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Consistoire et la fuite de la Franchequine y avaient été ample ment commentés et on était fort monté contre les pasteurs, surtout contre Poupin. Le lendemain, Gruet déjeuna en ville chez François Favre, qui lui parla naturellement aussi de sa fille et des persécutions auxquelles sa famille était en butte. C'est en rentrant chez lui, la tête échauffée par ces discours, qu'il conçut et mit immédiatement à exécution son projet. Il avait justement sous la main une écritoire empruntée une semaine auparavant à un garçon chez les Philippe et il se servit d'un bout de papier coupé à une lettre. Aussitôt le libelle écrit, il se rend à la cathédrale, où il arrive vers 2 heures. Il entre par la grande porte, s'assure qu'il n'y a personne à l'intérieur, et, au moyen de cire, fixe en grande hâte son papier contre la chaire, « au lieu où M. Calvin s'appuie. » Après quoi il s'enfuit par la porte de derrière, tremblant d'être surpris. Dans la soirée il va se promener vers le Molard et soupe chez son ami Claude Franc avec un quincaillier du voisinage.

Interrogé sur les motifs qui l'avaient poussé à agir, Gruet déclara que c'était parce que « les prédicants ne voulaient condescendre à laisser passer le temps aux jeunes gens et aussi que la femme du capitaine Perrin avait serré sa boutique et était contrainte sortir hors Genève; » il reconnaît que le placard visait en premier lieu Abel Poupin « à cause qu'il fut le principal des prédicants au Consistoire qui remontra à la Françoise, fille de Francois Favre, laquelle eut courroux avec le dit maître Abel. » Il était donc évident que les menaces du billet avaient été provoquées par les mesures prises contre les Favre, mais ceux-ci en étaient-ils responsables? Etaient-ils complices, ou au moins instigateurs de l'acte de Gruet? L'accusation aurait visiblement désiré pouvoir établir une connivence de l'inculpé avec d'autres personnes et mit une obstination acharnée à vouloir lui arracher des aveux sur ce point. Mais en dépit de la torture et de son accablement, Gruet, qui n'avait pas l'étoffe d'un héros, demeura absolument constant dans ses réponses. Il ne se lassa pas de répéter qu'il avait agi de

son propre mouvement et absolument seul, sans préméditation aucune. Il n'avait parlé à personne du placard; il le fit « à la volée » et « si secrètement qu'il ne voulait pas quasi que sa main senestre le sût. » Il n'en avait pas gardé ni donné de copie. S'il s'était servi en plusieurs endroits du pluriel nous, c'était seulement afin de donner plus grande crainte aux prêcheurs. Quand il accuserait quelqu'un il ferait mal, car c'est lui seul qui a fait tout l'affaire. »

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Nous ne pensons pas qu'il faille mettre en doute la vérité de ces affirmations si souvent réitérées. Le placard de Gruet ne fut pas le résultat ni l'expression d'un complot; bien que reflétant les sentiments de tout un groupe, il ne dut son existence qu'au coup de tête d'un individu isolé, qui convint lui-même d'avoir agi « par folie ». Il fallait en effet bien peu connaître Calvin pour s'imaginer qu'il se laisserait effrayer par une semblable manifestation. Il dut se féliciter, au contraire, de la maladresse de l'adversaire qui venait se livrer entre ses mains et lui fournir l'occasion de faire un exemple. Le réformateur suivit de très près le procès du libre penseur genevois et, autant qu'on en peut juger, usa de tout son pouvoir pour amener la sentence capitale qui le termina. Gruet fut exécuté à Champel le 26 juillet 1547. Nous n'avons pas à examiner ici les chefs d'accusation qui, en dehors du placard patois, permirent aux juges de se montrer si sévères. Notons seulement qu'il serait exagéré de prétendre que ce libelle de quelques lignes coûta la tête à son auteur. Si l'on n'avait pas eu d'autres griefs à faire valoir contre ce dernier, il est à peu près certain que sa vie n'aurait pas été en danger. Mais les incriminations de menées séditieuses, de trahison, de blasphème, d'impiété, qu'on réussit à échafauder sur les papiers saisis au domicile de l'accusé, donnèrent à son procès une tout autre tournure et jouèrent un rôle prépondérant dans la décision du tribunal.

