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La recherche étymologique est souvent appelée à nous éclairer sur l'histoire de la civilisation, là où il ne subsiste pas de documents écrits: on pourra donc considérer ces recherches sur l'origine des noms de poissons comme une contribution à l'histoire ancienne de la navigation et de la pêche de nos lacs suisses. Cependant, il faudrait bien se garder de vouloir dès maintenant dresser des statistiques pour établir, par exemple, le pour cent des mots appartenant par leur origine soit au lexique latin, soit aux vocabulaires celtique et germanique ce serait négliger certaines distinctions qu'il est indispensable de faire, si l'on ne veut pas s'exposer à tirer d'une

(Martigny), il n'en est pas moins vrai que sa liste de noms d'animaux contient un nombre relativement considérable de mots appartenant exclusivement au territoire franco-provençal ou à la Provence proprement dite. Il faut y distinguer, sans doute, deux parties d'une valeur bien différente pour nos études : 1o fonds traditionnel de noms remontant à diverses sources anciennes, que nous ont révélées les recherches de MM. Thomas, Rom. XXXV, 161, et Schuchardt, Z. f. rom. Phil. XXX, 712; 2° additions faites par l'auteur du Laterculus, qui les a recueillies dans les parlers de sa région natale. Voici la liste des mots confinés au franco-provençal ou à la Provence : aries « bélier » (v. Atlas ling., c. bélier), camox « chamois » (qui n'est populaire en Gaule que dans le territoire alpin), darpus « taupe » (cf. darboun, Atl. ling., c. taupe, taupinière), lacrimusa (cf. p. 14 et Thomas, Rom. XXXV, 180), mus montanus «marmotte» (qui est peut-être une fausse latinisation du nom de l'animal, qui s'appelait déjà à cette époque marmotta, répandu jusque dans les Alpes grisonnes), ambicus (p. 23 n.), pelaica (p. 21), rottas (p. 36), popia, que je crois identique avec le sav. poche « têtard », le même moi que poche « cuiller, poche » (v. Cornu, Rom. XXXII, 126), iulus (v. p. 34). L'étude systématique du vocabulaire franco-provençal mettra au jour plus d'un continuateur roman de ces mots énigmatiques du texte latin. L'examen attentif de cette liste d'animaux nous enseigne d'ailleurs un fait d'une importance capitale, c'est qu'il existait dès le 4e siècle une notable différenciation lexicologique dans la Gaule romane: c'est ainsi que darpus « taupe » existait sans doute déjà dans le domaine franco-provençal, où le latin talpa n'a jamais réussi à déraciner le mot indigène sans doute préroman.

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enquête pareille des conclusions mal assurées. En premier lieu, il convient de séparer nettement les poissons qui ont été l'objet d'une pêche active d'avec ceux dont la chair est peu appréciée ou qu'on capture pour servir d'amorce. C'est à la première catégorie, la plus importante pour l'homme, qu'appartiennent le brochet [bétset, brotsè], la truite [traite], la perche [pertse, bolia], l'ombre-chevalier [omble, amble], la féra [féra, besole], gravenche [graventse], la carpe [carpa].

En examinant, au point de vue étymologique, les noms de ces gros poissons de pêche, on est forcé de constater que la majorité en est d'origine préromane [bétset, brotsè, omble, féra, gravenche'] ou de provenance douteuse [traite, bolia, besole (?)], tandis que seul le nom de la perche (lat. perca) est d'origine latine 2.

Même parmi les noms des poissons de grandeur moyenne et de valeur médiocre [la lotte, le chabot, le goujon, le spirlin, le vairon, la loche, l'ombre (espèces fluviatiles); la tanche, l'ablette, le rotengle, le gardon, la chevaine (espèces lacustres)}, l'élément d'origine préromane ou incertaine3 est fortement représenté, bien que, il est vrai, les mots latins ou de dérivation romane semblent prédominer 1.

1 Le lecteur n'oubliera pas que les noms de la bondelle, la palée du lac de Neuchâtel, ainsi que du lavaret du lac de Bourget, sont également d'origine inconnue.

