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tiers la Sanadona '; je me trouvais dans un désert, je ne voyais pas d'horizon, pas un arbre, pas une plante, pas une herbe, rien que du sable et de la poussière qui augmenta par l'arrivée de mademoiselle Bédé. Eh bien, cela n'est-il pas honteux? j'aimais encore mieux cela que d'être seule. Vous pouvez bien m'appeler ma Petite, car je suis bien petite en effet, mais pas assez cependant pour m'amuser des poupées. Je suis excédée d'une commission dont je me suis chargée pour la grand❜maman, qui en veut donner une à la petite de Stainville ; son trousseau est immense ; j'ai mis madame de Narbonne à la tête de cette affaire, c'est elle qui fait toutes les emplettes; cela sera étalé lundi sur une grande table, la poupée au milieu assise dans son fauteuil. C'est un spectacle qu'on donnera au grand-papa qui doit arriver ce jour-là : il a donné une montre d'or émaillée qui va jusqu'au genou de la poupée, mais qui sera proportionnée à la petite fille; il a cru faire plaisir à la grand'maman, il ne manque à aucune attention. Nous porterons la poupée mardi ou mercredi à Panthemont 3; nous entrerons dans le couvent, je ne m'en promets pas un grand divertissement; c'est toujours tuer le temps; qu'importe la manière !

Le président se porte toujours bien, mais sa tête s'affaiblit de jour en jour. Quel malheur de vieillir! Qu'est-ce qui peut espérer de trouver une madame de Jonsac? Sa patience, sa douceur me comblent d'admiration. Ah! mon Dieu, la grande et estimable vertu que la bonté! Je fais tous les jours la résolution d'être bonne, je ne sais si j'y fais des progrès. Je vous envoie une chanson dont j'ignore l'auteur; mais il n'a pas eu en la faisant le même désir que moi de devenir bon; je vois que les ennemis lèvent la crête; je ne sais ce qui arrivera de tout ceci, mais je croirai toujours qu'on a eu tort d'aliéner la maréchale, et qu'il était très-facile de se la concilier.

Adieu. Je compte que vous direz à M. Chamier que vous savez combien je le regrette.

1 Nom que M. Walpole avait donné à mademoiselle Sanadon, qui était demoiselle de compagnie de madame du Deffand. (A. N.)

2 Nièce de la duchesse de Choiseul, et fille de madame de Choiseul-Stainville. (A. N.)

3 Couvent de Paris, où on élevait un grand nombre de jeunes demoiselles de la première distinction. (A. N.)

La maréchale de Mirepoix.

C'est le duc de Choiseul qui parle.

Sur l'air Vive le vin, vive l'amour.

Vive le roi !

Foin de l'amour;

Le drôle m'a joué d'un tour,
Qui peut confondre mon audace.
La du Barry, pour moi de glace,
Va, dit-on, changer mes destins;
Jadis je dus ma fortune aux catins',
Je leur devrai donc ma disgrace.

Écoutez, écoutez 2. J'ai fait hier une chanson chez la grand'maman, avec l'aide de l'abbé, pendant son whist, dont les partenaires étaient M. de Gontault et le petit oncle'; il n'y avait de plus que le Castellane, l'abbé et moi.

Bellissima,

Vous êtes la dixième Muse;

Doctissima,

Vos écrits sont sublissima :
A vous louer qui se refuse,
Ne saurait être qu'une buse,
Bêtissima.

Cette chanson me charme. La grand'maman comble d'amitié votre nièce; si vous saviez votre Quinault, je vous dirais :

C'est Jupiter qu'elle aime en elle.

Réellement cette grand'maman vous aime tendrement. Adieu. Ne vous flattez pas que ma lettre soit finie, et dites, si vous voulez: O la grande et ennuyeuse parleuse !

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Je reçois votre lettre du 5; mais comme je vous ai récrit le 7, et qu'il faut observer la règle des sept jours, celle-ci ne sera remise à la poste que jeudi 14.

