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EFFETS DE LA LIAISON DE CONSONNES INITIALES AVEC S FINALE, OBSERVÉS DANS

QUELQUES NOMS DE LIEU VALAISANS

Au lieu dit i frās, petit hameau de la commune valaisanne de Saint-Jean, dans le val d'Anniviers, on voyait naguère un charmant oratoire, qui a été malheureusement désaffecté et converti en cellier. Encore en 1881, les actes de visite épiscopale mentionnent cette localité sous la forme archaïque ys Pras. La désaffectation du p et sa conversion en ƒ, qui est l'un des traits caractéristiques des langues germaniques, comparées aux autres langues indo-européennes, n'a jamais eu lieu dans les langues romanes. Finitiale est ici, comme dans le mot anniviard lè frimisè, « les prémices » 1, la continuatrice régulière du groupe de consonnes sp, formé par la liaison du substantif avec l'article pluriel. Pareillement, l'h des noms de lieu Harroz, Hombes, Hombettes, Hondemènes, Horbes, à Chalais, Arbaz, Lens et Ayent, n'est pas, comme le suppose M. Jaccard, dans son Essai de toponymie (p. 209), une « permutation curieuse » de l'h initiale des formes normales Carroz, Condemines, Combes, etc., mais le représentant ordinaire du groupe de consonnes sk dans les patois de cette région Au cours de mes enquêtes sur les noms de lieu du Valais romand, j'ai aussi observé à mainte reprise, après l'article pluriel ou un autre mot jadis terminé par s, le remplacement des consonnes initiales t et ts par ✈ ou het s,

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des groupes initiaux pl et kl par fl, hl ou xl. En assemblant ici mon petit butin, il me plaît, à l'occasion du soixante-dixième anniversaire de M. Hugo Schuchardt, d'en faire hommage à ce maître illustre, dont un mémorable article nous a ouvert les yeux sur Les modifications syntactiques de la consonne initiale dans les dialectes de la Sardaigne, du centre et du sud de l'Italie.

Dans le corps des mots, sp est changé en ƒ, sc(h)1 en s, sk en hou ħ2, dans seize paroisses ou vingt-deux communes du Valais romand, toutes situées en amont de Sion: au midi du Rhône, à Hérémence, Saint-Martin et Evolène, dans tout le val d'Anniviers (Grimentz, Saint-Jean et Painsec1, Vissoie, Ayer, Luc, Chandolin), à Chippis, Chalais et Vercorin; au nord du fleuve, dans la Contrée de Sierre (Miège, Veyras, Venthône, Mollens et Randogne 1o), dans la paroisse de Montana et celle de Lens, comprenant Chermignon et Icogne 11,

1 Par c(h) je désigne le c ou k palatalisé avant a latin ou germanique ou e, i germaniques, prononcé ch en français, ts dans les patois de la Suisse romande, et toujours représenté par ch dans nos documents du moyen âge. Cf. p. 52.

2 Pour la transcription du patois, voir plus loin, p. 59.

3 Paroisse séparée en 1703 de celle de Saint-Martin d'Hérens. 4 Village de la commune de Saint-Jean, situé à une petite heure de marche du chef-lieu.

5 Dans l'usage officiel moderne, Saint-Luc, paroisse séparée au commencement du xixe siècle de celle d'Anniviers, dont l'église est à Vissoie.

Paroisse séparée il y a une trentaine d'années de celle de Luc.

7 Village situé en plaine, à l'entrée du val d'Anniviers, et jusqu'à ces dernières années presque exclusivement peuplé d'Anniviards.

8 Haut village peuplé pendant deux mois de l'année par les habitants de Chalais, mais formant une paroisse distincte.

9 Paroisse de Miège.

10 Ces deux villages forment la paroisse de Saint-Maurice de Laques, dont l'église est située sur le territoire de Mollens.

