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P. S. L'hypothèse de la substitution de d à 8, dans la transcription officielle et dans le passage du patois au français, est confirmée par le nom d'Evordes, lieu dit des communes de Bardonnex et Troinex, annexées en 1815 au canton de Genève. Les derniers patoisants du voisinage prononcent: a évéròa. Les plans du XVIIIe siècle nous offrent les graphies Esvordes, Es Vaurses, En Vurse, En Vuorse, an champ de vorge, champ aux vorges, dans lesquelles on reconnaît le nom patois de plusieurs espèces de saule ou d'osier.

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1. sira « beau-père » et dènïn << belle-mère
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Dans la précieuse collection d'anciens termes de parenté que nous offre pour le Jura bernois le poème des Paniers aux vers 207-209 du manuscrit A, publié par M. Rossat, il y a un couple particulièrement intéressant, celui des beaux-parents: sira pour le masculin, dènïn pour le féminin. Ces deux mots s'expliquent l'un par l'autre ce sont sans aucun doute des dérivés de sire1 et de dèn, bonne forme jurassienne de dame. Ils attestent une fois de plus l'habitude qu'on avait autrefois de désigner les beaux-parents par un titre honorifique. Ainsi toute l'Italie du Nord les appelle misser (monseigneur) et madonna (madame). En France, l'épithète de beau devient terme distinctif: beau-père, belle-mère (pour d'autres analogies, voir mon étude Die romanischen Verwandtschaftsnamen, p. 123).

1 Ce mot ne peut pas être le latin socrus, qui a donné sire en Normandie (v. Godefroy), suire en ancien français, et qui, dans le Jura bernois, aurait abouti soit à *sur (chur), d'après txua (cuir), txud (cuide), trua (truie), soit à *sær (char) d'après tyær (cuire), txách (cuisse), a (huis).

Le terme féminin offre plus d'intérêt que sira, simple diminutif en -ĭttu, comme oncha de oncle. La forme simple dè•n (aussi dinn, dann B, dan N et Vd Auberson) désigne la maîtresse de maison dans le Jura bernois, la mère chez les animaux (moins chez les personnes), dans les cantons de Neuchâtel et de Vaud. Dans cette forme dèn se reflètent deux particularités phonétiques, dont l'une est française: le passage de* dome (domina) à dame, et dont l'autre est patoise, propre, paraît-il, à toute la Suisse romande: la réduction de mn à n (au lieu de m en français) ainsi nan nè (nommer), fa·n (femme).

Reste à expliquer la terminaison-in. Le plus ancien exemple que nous ayons de notre mot (1613, Procès de sorcellerie, aux Archives de Berne) l'écrit daynin, graphie qu'on peut interpréter comme dènin ou comme dènin. Le texte des Paniers nous tire d'embarras, puisque dainnin rime avec aischebin, qui est toujours prononcé èchbïn (aussi bien). Au surplus, M. Fridelance l'a entendu prononcer din-nin. C'est fâcheux, car nous ne serions pas en peine d'expliquer un *dènin, auquel correspondrait assez exactement la forme vaudoise dənan (dénan) f., nom donné par un enfant à sa grand'mère; c'est évidemment domina ane, suffixe féminin d'origine controversée, qu'on retrouve dans le franç. putain, nonnain; quant à dənan au lieu de *donan, c'est un affaiblissement fréquent en syllabe prétonique: governa f. (gouverne), dana v. (donner), alǝna (éclairer, de adluminare).

Qu'est-ce donc que ce in? Phonétiquement -in final ne peut dériver que du suffixe -inum, toujours masculin, ou du phonème ien de l'ancien français, quelle que soit son origine latine: ainsi le Jura bernois dit aussi bien bïn (bien) vin (vient), min (mien) que tchïn (chien), tchintin anc. franç. chantiens, forme de l'imparfait et du présent du subjonctif, provenant de la terminaison latine de -eamus (-ebamus). On peut en déduire la règle phonétique que an (am) précédé d'une palatale se réduit à ïn. Or l'ancienne langue possédait deux termes de parenté du genre féminin qui se trouvent être dans

les conditions voulues: ce sont taien « grand'mère » (lat. atavia - anem, voir Verwandschaftsnamen, p. 65) et necien « nièce » (neptia anem), qui sont à taie « grand'mère» et à nièce exactement ce que sont antain ou nonnain à ante ou à nonne. taien et necien (niecien) ont dû aboutir dans le Jura bernois à *tein (*tèyin) et à *nasin (*nisin), formes qui, grâce à l'analogie sémantique, ont facilement pu amener soit un changement de suffixe (ancien *dènin transformé en *dènïn), soit la création d'un dérivé dènin d'après la forme simple dèn. Ajoutons məmin « grand'mère » et tintïn « tante », qui présentent probablement le même mode de formation, à moins qu'ils n'aient adopté la terminaison diminutive masculine, exprimant la tendresse, qu'on retrouve dans tetin « grand-père» (B rare); papin, qui existe dans les patois français de l'Est, n'est pas attesté pour le Jura bernois.

