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Les démêlés orageux de la famille Favre avec l'autorité ecclésiastique, pendant les années 1546 et 1547, sont l'illustration la plus frappante de l'état d'esprit qui régnait alors dans certains milieux. François Favre était un homme âgé et riche, qui avait autrefois rendu des services à la République et était encore influent, quoique ayant cessé de prendre part à la politique active. Deux de ses gendres étaient membres du Petit Conseil, et sa fille Françoise était mariée au capitaine général Perrin, jadis partisan zélé de Calvin, mais qui s'en éloignait de plus en plus pour devenir le chef de l'opposition. Cette Françoise, communément appelée la Franchequine, était une femme à poigne, orgueilleuse et colérique, à la langue redoutable, qui n'était guère disposée à se laisser régenter et ne cachait pas son aversion et son mépris pour les prédicants. Son frère Gaspard n'était pas plus respectueux.

François Favre, prévenu de scandale domestique et de relations illicites avec une servante, fut cité à comparaître en Consistoire, de même que son fils Gaspard, coupable aussi de divers méfaits. L'un et l'autre ne tinrent aucun compte de citations réitérées, et lorsqu'enfin ils se décidèrent à se présenter, leur attitude fut tout autre que soumise et repentante. Ils se refusèrent à répondre aux pasteurs, qu'ils déclaraient ne pas connaître. Il s'ensuivit des altercations violentes, dans l'une desquelles Abel Poupin traita François Favre de chien excommunié de l'Eglise. >> Cette injure redoubla les colères. La Franchequine, qui avait aussi eu maille à partir avec le Consistoire pour avoir enfreint l'édit sur les danses, vint protester au nom de la famille contre l'insulte faite à son père, puis, appuyée par son mari, demanda au Conseil qu'il fût fait justice. Le Conseil, pressé d'autre part de sévir contre les rebelles, n'o sait user de rigueur, demeurait hésitant et cherchait à concilier les parties. Les cas d'insubordination se multipliaient et les droits du Consistoire furent bientôt ouvertement contestés. Cependant Calvin ne se laissait pas intimider et défendait ses positions avec énergie, lorsque ses adversaires suscitèrent un

nouvel incident qui porta l'agitation à son comble. Ce fut l'affaire dite des chausses « chaplées ». On appelait de ce nom les chausses découpées aux genoux, à la mode suisse. Cette mode, qui symbolisait des tendances indépendantes, avait trouvé dans la jeunesse des partisans convaincus. Mais les ministres, jugeant ce costume trop peu austère, en firent décréter l'interdiction. La défense fut mal observée, et lorsqu'elle fut renouvelée en mai 1547, à l'occasion de la fête prochaine du tir des Arquebusiers, beaucoup n'en tinrent pas compte, Perrin à leur tête. Les Arquebusiers demandèrent même que le vêtement prohibé pût au moins être porté le jour de la fête. Au fond, Perrin et ses amis cherchaient sous ce prétexte à organiser un mouvement populaire contre la tyrannie ecclésiastique. Les Conseils étaient sur le point de céder, mais Calvin, qui sentait bien que c'était sa situation même qui était en jeu, intervint avec tant d'habileté et de force persuasive qu'il réussit à faire maintenir l'interdiction. La fête elle-même fut ajournée indéfiniment. L'opposition, vaincue, dut ronger son frein en silence, mais l'irritation sourde ne fit que grandir.

Sur ces entrefaites, la Franchequine ayant de nouveau dansé fut appelée devant le Consistoire. Elle y parut le 23 juin 1547, mais, suivant la tactique habituelle des siens, elle refusa de reconnaître la compétence consistoriale, et, plus orgueilleuse que jamais, se répandit en récriminations. Le ministre Abel Poupin l'ayant prise à partie, elle ne se contint plus, l'accabla de reproches et d'invectives et termina par cette apostrophe: « Va, gros groin de porc, tu as menti méchamment. » Il fallut l'expulser de force. Naturellement, il y eut plainte portée au Conseil, et, dès le lendemain, celui-ci ordonna l'arrestation de la trop bouillante commère. Françoise Perrin réussit toutefois à se réfugier à temps dans la propriété que la famille Favre possédait à la campagne, hors de la juridiction de Genève. Le hasard voulut qu'au moment de quitter la ville elle rencontrât Poupin. Elle en profita pour lui renouveler publiquement ses injures et ses menaces: « Gros chartreux! gros porc ! s'écria-t

elle, tu es cause que les femmes sortent de Genève, mais tu t'en repentiras!

C'est trois jours après cette scène, soit le lundi 27 juin 1547, que fut affiché le placard qui doit nous occuper plus spécialement ici. On trouva fixé à la chaire de la cathédrale de SaintPierre un papier qui portait quelques lignes écrites en patois, dont voici la traduction littérale: Gros pansu, toi et tes compagnons feriez mieux de vous taire! Si vous nous poussez à bout, il n'y a personne qui vous garde qu'on ne vous mette en tel lieu que peut-être vous maudirez l'heure que vous sortîtes jamais de votre moinerie. C'est désormais assez blámé! Que diable ! il est bien sûr que ces f..tus prêtres renégats viennent ici nous mettre en ruine. Après qu'on a assez enduré, on prend sa revanche. Gardez-vous qu'il ne vous en prenne comme il fit à monsieur Werli de Fribourg. Nous ne voulons pas tant avoir de maîtres. Notez bien mon dire.