2 Sur le mot carpa, v. p. 8.

3 Voici les noms des poissons du lac Léman qu'il faudra ranger dans cette catégorie: la lotte: lotta, mustela (?) [aussi la «<loche »]; le spirlin: neuch. barrẻ (vaud. borotha), platè [aussi le «rotengle »]; le vairon: lebette (?), gremoillon [gremelhetta, aussi la «<loche »]; petite perche: jola; rotengle: rotta (qui ne paraît plus être employé sur les bords du Léman); gardon : vingari (vendzeron).

4 Voici les noms latins ou romans: chabot : tsassot (< cyatiu ?), têtu; goujon: goujon (< gobius); vairon: vairon (< varione) [désigne aussi le spirlin], petit saumon, vouardɔn (?), bambella, amaron (< amar «‹ amer »); loche : moustache, barbot [barbotta « lotte »], dremillha (< dormiculare), baromètre; ombre: ombra (< umbra); chevaine: tseveno (< capitine); tanche: tintsa (< tinca) (?); jeunes

L'observation que nous venons de faire permet de supposer que des noms d'un certain nombre de poissons se sont transmis fidèlement de la langue parlée par les Helvètes à celle qui triompha sur les bords du lac Léman, c'est-à-dire aux patois romands actuels. La langue latine, parlée dans la Suisse française après la conquête de notre pays par les Romains, a donc accordé l'hospitalité à un petit nombre de mots préromans désignant des espèces de poissons particulières à nos lacs suisses1, mais inconnues aux eaux de l'Italie centrale.

En étudiant la terminologie des poissons communs aux quatre systèmes des fleuves suisses (Rhin, Rhône, Tessin, Inn), on est amené à constater la parenté remarquable qui existe entre les noms des bassins du Rhône et du Rhin: bondelle, bündeli [lac de Sempach, etc., v. p. 20 n. 3]; palaie: Balche; féra: felche (Pfärig, Pfärit)2; vengeron: winger; rotta: Rotte « rotengle » ; ablo: Laubeli « ablette » ; amblo: (h)amel « ombre-chevalier » 3. Ce fait s'explique le mieux par l'existence de la même population préromane ou romaine sur tout le plateau suisse et par les rapports intimes qui n'ont cessé d'exister depuis plus de mille ans entre les Romands et les Alamans. Par contre, les concordances entre la terminologie des poissons vivant dans les lacs de l'Italie supérieure (Lombardie et canton du Tessin) et ceux des bassins du Rhône et du Rhin ne semblent pas être nom

perches: millecanton, viva, brandenaille; rotengle et gardon : raufa [< rufa (?)], sardine, mirandelle [aussi « l'able »]; ablette: ablo, blanchet [aussi le « gardon »], borretta (< borri « canard »), medze-merda («< mange-merde »); gardon : fagot, rosse, français.

1 Il importe d'insister sur les noms des corégones et celui de l'ombrechevalier.

2 Parmi les noms des corégones répandus exclusivement dans la Suisse allemande, il faut relever Albock, d'origine latine ou préromane (< albu ou < ambicu), Albeli (< albula ?), renke « mâle de la féra » (p. 23 n.).

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Je laisse de côté goujon: Gütsche (lac de Bienne), plvatè; Ischerliplatte «< spirlin», bambela, bambeli : « vairon », amblo : ampəli (lacs de Bienne et de Morat) «ombre-chevalier », qui sont peut-être des emprunts faits à une date relativement récente.

breuses: trinscia: Trüsche; scazzun: tsaso « chabot » (?); bot: Butt: bot«< chabot, têtard » 1; enfin, les noms de poissons appartenant aux eaux des Grisons, dont la faune ichthyologique est très pauvre, semblent tantôt s'appuyer sur celle des patois alamans [forella, schilt, ašer, frilla (?)], tantôt sur celle des patois lombards (scarun « saumon », rambot « têtard, chabot (?) » ; plotra rotengle» (?), tandis que le nom surselvan de la truite : lik'iva, haut-engad. smarok', paraissent attribuables exclusivement au domaine rétoroman.

