chasser dans le parc. A l'extré» mité de la place est une porte qu'on nomme la porte du No, laquelle est si étroite qu'à peine une voiture peut y passer. » Sa Majesté ne fut pas plutôt de l'autre côté, qu'elle aperçut » collé contre le mur un homme qui avait l'air d'un mendiant, » armé d'une grosse massue, avec laquelle il lui porta dans >> l'instant un coup dirigé à la tête, qui eût été très-dangereux » sans la présence d'esprit de Sa Majesté, qui, au lieu de s'éloi»gner, comme il était naturel, poussa son cheval contre l'as»sassin, diminuant tellement le coup, qu'elle ne reçut qu'une légère contusion sur la main qui tenait les rênes. Ce scélérat lui porta un second coup qui heureusement n'a touché que le

» cheval.

» La suite du roi se jetant immédiatement sur l'assassin, il eut » la hardiesse de se défendre, et d'en blesser même quelques» uns. Sa Majesté, avec un sang-froid admirable, ordonna expressément qu'on ne lui fit aucun mal, et continua comme » à l'ordinaire l'amusement de la chasse jusqu'au soir. Ce » monstre a été arrêté et conduit en prison.

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Peut-être savez-vous déjà ces circonstances par votre ministre de Portugal.

Pour ce qui concerne ce qui nous regarde, je n'ai vu personne qui m'ait pu instruire; j'ignore si le contrôleur général est agréable à nos parents; peut-être en saurai-je davantage dans quelques jours; je vous écrirai par le duc de Devonshire.

Je fermerai cette lettre ce soir, et je la remettrai entre les mains de M. Craufurd. Dieu veuille qu'il n'oublie pas de vous la remettre!

1 Sébastien-Joseph Carvalho, comte d'Oeyras, marquis de Pombal, premier ministre de Joseph Ier, roi de Portugal.

Une tentative contre la vie de ce souverain ayant déjà eu lieu en 1758, plusieurs personnages de la cour, le duc d'Aveiro, le marquis et la marquise de Tavora, le comte d'Atonguia, accusés d'y avoir pris part, subirent la peine capitale. A la suite de cet attentat, Pombal réussit à faire rendre contre les jésuites portugais un édit qui les déclara complices de l'assassinat. En conséquence de cet édit, ils furent enfermés, puis déportés par mer en Italie, et leurs biens séquestrés. La France suivit l'exemple de l'expulsion des Jésuites en 1764; l'Espagne en 1767; enfin, une bulle du pape Clément XIV supprima cet ordre en 1773 dans tous les États de la chrétienté. (A. N.)

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