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mand et * feraie des patois vaudois et genevois. En effet, un texte de la fin du 12° siècle nous offre le passage suivant: pisces qui dicuntur romana lingua feraies1 (Mém. et Doc. XVIII, 388), qui, à première vue, correspondrait phonétiquement à la palaie du lac de Neuchâtel. Mais il reste à écarter une grave difficulté: c'est le passage phonétique d'un type *feraie à la forme actuelle fera. Dans son article: Encore manducatum manducatam (Rom. XXVII, 270 ss.), M. Gauchat a démontré que, dans nos patois, le résultat régulier d'-ata est -ā, tandis que -aie est d'importation française relativement récente; cette manière de voir est fortement appuyée par les noms de lieu tels que strata, prata qui aboutissent régulièrement à Estra(z), La Pra(z). Les formes actuelles féră exigent, d'après la phonétique régionale, un type ferrata et semblent exclure *ferraica, à moins qu'on ne veuille admettre qu'à l'époque où, dans certains patois vaudois (p. ex. de Lausanne) on hésitait entre dzornaye et dzorna (< diurnata), les patoisants auraient refait de *feraies, par fausse analogie3, une forme féra. Je n'ai aucune hypothèse plausible à présenter sur l'ori

1 MM. Gauchat et Fankhauser, avec qui, à plusieurs reprises, j'ai discuté la question de -ata dans nos patois romands, préféreraient voir dans feraies le résultat régulier d'un pluriel ferratas > ferraies en regard de ferrata > fera. M. F. s'est chargé d'examiner sommairement en vue de l'histoire d'-ata dans les patois romands, les formes des noms de lieu conservées dans les chartes qu'a publiées Gremaud dans ses Documents relatifs à l'histoire du Vallais 1895 ss. Voici le résultat de ses recherches. Le nom de lieu Planta, près de Sion, revient en 1244 sous les graphies: Plantaes (< Plantatas, Grem. I, 377); Plantayes (1318, Grem. II, 290), Plantatis (1339, Grem. IV, 237), Plantayes (1339, Grem. IV, 240). Un certain Andreas de Pratis des environs de Loèche apparaît fantôt comme Andreas Prayes (Grem. VI, 204) tantôt comme Andreas Praes (Grem. VI, 332).

A Sugiez (lac de Morat), le filet pour prendre les féras s'appelle férèyir, cf. Fromaigeat, Bulletin du Gloss. VI, 58.

3 Comme pratum a donné prā, *pratas par contre praies, on pourrait supposer que d'après ferraies plur. on aurait reconstruit un singulier analogique ferrā.

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gine du radical ferr-. On serait tenté de penser à un dérivé de ferrum, mais un type *ferraica ou *ferrata << poisson gris de fer », admissible au point de vue du sens (v. bezola) n'est guère probable au point de vue de la morphologie; fario1, attesté dans le poème Mosella d'Ausone, n'est pas non plus satisfaisant, parce que le mot désigne une espèce de saumon et que les patois romands et alamans s'accordent pour postuler une base fer(r). L'idée de mettre à la base de féra le mot préroman qui continue à vivre dans le valais. fâro, fèro (Val de Bagnes) << dalle, pierre plate », se heurte à la difficulté réelle que notre poisson ne fraie pas sur le sable ou les dalles le long de la côte, mais bien, contrairement à ce que fait la gravenche, sur le sable ou le limon du fond, assez souvent à cent, voire même deux cents mètres de la surface (Fatio V, 249).

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2. Le nom de la féra est en train de remplacer son concurrent autrefois redoutable des bords du lac Léman besole qui, comme M. Bruchet l'a démontré, s'applique non seulement à deux types du genre des corégones, mais aussi à l'ablette.

a) Les pêcheurs savoyards appelaient autrefois besole le poisson connu aujourd'hui sous le nom de féra: pro pedagio, pro quolibet cento ferratarum seu bisolarum. (Bruchet 596).

b) Aujourd'hui encore, les pêcheurs savoyards désignent par la bezole, bezeule, bezule 3, le « coregonus hiemalis », connu sur la côte vaudoise sous le nom de gravenche. Comme ce dernier nom n'apparaît jamais dans les documents de Ripaille, nous avons peut-être le droit d'identifier la bisola avec la gra

1 L'éditeur de la Mosella dans les Mon. Germ. hist. Auct. Antiquiss. V, p. 86, v. 130, n'a pas admis la leçon fario qu'il a remplacée par celle des autres mss. sario. Mais cf. l'article de Much, Z. für deutsches Altertum XLII, 166.