11 Les deux paroisses et les quatre communes formaient naguère encore les quatre «sections » de la grande commune de Lens.

enfin à Ayent et Arbaz1. Le changement de st en est constaté dans toutes ces localités, hormis les cinq communes de la Noble Contrée, où a prévalu le t commun à tout le reste du Valais. On trouvera plus loin le détail de ces faits, avec l'indication de mes sources et la preuve de mes allégations. Or, à l'exception d'un seul, tous les noms de lieu dans lesquels un p, un t, un c initial nous apparaissent semblablement modifiés par la liaison avec une s finale, ont été recueillis au-dedans des limites qui circonscrivent l'aire de chacune des modifications observées dans le corps du mot. L'unique exception tout à l'heure mentionnée est du petit nombre de celles qui confirment la règle. Dans la commune de Granges, située entre Sierre, Lens et Chalais, il y a un lieu dit 7 hòrbè, où l'on reconnaît sans peine notre substantif féminin « courbe ». Le lieu dit a l'èkala, prononcé l'èhala par les habitants de Chalais et les vignerons anniviards de Sierre, les prononciations èkòrtchyè, << écorcher » (d'où le lieu dit a l'èkòrtyā), et èkaouva, « balai », notées à Granges par M. Jeanjaquet, témoignent que le groupe sk n'y est pas changé en h. Mais les vignes des Horbes, situées aux confins des communes de Granges et de Chermignon, appartiennent à des montagnards, dont la façon de prononcer ce nom s'est imposée à leurs voisins de la plaine.

A l'occident, la limite entre l'ƒ d'amont et le p d'aval, attestés d'une part par le mot èfina (spina) d'Ayent, de l'autre par le lieu dit ij èpinį, à Grimisuat, coupe une vaste étendue de prés situés aux confins de ces deux communes et dénommés par les Ayentots i fris, par les habitants de Grimisuat i pris. A l'orient, l'h et l'f issues des groupes sk et sp débordent la frontière

1 Commune et paroisse séparée au XIXe siècle de celle d'Ayent.

2 M. Jaccard (p. 209) croit reconnaître une permutation de k en h dans le lieu dit aux Hornes, à Gryon (Vaud). Mais l'h n'est ici que graphique. Si je suis bien informé, elle ne fait pas obstacle à la liaison de l'article avec le substantif, qui n'est sans doute pas autre chose que l'afr. orne.

actuelle des langues romanes et germaniques et se continuent en bouche allemande, dans quelques noms de lieu romands des communes de Sierre 1, Sarquène 2, Varonne, Louèche-laVille, Louèche-les-Bains et Albinen. Dans ces noms de lieu, germanisés au XVe et au XVIe siècles, dans les noms de famille et dans quelques mots usuels se retrouvent, sous des formes archaïques, les traits caractéristiques des patois actuellement parlés dans la Contrée de Sierre. Au ts romand, continuateur d'un latin palatalisé avant a, y correspond habituellement l'une des consonnes tch ou ch3, tandis que le ts germanique

1 L'ancienne population de Sierre est de langue allemande. Mais la plupart des Anniviards y ont des habitations et s'y transportent en masse au printemps et à l'automne pour le soin de leurs vignes. Le français est de plus en plus la langue prédominante: les plans du cadastre, établis en 1903, sont en français.

* Officiellement Salquenen, en français, et Salgesch, en allemand; dans les patois romands d'alentour, chārkè̟no. La forme française Sarquène, employée quelquefois dans la première moitié du XIXe siècle, est bien préférable à l'hybride Salquenen et mériterait d'être remise en usage.