Ces paroles n'ont guère besoin de commentaire si l'on set reporte à la situation et aux événements que nous venons de rappeler. Elles trahissent bien l'état d'exaspération de ce groupe de Genevois qui étaient las d'être tenus en laisse, et rudement tancés au moindre écart, par des gens qu'ils envisageaient comme des intrus dans leur ville. L'emploi de l'idiome local devait sans doute souligner ce caractère de protestation des éléments indigènes contre les étrangers francisants. Le « gros pansu interpellé en première ligne ne peut naturellement pas être Calvin, dont la maigreur ascétique est connue, mais n'est autre qu'Abel Poupin, ancien cordelier, de qui la mine florissante, autant que les intempérances de langage, semblait un défi à ceux qu'il exhortait à l'humilité et à une vie de renoncement. Originaire de l'Anjou, il était établi à Genève comme pasteur depuis 1543. Le pamphlet dirigé contre lui et ses collègues était grossièrement injurieux, mais, ce qui était plus grave, il renfermait des menaces, et même des menaces de mort. En effet, le chanoine fribourgeois Werli, dont on rappelait l'exemple, avait été tué d'un coup

d'épée en 1532, dans une des rixes qui avaient accompagné l'établissement de la Réforme à Genève.

Le Conseil de la ville, effrayé de l'audace grandissante des rebelles, ordonna dès le 28 juin une enquête sévère sur l'affaire du placard. Les soupçons se portèrent immédiatement sur Jacques Gruet, qui fut incarcéré. Ce personnage, âgé d'une cinquantaine d'années, fils du notaire Humbert Gruet, était un homme de plume de condition aisée, puisqu'il possédait une maison au Bourg-de-Four, mais qui semble avoir été simple employé de bureau dans la maison des Philippe. Il avait vécu à Lyon, où il avait connu Etienne Dolet, et s'y était imbu de doctrines antireligieuses d'un radicalisme monstrueux pour l'époque. Il se gardait d'ailleurs de les afficher et ne demandait qu'à vivre paisiblement à sa guise; il estimait que dans une société bien organisée chacun doit pouvoir prendre son plaisir où il le trouve et avait notamment sur la paillardise des idées fort peu orthodoxes. On conçoit que le régime calviniste lui fût en horreur et qu'il fréquentât les cercles hostiles aux prédicants. Il était de ceux qui, en 1546, avaient dansé à une noce chez Antoine Lect et il s'était distingué à cette occasion par son attitude inconvenante devant le Consistoire. Il gardait une rancune particulière à Calvin, qui l'avait taxé en chaire de << méchant et balafre ». Gruet ne jouait du reste aucun rôle dans les affaires publiques. Ses goûts et son éducation le portaient bien plutôt vers les lettres. Sa procédure nous révèle qu'il était << homme sçavant en escrire et qui escrivoit beaucoup de choses tant licites que illicites » et aussi qu'il avait été << solliciteux et cupideux de escripre, dicter et composer ballades, dixain, escripteau et brivet, tant en langue françoyse que en patoix, et à ce s'est excercé tant icy que ailleurs. » On connaissait en particulier de lui une « rime » en patois contre le duc de Savoie. Le nombre de ceux qui, à Genève, maniaient la plume en patois devait être bien restreint et la justice n'eut pas à faire preuve de beaucoup de pénétration lorsqu'elle inculpa Gruet d'être l'auteur du libelle séditieux affiché à Saint

«

Pierre. Néanmoins, dans les premiers interrogatoires qu'on fit subir à l'accusé, il nia catégoriquement, et le fait que l'écriture ne correspondait pas à sa manière habituelle embarrassa d'abord les juges. On fit chez lui une perquisition qui amena la saisie de papiers divers si compromettants qu'ils devinrent la base principale de l'accusation. Gruet perdit bientôt de son assurance. Le 8 juillet, il affirme toujours qu'il ne sait rien du placard, mais il ajoute que quand il l'aurait fait, il a fait et dit d'autres choses plus d'importance que le dit billet. » Le lendemain, il objecte encore que sa main a pu être contrefaite et que d'ailleurs cela ne ressemble pas à son écriture; puis, menacé de la torture, il se décide à avouer « spontanément ». M. H. Fazy a prétendu, après M. Galiffe, que, malgré cet aveu, qu'il juge arraché par la contrainte, Gruet était probablement innocent du méfait dont on l'accusait. Il s'appuie sur ce qu'aucune preuve directe de sa culpabilité ne put être apportée. Une femme, arrêtée le même jour que Gruet pour avoir dit à des commères qu'elle savait depuis quatre ou huit jours que le placard serait affiché à Saint-Pierre, nia formellement avoir tenu ces propos. Comme l'a déjà fait observer M. Ritter, cette thèse de l'innocence de Gruet ne résiste guère à l'examen attentif des faits. Dans la suite du procès, l'accusé ne revint jamais sur ses premiers aveux; il les confirma au contraire à plusieurs reprises, et, dans de nombreux interrogatoires, sans l'intervention de la torture, il donna avec de très légères variations des détails circonstanciés sur la façon dont il avait écrit et mis en place son pamphlet; il en reproduisit la substance, il en discuta avec ses juges les termes et la signification, de sorte qu'il est d'une complète invraisemblance que tout cela ne repose sur rien de réel.

En combinant les données éparses fournies par l'accusé, voici comment on peut reconstituer la genèse du placard. Le dimanche 26 juin, Gruet avait soupé en compagnie de diverses personnes appartenant au groupe des mécontents chez la « donne Batezarde ». Les incidents des jours précédents, la scène du

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