2 ferrata seu bisolæ (Bruchet 596). Le syndic Jean du Villard connaît bezole et féra comme appellations du même poisson (cf. Bridel : besaula, bessola, bessula «ferra »); besolon « petite féra » (Gloss. ms. de Dumur).

3 V. ci-dessus p. 24, et à la p. 318 nous lisons: pro dimidio quarteronorum bonarum bisolarum...; pro 6 bisolis..., 2 bisolis recentibus....., bro I ambone, 12 bisolis....

venche toutes les fois qu'elle figure seule dans les comptes de dépenses. Jean du Villard distingue nettement entre la gravenche et la besole ou ferra dans sa liste de poissons vendus au marché de sa ville natale 1.

c) Enfin bezeula est aussi le nom de l'alburnus lucidus, c'està-dire de l'ablette commune.

Ensuite, il est curieux de constater que la mouette porte sur les bords du lac Léman les noms de bezolet, beju, bezu, bedzu, besutchet (Bridel), besolet « hirondelle de mer » (Const. et Dés.), que je ne saurais séparer du nom savoyard de la gravenche, que nous venons de rappeler. Si la même base peut s'appliquer à un poisson et à un oiseau, il faudra admettre un trait caractéristique commun à tous les deux: la coloration de la féra ou de la gravenche est d'un gris olivâtre ou vert, et de même la mouette adulte possède un plumage d'hiver dont le manteau et les tectrices alaires sont d'un cendré clair 2. De plus, le français possède l'adjectif bis « gris sombre, gris brun », dont

1 Les variétés de corégones du lac du Bourget sont: 1o la besoule, bezoule, bezeule (Fatio V, 268, et Bruchet 596), noms qui nous sont attestés dès le 16e siècle sous la forme de bisale, bezole, bizola dans des textes savoyards relevés dans le volume de M. Bruchet. 2o Le lavaret (cf. aussi lavaron, Rolland III, 128) qui doit être identifié, selon M. Schuchardt, Z. f. rom. Phil. XXX, 722, avec le levaricinus relevé dans le Laterculus de Polemius Silvius, forme sans doute altérée à la finale par le copiste. Comme le lavaret fraie sur la beine et sur le gravier du lac, à peu de profondeur sous l'eau, on pourrait supposer que le radical de levaricinus, ou peut-être mieux *lavaricinus, renferme la base lava « couches de pierres très polies », si répandue dans les patois alpins, cf. Nigra, Arch. glott. it. XIV, 284; XV, 488; Meyer-Lübke, Z. f. rom. Phil. XXIII, 473; Jura: laves « couches superficielles des bancs calcaires qui forment le premier plateau du Jura » (Annuaire du Dép. du Jura 1840, 308).

2 Des noms d'oiseau reviennent souvent dans la terminologie des poissons palumba, palumbo désigne à Gênes le « chien de mer » (Rolland III, 84); cf. arendoula «< hirondelle » à Nice pour le poisson volant (Rolland III, 133 n. 2); acceja « bécasse » > bordel. assée, prov. mod. assège, sejo « vandoise », cf. Thomas, Mélanges 2, Rom. XXXVI, 255 et Schuchardt, Z. f. rom. Phil. XXVI, 405.

les dérivés désignent divers oiseaux: bizet « pigeon sauvage de couleur grise », bisette « nom vulgaire de la macreuse, à cause de son plumage gris foncé ». (v. Dict. gén. s. v. et Mistral, s. v.).

La bisola des textes du moyen âge correspondrait par conséquent à un type *bombyciola, dérivé de (bom)byciu (> bis(e)1, qui aurait servi à dénommer aussi bien le poisson que l'oiseau.

En résumé, il me paraît presque certain que les noms de la féra (Felchen) et de la palée (Balchen) remontent à l'époque où tout le plateau suisse parlait la même langue latine ou même encore le gaulois; il me paraît probable, sinon sûr, que la gravenche du Léman, la bondelle du lac de Neuchâtel et le lavaret du Bourget sont également d'origine préromane2 et, si notre essai d'explication est admis, seul le terme besole serait dérivé d'un mot latin de provenance grecque (bombyciu).

Les noms de la tanche, de la chevaine, de la truite et du brochet ne donnent lieu qu'à très peu de remarques.