Vos dernières lettres ressemblent à la queue d'un

1 Madame de Pompadour. (A. N.)

orage, le

2 Phrase dont se servait souvent M. Walpole, quand il parlait français.

(A. N.)

3 Le comte de Liers. (A. N.)

4 La comtesse de Forcalquier. (A. N.)

tonnerre gronde encore; mais il s'éloigne, le bruit diminue, nous aurons bientôt le beau temps. J'ai bien envie d'apprendre que notre Henri soit arrivé à bon port et de savoir quelle sera la place qu'il occupera '. J'ai ri du présent que vous me conseillez de faire à milady Rochford', il n'y aurait pas assez de différence entre le masque et le visage. Vous êtes fort gai, et votre style a un délibéré qui doit vous rendre fort difficile sur celui des autres. Si vous saviez parfaitement notre langue, je ne balancerais pas (flatterie et amitié à part) à vous dire que vos lettres valent mieux que celles de votre saintė. N'allez pas prendre cela pour une douceur, je ne vous en dirai de ma vie; mais je vous prie de ne vous pas fàcher quand vous trouverez de la tristesse ou de l'ennui dans mes lettres. Je suis tout par moments. J'accepterais très-volontiers la proposition que vous me faites de n'écrire que quand on en a envie, mais vous n'y gagneriez rien, tout au contraire; pour une fois que je ne vous écrirais pas selon notre règle, je vous écrirais peut-être vingt postes de suite: ainsi restons comme nous sommes, ayez assez de justice pour convenir que je suis bien corrigée. Parlons du petit C*** : c'est un être bien malheureux; il a une mauvaise santé, mais sa tête est encore bien plus mauvaise. Je ne sais pas ce qu'il fera, rien ne ressemble à son incertitude : l'ennui le ronge, je le plains. Oh! sa société ne vous convient nullement; il perdit hier au vingt et un une centaine de louis; c'était votre nièce qui donnait à souper dans mon appartement; j'étais engagée chez la grand'maman; je ne rentrai qu'à une heure ; je trouvai toute la compagnie autour de la table de jeu, excepté votre cousin, qui, très-prudemment, s'était allé coucher il y avait les trois oiseaux, votre nièce, la Sanadon, le petit Fox, le petit Craufurd, et M. de Lisle. Le Fox gagna

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1 Petit groupe de biscuit représentant la réconciliation de Henri IV et de Sully, que madame du Deffand avait envoyé à M. Walpole, pour être placé à Strawberry-Hill. (A. N.)

2 Madame du Deffand ayant consulté M. Walpole sur ce qu'elle enverrait à lady Rochford, en retour du présent qu'elle en avait reçu de fiches et de jetons émaillés, pour le jeu de whist, il lui avait conseillé de lui donner un masque de la même matière. (A. N.)

3 Madame de Cholmondeley. (A. N.)

4 M. Robert Walpole. (A. N.)

5 La marquise de Boufflers, sa fille la comtesse de Boisgelin, et sa nièce la vicomtesse de Cambis. (A. N.)

6 Feu M. Charles-Jacques Fox. (A. N.)

trois cents louis; mais la veille il en avait perdu deux cents soixante contre madame de Boisgelin.

Ce matin j'ai été payée de ma pension, j'en étais très-pressée, parce que le plus petit délai pouvait le faire devenir infini. Tel événement dont on parle beaucoup peut m'être fort contraire; je vais payer mes dettes, et dans le courant de la semaine je ne devrai pas un écu. J'aime l'ordre, j'aime la raison; si je m'écarte quelquefois, ce n'est pas sans remords; enfin, si je m'égare, je reviens bientôt au gîte. Je ne saurais aimer ni la folie ni les fous. Je voudrais qu'une fois en votre vie vous me donnassiez cette louange : ma Petite est raisonnable. Ah! oui, je le suis, et mille fois plus que vous ne le croyez. Ce n'est pas à la manière de ceux qui sont sans âme, car je suis aussi vivante que si je n'avais que vingt ans, mais ma conduite en a soixantetreize. Je vous vois rire et vous moquer de moi à cause de l'heure où je me couche, qui est quelquefois un peu indue; mais qu'est-ce que cela fait, quand on ne saurait dormir, d'être dans un fauteuil plutôt que dans un lit? Quand cela nuira à ma santé, ou que cela ne s'accordera pas avec le régime des gens avec qui j'aime à vivre, je me coucherai à minuit, s'il le faut.

