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en supposant que le singulier actuel est issu d'un pluriel antérieur. L'agglomération et le morcellement alternatifs de la propriété foncière font souvent passer d'un nombre à l'autre les noms de lieu, dont beaucoup varient, dans l'usage actuel des campagnes, selon qu'on désigne le lopin d'un seul propriétaire ou l'ensemble des propriétés du même nom. Cette considération rend également compte, sans qu'il faille recourir à l'hypothèse d'une dissimilation préventive, du sort différent des deux initiales dans les noms composés i flamprās, à Chalais, et ei flantòrens, à Evolène. Ce devaient être, à l'origine, des singuliers, qui, en passant au pluriel, ont été traités comme des mots simples, à la façon du français « plafond », où ce n'est qu'à la réflexion que nous reconnaissons un composé. La différence entre les lieux dits flantòrens et flanvòrens fait pendant à celle de nos pluriels « plafonds » ou « aubépines: » et « bonshommes >> ou petits-enfants ».

Le polymorphisme des consonnes initiales, tel qu'on l'observe dans les parlers sardes et italiens, répugne au français et à nos patois, qui n'admettent de variation syntaxique qu'à la fin du mot, selon qu'il est indépendant ou lié à un autre et que le mot suivant commence par une voyelle ou par une consonne. Pour que, dans les groupes syntaxiques illas primitias, illos pratos, illos planos torrentes, illos campos, illas cumbas, les consonnes liées sp, st, sc aient éprouvé les modifications en train de s'accomplir dans les mots spina, crista, musca, scopa et autres semblables, pour que, dans les patois d'Hérens, d'Anniviers, de Lens, de Chalais, d'Ayent, à Blonay (Vaud) et dans tout le canton de Fribourg, le pronom « tu » ait reçu dans la phrase interrogative une forme nouvelle, différenciée de la normale par l'effet de sa liaison constante avec l's finale du verbe, il a fallu que le terme ainsi modifié ou différencié fût, comme «< prémices », isolé dans la langue, ou bien que, par sa fonction, son emploi spécial, il eût cessé d'évoquer à la mémoire les notions ou les images qui demeuraient associées à la forme ordinaire, à la forme « normale » du mot. Le

nom propre ou l'appellatif, le substantif ou l'adjectif employés à former des noms de lieu abdiquent en partie ou complètement leur nature et leur valeur propre, si bien qu'il nous faut un effort d'attention pour y percevoir autre chose que de purs noms et en évoquer la signification originelle, fût-elle la plus claire du monde. Ajoutez que, s'il y a un article, il fait partie intégrante du nom de lieu et qu'il n'est pas loisible de le supprimer, ce mariage sans prêtre n'admettant aucun cas de divorce.

Ces variations d'un seul et même mot que nous rangeons sous la rubrique de la «phonétique syntactique» ou «< syntaxique » dépendent de conditions si complexes et de causes si ténues que l'on n'y saurait découvrir de règle fixe et que les exceptions y foisonnent. Aussi les effets de la liaison des consonne initiales p, t, c avec s finale ne s'offrent-ils à nous que d'une façon irrégulière et sporadique. Dans certaines localités, il y en a proportionnellement beaucoup plus d'exemples qu'ailleurs. Dans la grande commune de Chandolin, je n'en ai recueilli qu'un ou deux, dans les petites communes de Chippis, Veyras et Venthône aucun. Côte à côte apparaissent, dans des noms de lieu formés des mêmes éléments, des initiales intactes et des initiales modifiées. La plupart des noms de la première catégorie peuvent avoir été formés postérieurement aux modifications que l'on observe dans la seconde ; mais il serait hasardeux de supposer qu'ils l'aient été tous. Pour qu'une partie d'entre eux y fût soustraite, il suffisait que la signification originelle y fût moins oblitérée que dans les autres. On remarquera que, dans certains noms, la prononciation hésite entre la consonne intacte et la consonne modifiée.

Dans la région des Alpes qui s'étend du Mont Rose jusqu'au Mont Genèvre, l'abbé Rousselot1 a signalé des modifications des groupes sp, st, sc, identiques ou fort analogues à celles dont j'ai constaté l'effet au nord des Alpes pennines. Pareille

1L'S devant T, P, C dans les Alpes (Etudes romanes dédiées à Gaston Paris, pp. 475 ss.).

ment, st est changé en ✪ ou h, dans le canton de Fribourg, à Montreux, à Blonay. Il serait intéressant de vérifier si les consonnes initiales de quelques noms de lieu y ont été affectées par ces modifications de la même façon qu'en Valais. Ni à Blonay, ni à Montreux, ni dans les communes fribourgeoises. que j'ai visitées, mes enquêtes ne m'ont révélé rien de pareil. Nulle part, dans les noms de lieu valaisans, je n'ai observé de variations syntaxiques résultant du traitement différent de certaines consonnes, notamment / et v, entre voyelles ou après d'autres consonnes, sinon dans une aire très restreinte ou coïncident, au centre du Valais, l'amuïssement du v intervocalique et ces modifications des groupes sp, st, sc désormais connues de mes lecteurs. Aux confins des communes d'Ayent et d'Arbaz, il y a un lieu dit i vəlè̟tə (Velettes ou Villettes, 1880, 1858), tandis qu'un des villages ayentots s'appelle la ela (Vellaz, 1906; Laëlaz, 1880, 1858). A Hérémence, on dit en vela1 (in Villa, 1878, 1851; Vella, 1851), en parlant du chef-lieu de la commune, et dəri è̟la pour désigner des champs situés «< derrière le village d'Euseigne. Dans ces très rares exemples, dans ces cas exceptionnels, nous retrouvons en germe cette variabilité de l'initiale caractéristique des parlers sardes et italiens et des langues celtiques.