Le latin tinca, d'origine incertaine (v. Walde, s. v.), est représenté dans nos patois sous la forme tintsə (vaud. frib. genev. val.), tintche (Brévine, Neuch.), tantch' (Charmoille, Jura bernois), sav. tenche (Const. et Dés.), anc. genev. tenche (du Villard, Forel 332), liste de Villeneuve: tenchie [génitif] (Forel, 334).

La chevaine, «squalius cephalus », se retrouve dans nos patois sous les appellations tsèvenou-no (vaud. frib.) tchavoin.ne

1 Pour l'étymologie, en dernier lieu, Horning, Z. f. rom. Phil. XXVII, 347, et pour d'autres noms de poissons dérivés de bis, v. une note de M. P. Barbier fils, Rev. des 1. rom. LI, 388. Enfin Mistral relève biset « mâle de la grenouille reconnaissable à sa couleur brune ».

2 V. aussi renke, kamp et albick, p. 23 n.

3 Sur la diffusion de tinca, v. Rolland, III 145, néerl. tinke, Kluge, Pauls Grundriss I 2336, sic. tenga, tenchia, Salvioni, Memorie dell'Istituto lombardo XXI, 270 n, et Thomas, Rom. XXXV, 191. Le nom qui correspond à la tanche dans la Suisse allemande est Schleihe, v. Grimm, Wtb. der deutschen Sprache, s. v.

fém. (Charmoille, Jura bernois), davann (genev.), chavenne, seneu (Neuchâtel [Bridel]), seneƒ (lac Noir, Fribourg) selon Fatio IV, 559', anc. genev. chavennoz (Forel 331), taxe de Villeneuve chevenorum [génitif] (Forel, 334), qui reflètent la base latine. capitine qu'a reconstituée M. Thomas, Essais, 261-264.

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Le latin tructa, d'origine incertaine, est représenté par tous nos patois. Le type régional vaudois est traita (d'où résultent trata, tràtə), puis troaita, trouaita; trouaita nous est attestée pour Dardagny; frib. trata, trèta; frib. trèt (Sugiez, Fankh.); trutə (neuch.), trèt (Jura bernois); trouita, truita, troaitə (valais.); Bridel donne trotta, traita; la Savoie offre trwëta (Const. et Dés.); du Villard recommande la « petite truite jusqu'à une ou deux livres » (Forel 331), taxe de Villeneuve:

1 Selon Fatio IV, 559, le même poisson porterait dans le fribourgeois le nom de vantouse, qui est aussi enregistré par Bridel s. veintousa << meunier, vulgairement chevesne. C'est aussi le nom d'un des cyprins du lac Noir ». Comme le poisson, de l'avis de M. Fatio IV, 573, n'est pas indigène dans ce lac, il n'est guère douteux que son nom n'ait été importé en même temps que l'objet : ce sera l'anc. frç.: ventoise (cf. Rolland III, 142), le frç. mod. vandoise (cf. Rom. XXXVI, 92-93 vendesia v. Ducange s. v.), dont l'étymologie reste obscure.

2 Cf. aussi Lorck, Altbergam. Sprachdenkmäler, 217; Salvioni, Rom. XXXVI, 238; Schuchardt, Z. f. rom. Phil. XXXIII, 83; Rolland III, 143; Fatio IV, 559. Const. et Dés. relèvent un frç. provinc. chavasson, dont la formation a été examinée par M. A. Thomas, Mélanges, 50. D'après les matériaux donnés par les correspondants du Glossaire, le nom de la chevaine semble s'appliquer aussi au chabot ou au barbeau dans le Jura bernois. Dans la Suisse allemande, le même poisson est appelé Alet, Alat (Id. I, 171) et Döbel selon Fatio IV, 559.

3 Pour les noms spéciaux des variétés nombreuses de la truite, v. Fatio V, 325; v. aussi un passage de Grégoire de Tours, qui vante l'abondance des truites du lac Léman, Liebenau, 15.

4 Ce même turtur. · qui déjà en latin désigne un poisson, v. Corp. gloss. lat. turtur: Tovywv « sorte de raie »> : revient dans les documents de Ripaille (p. 503, a. 1435-37): Libravit die eadem pro expensis ibidem factis, tam pro panateria, botellieria quam coquina ultra 600 panes, unum turtur de provisione Morgie et unum barrale vini....... (v. aussi p. 316, a. 1391): après avoir énuméré divers poissons : et 8 gross. turturibus emptis a piscatoribus... (p. 599 s. bisola): petiam turturis seu truycte

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