2. djœtudjiə « châtier »

Dans le poème des Paniers (éd. Rossat, ms. A, vers 435), après qu'un petit diable encore novice s'est fort mal acquitté de son métier de bourreau en enfer, le chef des diables le prend à partie et, lui reprochant sa maladresse, lui dit: técole. t'on dinsche tale gens geutusie? (variante geutugie) « t'enseignet-on ainsi à châtier de telles gens?» L'édition de 1849 du même poème donne: a-ce dinsche qu'ai få tales gens djeutugie?« est-ce ainsi qu'il faut de telles gens châtier? »

Tandis que M. Fridelance, dans sa traduction manuscrite en patois ajoulot moderne, rend le mot djeutugie par tchétayiə « châtoyer », M. Rossat le transcrit par djάtudjiə et affirme qu'il s'emploie encore aujourd'hui. Il n'y a donc pas de doute sur la forme phonétique ni sur la signification du mot. D'où peut-il venir? Je crois y reconnaître une transformation du verbe justicier, dont le sens primitif était « rendre la justice >> mais qui, ne s'employant plus que par rapport au coupable, avait pris le sens de « punir en exécution d'une sentence ». A cet égard, il y aurait donc accord parfait avec le passage cité

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des Paniers. Reste à expliquer la déformation phonétique. Justicier aurait donné *djutsie dans le Jura bernois. En effet, j'ai trouvé jutsi pour le substantif justicier à l'Auberson (Vd) et le patois berrichon dit jut, jute « juste » d'après Littré; c'est aussi la forme sans s qu'on attendrait en français. Si juste est de formation savante, le Jura bernois offre une bonne forme populaire dans son djæt, forme courante pour «juste », la forme féminine justa paraît avoir supplanté la forme masculine *dja (cf. Degen, Das Patois von Crémine, p. 8). Quelle que soit la raison d'être de la voyelle a au lieu de u, seul résultat normal de l'u latin, il est de toute évidence que justicier a subi l'influence de l'adjectif djæt1. Quant à la seconde partie du mot, elle paraît avoir été modifiée sous l'influence de juger, en patois djudjia. S'il en est ainsi, cette double contamination aurait eu lieu à une époque ancienne où justicier avait peut-être encore le sens neutre de « rendre la justice », « juger ».

Ajoutons que la forme geutusier que donne un des manuscrits n'est pas nécessairement une « faute de copie », comme le croit M. Rossat (note 202 de son édition), puisqu'elle trouve sa correspondance dans l'anc. fr. joutisier (de justise), qui peut fort bien s'être maintenue en patois. Quant au changement de i en u, on le trouve quelquefois avant ou après z, ch, etc.: atuzi << attiser », kondzu pour kondzi « congé » (F); frutch « friche » (B).

3. nünbïn s. m. « imbécile »

Le mot se trouve au vers 38 des Paniers: Nos ne sons pe sche nunbin de poire tain de poine « Nous ne sommes pas si niaises de prendre tant de peine ». Il nous est en outre attesté pour

1 On est tenté de voir cette même influence adjective dans les formes sans s de l'ancien français jouticier, jotisser, etc., aussi joutiffier << justifier (v. Godefroy), en supposant un adjectif *jou, *joute « juste › qui nous rapprocherait de djæt; mais ce sera plutôt l'anc. fr. joster, soit au sens de «se rassembler » (pour rendre justice), soit au sens de <«<jouter », « combattre » (l'une des parties contre l'autre), qu'il faut rendre responsable du passage de just- à jost- (jot-, jout-).

l'Ajoie et pour le Vadais (Develier), avec de nombreuses variantes: nünbïn, nuəbïn, aussi mnuəbïn; puis sin·nünbi̇n, sïn-nuəbin, sin-nunbin (sic). Dans le Pays du Dimanche (1902, 251), on lit son hanne. in gros nuebin « son homme (mari), un gros nigaud ».

La seule explication qu'on ait tentée de ce mot est celle de A. Biétrix, qui traduit « qui ne sait nul bien », hypothèse gratuite, qui ne satisfait à aucun point de vue. Nous arriverons mieux à notre but, je crois, en invoquant la faveur d'un saint. C'est saint Lubin qui nous aidera à faire façon de presque toutes les difficultés. Quant au sens, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une piété fervente soit interprétée par des esprits profanes et moqueurs comme un certain manque d'intelligence. Nous n'avons qu'à nous rappeler les béates figures de saints qu'on trouve dans mainte église. Du reste, les faits de langue ne manquent pas: benedictus est devenu « benêt »; « simple d'esprit », « innocent », « candide ». « naïf », bénin », etc. prennent tous à l'occasion une nuance plus ou moins dépréciative (cf. Jaberg, Pejorative Bedeutungsentwicklung, Zeitschr. f. rom. Phil. XXVII, p. 65). Ajoutons que les noms de Michel et d'Agnès s'emploient comme appellatifs, le premier au sens de << niais » (argot parisien), le second au sens de « jeune ingénue », usage qui remonte peut-être à saint Michel et à sainte Agnès. Ce qui me paraît certain, c'est que de Lubin, soit comme nom de saint, soit comme nom de personne très ancien et très fréquent (il désigne par ex. un valet lourdaud chez Molière), on a tiré le verbe lubiner « niaiser », attesté par le dictionnaire d'Oudin (1660). Par cette hypothèse s'expliquerait très naturellement l'hésitation en patois entre les formes avec et sans sin-. La forme avec sin aurait été amenée par -bin.

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Au point de vue phonétique, il n'y a pas de difficultés sérieuses. Pour le passage de 7 initiale à n nous rappelons lentille, lézard, luzerne, Livel à côté de nentille, nézard, nuzerne, niveau (v. mon article Zur Agglutination in den franz. Mundarten, Festschrift, Basel 1907, p. 334). Le ür au lieu de l'u

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