3 Sierre: Champêtre, 1903, all. tchampetrò, a tsamperó (Anniviards); Tschétroz, 1903, all. tchyėtró, a tséħro (Gilliéron, Glossaire de Vissoie) ou tseró (patois d'Ayer). Sarquène: Tschallong, 1904, Champs-longs, jetzt Schalong, 1851 (cf. le l. d. chūlon ǹ à Bramois, francisé en Jalon); Tschenderen, 1904, Tschentern, 1851; Schachtalar, 1904, Chachtelar, 1851; Schampedu, 1904, Champ-petû, 1851; Schampitro, 1904; Schanderuno, 1904, Champs de Rhône oder Schanderunen, 1851; Scharsu, 1904; etc. — Varonne Flantschang (cf. p. 64), Glotscheten, Grandschang, Gulantschi, planitchat, Plantscheten, Praderotschi, Tschablen, Tschabonetta, Tschampitren, Tschanen, Leischier, etc. Louèche-la-Ville: Meretschen, Trutschard, Tschablo, Tschenifieri, Tschüdenet, Roschetten, etc. Louèche-les-Bains, 1881: Tschablen, Tschalmeten, Schachtalar, léichir (cf. lēcha, « marais »), etc.— Inden, 1895: Tschablen, Tscharboniry, Tschareien. Albinen, 1881 Rotschy, Tscherminong, Schamonieren, etc. Noms de famille : Witschard (Louèche-la-Ville); ma-ntchèt, à Varonne, ma-nchèt, à Inden (écrit Mayenzet). Il faut signaler encore le curieux verbe tchānè, qui signifie «ramasser la feuille du chêne pour en faire de la litière ». Sur les conditions linguistiques de la commune de Bramois (près de Sion), mentionnée ci-dessus et plus loin, voyez Zimmerli, Die Sprachgrenze in Wallis, pp. 26 ss.

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est demeuré intact dans tous les patois allemands du Valais 1. Preuve évidente, preuve décisive que le ts franco-provençal n'est qu'une modification récente du tch prononcé en français jusqu'au XIIIe siècle et continué par notre ch moderne ! J'ai dit tout à l'heure que, dans les patois romands voisins de la frontière des langues, une s est issue de la liaison du c palatalisé avec une s finale. Le remplacement du tch normal par ch, qu'on remarque dans maint nom de lieu germanisé du district de Louèche, ne serait-il pas un effet de la même cause? Supposerons-nous que l's romane résulte de la liaison avec ts ou avec tch? Ce sont là des problèmes difficiles, dont la solution n'importe pas à mon propos et que je n'entreprendrai pas de discuter ici. L's romane apparaît, d'ailleurs, dans les lieux dits Maressen, à Louèche-les-Bains, et en Maressi, mentionné à Sierre en 1812; mais je n'en connais aucun exemple à l'initiale du mot.

L's dont la liaison avec l'une des consonnes initiales p, t, c a donné lieu aux modifications étudiées dans le présent mémoire, peut être la désinence d'un adjectif qualificatif accordé avec le substantif suivant au pluriel, ou d'un substantif au plu riel accompagné d'un déterminatif quelconque. Ordinairement c'est l's de l'article joint à un substantif au pluriel. Dans la prononciation du lieu dit ei flandòrens, à Evolène, se font sentir les doubles effets de la présence de l'article et d'un qualificatif précédant le substantif « torrents ». Je ne connais que deux cas où l'initiale modifiée apparaisse dans un nom de lieu du singu. lier les lieux dits a la sèvalir (ou savalir), à Evolène, et a la hondomina, à Chermignon. Cette anomalie se justifie aisément,

1 Voir les formes patoises du mot zeit, énumérées par M. Zimmerli, op. cit., p. 127. Le c latin palatalisé avant e et i est également représenté par ts dans les lieux-dits Zenglen, à Louèche-les-Bains, et tsènglè, à Varonne (cingula).

2 Cf. pp. 73 et 78. Je ne connais pas la Houmaz, que M. Jaccard (p. 209) mentionne comme lieu dit d'Ayent et qu'il identifie avec l'appellatif «< combe »>, en supposant, contre toute vraisemblance, une influence de la forme germanisée kumme.

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