Le placard original qui fut apposé contre la chaire de Calvin existe encore aux Archives de l'Etat de Genève, où il

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est conservé parmi les pièces de la procédure Gruet. C'est une feuille de papier de 125 × 205 mm., où le malheureux patoisant a tracé en caractères de grandeur ordinaire, bien lisibles, les neuf lignes de sa protestation menaçante contre les ministres. Nous en reproduisons ci-contre le facsimilé. Le chiffre 7 placé en tête du document est celui de la cote qu'il avait reçue dans le dossier. En y introduisant la ponctuation moderne, l'apostrophe et la distinction des u et des v, et en résolvant les quelques abréviations, le texte du placard, dont nous avons donné plus haut la traduction, est le suivant:

Gro panfar, te et to compagnon gagneria miot de vot queysi! Se vot not fade enfuma, i n'y a persona que vot gardey qu'on ne vot mette en ta lua qu'epey vot mouderi l'oura que james vot saliete de votra moennery. Et mezuit prou blama! Quin dyablo! Et to sut que cetou fottu pretre renia not vegnon ice mettre en ruyna. Apret qu'on a prou endura, on se revenge. Garda vot qu'i ne vot nen pregne comme i fit a mosiur Verle de Fribor. Not ne vollin pa tan avey de metre. Notta bin mon dire.

Il est assez instructif de mettre en regard du texte original la rédaction que Calvin en communiqua à Viret dans une lettre du 2 juillet 1547, quelques jours après la découverte du placard. Elle est conservée à la Bibliothèque de Genève et a été publiée dans l'édition des Calvini Opera, t. XII (1874), lettre n° 921, p. 546, note 8. Le texte altéré et fortement francisé montre que le patois de Genève n'était guère familier au réformateur. Voici en effet comme il transcrit :

Gros panfar, te et tes compaignons gaigneriaz mioulx de vos quiesyr. Si voz noz fadez enfuma, y n'y a persona qui voz garda qu'on ne voz mecte en lioua que pouy vos mouldirez l'houre que jamais voz sallietez de la moynery. Est meshouy prou blasma! Quin diablo est ou cin que cestou fottu prestres reniaz noz viennent icy mettre en ruina: apres qu'on a prou endura, on se revenge. Gardez voz qu'il ne voz en prenna comme a Monsieur Verle de Fribourg. Noz ne volins pas tant de mestres. Nota bin mon dire.

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La teneur du pamphlet, en original ou en traduction, a été maintes fois publiée par les historiens de Genève et de la Réforme. Le contenu, mis au discours indirect, se trouve déjà dans une note de l'Histoire de Genève, de Spon, t. I (1730), p. 288; il a passé de là dans l'Histoire de la Réformation de la Suisse, d'Abr. Ruchat, édit. Vulliemin, t. V (1836), p. 318. Le texte patois a été publié pour la première fois par J. A. Galiffe, Notices généalogiques sur les familles genevoises, t. III (Genève, 1836), p. 259, et reproduit sans contrôle dans les ouvrages déjà cités de P. Henry, p. 441, avec traduction allemande; A. Roget, p. 323, avec traduction française p. 290; H. Fazy, p. 5, avec quelques modifications et traduction française; F. W. Kampschulte, t. II, p. 59, note; aussi dans Blavignac, Empro genevois, 2o édit. (1875), p. 227; traduction française seule dans J. Gaberel, Histoire de l'Eglise de Genève, t. I (2o édit., 1858), p. 391.

Le texte de Galiffe est fort peu correct et a contribué à induire en erreur les traducteurs, déjà suffisamment embarrassés. A la troisième ligne, notamment, Galiffe avait cru voir après le mot ta un point, qui n'est en réalité que l'extrémité du délié de l'a. Il imprima: en tas. Lua què pey, etc. De là cette menace assez bizarre : « Si vous nous irritez trop, personne ne pourra empêcher qu'on ne vous mette en tas » (Fazy), qui devient : « Si vous nous irritez trop, nous vous pulvériserons » (Gaberel), << nous vous mettrons en poudre » (Roget). La traduction la plus fantaisiste est celle de Henry: « Du und die Deinigen, ihr werdet wenig gewinnen durch euer Treiben. Wenn ihr euch nicht entfernt, so soll es Niemand hindern, dass ihr nicht zu Boden geworfen werdet, » etc.

En 1875, dans ses Recherches sur le patois de Genève, p. 8, M. Eugène Ritter a donné enfin une transcription exacte de l'original conservé aux Archives 1. Récemment M. J. Pellaton

Il faut seulement corriger dyable, tant en dyablo, tan. M. Ritter a conservé la notation ta. Lua, tout en donnant la traduction correcte du passage. Sur què pey pour qu'épey, voir ci-dessous, Lexique.

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