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Les noms de lieu qui vont suivre sont répartis, selon les effets différents produits par la liaison de l's finale avec les consonnes initiales, en cinq groupes, sous les rubriques sp, spl, st, sc(h), sk, skl. Quelques noms dont je n'ai pas réussi à déchiffrer l'énigme sont rangés tout à la fin, sous la rubrique Cas douteux. A chaque nom j'ai joint la plupart des mentions parvenues à ma connaissance. Ces mentions datées sont tirées d'anciens documents, imprimés ou manuscrits, notamment de la collection des Mémoires et Documents publiés par la Société d'histoire de la Suisse romande [M. R.]; des cartes nos 481,

1 Pour la transcription du patois, voir ci-dessous, p. 59.

482, 486, 487 et 527 (au 50 000 e) de l'Atlas topographique de la Suisse, connu sous le nom d'atlas Siegfried [S.]; des plans cadastraux récemment établis dans la plupart des communes valaisannes; des registres de la propriété foncière, qui sont tenus à jour dans chaque commune par un « teneur des rôles » et renouvelés quand le besoin s'en fait sentir; enfin (pour quelques communes de langue allemande), des rôles de classification des immeubles dressés chaque année pour la fixation de l'impôt 1. Je n'ai spécifié la nature et la culture des lieux dits que lorsque j'ai pu le faire très brièvement ou que cela importait pour l'explication du nom. On verra par ces indications que la région des hauts pâturages, des montagnes, offre (généralement parlant) moins d'exemples de consonnes initiales modifiées par l'effet de la liaison que la région des cultures et des habitations permanentes.

Pour l'éclaircissement des noms, j'ai eu parfois recours au Glossaire du doyen Bridel ou au Dictionnaire de l'ancienne langue française de Godefroy, et j'ai souvent renvoyé le lecteur à l'Essai de toponymie de M. Henri Jaccard, qui fournit des matériaux de comparaison très abondants. L'amicale complaisance de M. Gauchat m'a largement ouvert l'accès des trésors du Glossaire des patois, et sa sagacité m'a aidé à résoudre plus d'une difficulté. Grâce aux relevés phonétiques faits par M. Jeanjaquet [J.], en 1899, dans un grand nombre de localités du Valais, j'ai pu contrôler et compléter les informations que me fournissaient mes propres enquêtes et celles d'autrui concernant les modifications subies par les groupes sp, st, sc, soit dans le corps des mots, soit par l'effet de la liaison d'une consonne initiale avec s finale. Sous chacune des rubriques sp, spl, st, sc(h), sk, skl, sont résumées les données géné

1 Il me manque les dates de Varonne et de Louèche-la-Ville. 2 MM. Séraphin Bétrisey, à Ayent, et Pierre Gaudin, à Evolène, m'ont fourni par lettres quelques renseignements, dont je les remercie.

rales ou particulières sur lesquelles se fonde l'interprétation des noms de lieu. Mes principales sources d'information sont énumérées ci-après :

Gilliéron, Petit Atlas phonétique du Valais romand (sud du Rhône), planche 30: exemples recueillis à Hérémence, SaintMartin, Evolènaz, Ayer, Saint-Luc, Chippis et au village de Reschy, de la commune de Chalais.

Le même, Glossaire du patois de Vissoie, manuscrit au Bureau du Glossaire des patois. A ceux de Vissoie, l'auteur a joint d'autres mots recueillis à Luc et à Chandolin, ou encore de la bouche de passants originaires d'autres villages du Valais : « simples matériaux de comparaison, dit-il, que je n'aurais pas publiés. » La mention « Vissoie » ou, suivant l'occurrence, un G. entre parenthèses renvoient à ce précieux glossaire. Le même, Notes dialectologiques, au tome XXV de la Romania (1896), pp. 425 ss.

Zimmerli, Die deutsch-französische Sprachgrenze in der Schweiz, III (1899), Lauttabellen: exemples recueillis à Evolène, Pinsec, Saint-Luc, Chalais, Montana et Ayent [Z.].

L. de Lavallaz, Essai sur le patois d'Hérémence (Paris, 1899). Gilliéron et Edmont, Atlas linguistique de la France, points 979 (Lens), 988 (Evolène) et 989 (Vissoie). Les exemples cités ayant été recueillis par M. Edmont, je renvoie à ce monumental répertoire, tantôt par l'abréviation A. L., tantôt par la seule lettre E., entre parenthèses.

Comme la plupart de mes prédécesseurs n'ont pas marqué ou n'ont marqué que très irrégulièrement l'accent des mots, je ne l'ai noté que dans les formes que j'ai recueillies moi-même. Dans les noms de lieu du pays allemand, il n'est indiqué que lorsqu'il a surpris mon oreille par sa coïncidence avec l'accent des langues romanes. Je me suis un peu écarté du système de transcription en usage dans le Bulletin du Glossaire des patois de la Suisse romande, en notant par en l'e nasalisé qu'on prononce dans les mots français Benjamin ou maintien; par æn l'œ nasalisé des mots brun, chacun, jeun ou Meung; par le w

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