En présence de la persistance des mots préromans dans la terminologie des poissons, on serait porté à croire que les noms des instruments et des outils servant à la pêche remonteraient également en partie à l'époque préromane. Cependant, bien que rien n'empêche d'admettre que les palafitteurs ou les Helvètes aient déjà fait usage du hameçon et du filet pour prendre les poissons, le vocabulaire technique des pêcheurs romands ou alamans n'offre guère de termes communs qui nous reportent à l'époque précédant l'établissement, des Romains en Suisse. A en juger d'après une enquête sommaire, ce seraient même les Romains qui auraient introduit les engins perfectionnés destinés à augmenter le produit de la pêche en effet, nos pêcheurs alamans continuent à se servir 1o de la säge < sagena (lac de Constance), Id. VII, 477, Liebenau 38,attesté déjà dans le v. h. all. v. b. all. segina, frison. seine, angl. segne, Kluge Pauls Grundriss I2344, et Archiv f. das Stud. d. neuern Sprachen CVIII, 1942; 2o du tracht (garn) <tractu, Id. II, 425, Schw. F. Ztg. I, no 8: Trachtgarn (témoignage du mot qui remonte au moyen âge), Liebenau 38; 3° de la Tragele (Troglen, lac

1 La carpe a son histoire particulière, v. p. 8.

2 Le mot s'est conservé aussi dans les langues romanes: a. frç. seine « filet qu'on traîne sur les grèves » (v. Atlas ling., c. filet), anc. prov. sagena «< sorte de vaisseau » (?), - il semble absent de la Suisse romande, — bergam. saina, com. saìna « sorta di rete simile al tramaglio » (Monti), tosc. sagèna, etc.

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3 Le latin tractu sert à désigner tantôt un engin de chasse (cf. mil.

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de Bienne dans Liebenau 126, Trogele, lac de Constance, Klunzinger 168) < tragula1, qui est aussi entré dans le v. angl. troeglian (drognet <tragum), Kluge, Pauls Grundriss I2 346; 4° Klusgarn (lac de Constance), Id. II, 421, Klunzinger 191, Liebenau 38), pour lequel il faudra peut-être rappeler l'existence des reti da chiusa, Schuchardt, Rom. Etymol. II, 107; 5° Warlef [Suisse centrale, Id. III, 1149; IV, 1454 (lac de Thoune), Liebenau 90, 127 (lac de Bienne)], qui n'est pas autre chose que vertibulum, transformé par l'étymologie populaire2; 6o Arrach « palissade installée le long du bord pour retenir les poissons» (lac de Constance) < arca (?), v. Id. I, 388, Klunzinger 191 [v. aussi frib. artsǝ a péssons « réservoir à poissons » (Montbovon, Lessoc)3. Enfin, les verbes pulsen, qui,

tracc«<arnese da caccia », portug. trauta « rasto da caça » (Cornu, Grundriss I2925), tantôt un filet dont je ne puis malheureusement indiquer ni la forme ni l'usage: vén. trata (Boerio), et Gustav Meyer, Neugriech. Stud. IV, 90, mais cf. aussi com. tracc de red « una tirata di rete » (Monti). — Déjà en latin tractus désignait la laine entourée autour de la quenouille et Ausone nous parle des stataria retia suberinis corticibus extendere, signis per certa intervalla dispositis tractus funium librantur hamati.

1 Le mot est largement représenté dans les dialectes romans de l'Italie, de la France et de l'Espagne; je me borne à citer ici les formes des patois avoisinants de la Suisse romande: vaud. trahlla « tramail, sorte de filet » (Bridel), tandis que la tragualla (Bridel) du Lac de Morat (Liebenau 119) doit être expliquée comme un emprunt fait aux patois alamans voisins: Trogǝla. Le mot, au sens de «filet», semble faire défaut sur les bords des lacs subalpins de la Lombardie et du canton du Tessin.

2 V. les nombreuses formes que M. Schuchardt a recueillies dans la Z. f. rom. Phil. XXX, 208, frç. verveux « filet circulaire soutenu par des cercles qui vont en diminuant jusqu'au fond où tombe le poisson », poitev. mervau, Meyer-Lübke, Rom. Gramm. II, § 500, Thomas, Rom. XXXVII, 128, Atlas. linguist. c. filet (P. 510); à Sugiez: bèrfou, Bull. du Gloss. VI, 57 (cf. aussi Bridel 25), vèrvò, voirveau (Jura bern.). 3 Les patois romans (italiens et franco-provençaux) ne semblent connaître ni la rüsche d'origine incertaine, Id. VI, 1476-79, ni la Bere (<lat.-grec. pera, Id. IV, 1455), qui, il est vrai, est entrée, à une époque récente, dans les patois du Jura bernois biɔ, beiɔ, béa (Glossaire).

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