Je soupe ce soir chez la grand'maman, avec votre nièce. Voilà mademoiselle de Bédé qui m'interrompt.

Mercredi 13, à sept heures du matin.

Votre nièce n'a point soupé hier chez la grand’maman; elle fut contremandée, parce qu'il y avait trop de monde : c'était les la Rochefoucauld. Le duc a toutes les qualités qui s'acquièrent; il ne doit à la nature que le désir qu'elle lui a donné de s'instruire et de bien faire. Sa mère a la même volonté. La grand'maman se porte mieux; voilà deux jours qu'elle est plus forte et plus gaie; elle a réellement un goût véritable pour vous; elle ne souffre pas que rien vous soit comparé. Je lui parle de temps en temps du duc de Richmond; je la dispose à lui rendre service quand l'occasion arrivera ; je lui dis que c'est le plus grand plaisir qu'elle puisse vous faire, et rien n'est plus capable de la faire bien agir. Je ne la verrai ni aujourd'hui ni demain : elle donne à souper tour à tour à toutes les amies et tous les amis de son mari; son appartement est fort petit; elle n'y peut rassembler beaucoup de monde; ce monde nuirait, et de plus, je me souviens du conseil que vous m'avez donné de

ne me pas mettre à tous les jours. Vous avez bien du bon sens, et la comparaison que je fais de vous avec mes compatriotes et avec ce que je connais des vôtres, est fort à votre avantage : votre morale est un peu sévère, et je ne la suivrai pas au pied de la lettre, mais je ne la veux enfreindre que pour vous.

M. de Lisle m'a donné la copie des vers sur la Dispute; je lui ai promis de lui en garder le secret; je serai parjure pour vous: vous la recevrez par le petit Graufurd, qui ne saura pas ce qu'il porte: je n'ai rien à vous prescrire sur le secret; vous ne pouvez jamais que bien faire. Vous ne serez pas fort content de cet ouvrage ; à la première lecture il m'avait plu, à la seconde je l'ai trouvé médiocre, et à la troisième assez mauvais c'est du même homme qui a fait la relation de la révolution de Russie, qu'on dit être un chef-d'œuvre : on en disait autant de ce que je vous envoie; je n'ai pas grande foi aux jugements qu'on porte; le goût est perdu.

LETTRE 310.

M. DE VOLTAIRE A MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND.

11 décembre 1769.

J'ai envoyé, madame, à votre grand'maman ce que vous demandez, et ce que j'ai enfin trouvé. Puissiez-vous aussi trouver de quoi vous amuser quand vous êtes seule! C'est un point bien important.

:

Il y a une hymne de Santeuil, qu'on chante dans l'Église welche, qui dit que Dieu est occupé continuellement à se contenter et à s'admirer tout seul, et qu'il dit, comme dans le Joueur « Allons, saute, marquis! » Mais il faut quelque chose de plus aux faibles humains. Rien n'est si triste que d'être avec soi-même sans occupation. Les tyrans savent bien cela, car ils vous mettent un homme entre quatre murailles, sans livres; et ce supplice est pire que la question, qui ne dure qu'une heure.

Je vous avertis qu'il n'y a rien que de très-vrai dans ce que votre grand'maman doit vous donner. Reste à savoir si ces vérités-là vous attacheront un peu; elles ne seront certainement pas du goût des dames welches qui ne veulent que l'histoire du

1 M. de Rulhière. Les vers dont il est question ont été publiés depuis. (A. N.)

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