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L'examen de ces tableaux fait entrevoir la tendance générale de l'évolution : c'est de ramener les patois de la montagne au type piémontais de la plaine, de laisser tomber partout l's final primaire et de ne le maintenir que dans les secondes personnes du verbe accentuées sur la syllabe finale1, de garder ou de réintroduire l's final secondaire (type fusum). Mais que de variété dans le détail! Combien de chemins et combien d'étapes intermédiaires pour arriver à ce point terminus! Celui-ci une fois atteint, qui oserait reconstruire les phases parcourues par les différents patois? Quand on est habitué à observer la réalité, on s'étonne des hypothèses de la phonétique historique spéculative. La règle phonétique, souvent si simple en apparence, est la résultante de causes si diverses qu'il faut bien du courage pour la comparer à une loi naturelle.

Examinons quelques épisodes de l'évolution générale.

Je commence par l's final du substantif et de l'article dans la partie de notre territoire qui est située au sud des vallées vaudoises. La séparation entre la France et l'Italie est nette au delà des Alpes, s a été conservé partout"; en deçà, il est fortement ébranlé". Cette séparation estelle ancienne? Ce n'est guère probable; si Sampeyre a perdu l's de l'article et du substantif, Roaschia a gardé les deux, et à Crissolo nous en observons aujourd'hui la disparition dans l'article. L'impulsion à la chute de l's est venue de la plaine piémontaise; elle s'est arrêtée là où cesse l'influence piémontaise à la frontière française; c'est une

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Excepté dans le Nord, où le canavais a perdu l's de fas, sas, etc. Les points 991, 898 et 990 appartenant à l'ancien comté de Nice, doivent être considérés à part.

3 Roaschia seul conserve l's dans le substantif et dans l'article; situé dans une petite vallée latérale de la vallée du Gesso, il doit avoir été mieux que d'autres villages à l'abri des innovations linguistiques. Crissolo perd l's du subst. et ne garde qu'exceptionnellement l's de l'article, Sampeyre a perdu les s, Elva maintient l's du substantif, Entraque celui de l'article.

+ Biondelli nous apprend, en outre, qu'il y a 60 ans Acceglio (vallée de la Maira) conservait encore l's du substantif et du pronom possessif, Castelmagno (vallée de la Grana, entre les points 8 et 9) I's du subst. et de l'article, Vinadio de même (cf. Ettmayer), Valdieri (non loin d'Entraque) I's du substantif; Sampeyre, qui, aujourd'hui, l'a perdu complètement, en présentait encore des traces (le souos sostansos).

de ces innovations qui arriveront à doubler d'une limite linguistique la limite politique entre la France et l'Italie.

Comment l'influence piémontaise s'est-elle exercée ? Les formes sans sont-elles été importées peu à peu? Crissolo, dont nous allons parler tout à l'heure, pourrait le faire croire; mais ce qui est vrai pour une vallée peut être faux pour la vallée voisine. Peut-être n'avons-nous affaire autrepart qu'à l'importation d'un nouveau mode d'articulation, qui conduit à des changements phonétiques semblables, mais non pas identiques à ceux qui caractérisent le piémontais.

Je ne me hasarde pas à présenter des hypothèses sur la chute de l's primaire dans les vallées situées au nord du Pô, où il semble y avoir eu plus de spontanéité d'évolution.

Arrêtons-nous plutôt un moment à Crissolo. Nous avons vu, p. 62 et suiv. que l'article féminin plur. y est tantôt le, tantôt les (las). Les mots qui prennent les appartiennent tous à l'ancien fonds du patois, tandis que parmi les mots précédés de l'article le, il y en a bon nombre qui sont plus ou moins modernes. La conservation de l's ne dépend pas, comme je l'ai cru d'abord, de la consonne initiale du substantif. Il n'y a pas non plus, ou dans une mesure très restreinte, des nuances individuelles. Entre les sujets A et B, qui sont à peu près du même âge (ils ont une quarantaine d'années), je n'ai constaté des différences que pour djèrbé qu'A fait précéder de léz, B de lé. Le sujet C cependant, fils de B, petit garçon intelligent de neuf ans à peu près, qui est plus fortement influencé par le piémontais qu'A et B et qui représente la génération à venir, m'a donné invariablement des pluriels avec lé (lé féé, lé femné, lé fiyé1, le djali̟né, lé djèrbé, etc.), à l'exception d'un seul: lés tchaoué, le seul aussi dans lequel il n'ait pas remplacé l'ancien 2 par l's moderne. Il semble du reste que l's, dans la conscience de celui qui parle, n'appartienne plus à l'article, mais bien au substantif, puisqu'on dit douas femne, n troup dǝz vạtch3

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y à la place de ly sous l'influence du piémontais. Même fait à Sampeyre; Becetto, hameau de Sampeyre, dit encore ly. , paria phonétique dont on a honte, disparaît partout dans nos vallées. A a la particularité individuelle de chuchoter quelquefois ou de ne pas prononcer du tout les voyelles finales a et e. B: na partiya dəz

vatché.

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un troupeau de vaches', n troupäl dəz1 fee,un troupeau de moutons' (mais doué baré, deux barres', lé doue roue les deux roues'). Il faudrait donc écrire plutôt I asfea, l asfémné, etc. Les substantifs en question rentrent par suite, pour le pluriel, dans la nombreuse série des substantifs commençant par s impur: 1 askouele, I aspalé etc., et je ne m'étonnerais pas de rencontrer un jour un singulier l əsfé̟a (la sfea), I ǝsfémna (la sfemna), etc. 2.

Ce que nous observons à Crissolo n'est qu'un état passager que nous avons la chance de surprendre au moment. intéressant; les réponses du petit garçon C montrent bien dans quelle direction l'évolution va se faire. Mais il se pourrait que l'un ou l'autre parmi les pluriels cités se figeât dans la langue, grâce à des associations qu'il faudrait établir dans chaque cas, comme M. Tappolet a essayé de le faire dans son travail. En dehors de Crissolo, je n'ai observé qu'un seul exemple rentrant dans le même ordre de faits": A Elva, on appelle lés trapés (l éstrapés) une espèce de filet fixé sur deux bâtons recourbés et qui sert à porter le foin. C'est sans doute le mot, trappes'. Je l'ai noté à Bobbio avec la même signification: la trape.

Les séries homophones fortes (constituées par des mots nombreux ou par des mots souvent employés) résistent en général plus vigoureusement à l'invasion phonétique que les séries homophones faibles. Mais une fois entamées, elles succombent plus vite, les groupements associatifs jouant un

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au lieu de s est probablement une erreur de transcription.

2 Il y a des patois qui, ayant perdu l's de l'article devant les substantifs commençant par une consonnne, l'ont conservée devant une voyelle et s impur, par ex. le patois de Pral (lā djația, mais laz òourǝlya, laz eypalla). D'autres, par ex. le patois d'Elva, sont en train de remplacer les formes avec s devant s impur par les formes antéconsonantiques normales (le), de sorte qu'on trouve côte à côte léz éspīyés et lé spīyės les épis' (sing. I ǝspiyo et la spṛyò), léz éstoubiés et le stoubiés les éteules' (sing. I astoubio), etc. Ce serait une autre base pour arriver à asfēa (sfēa), à savoir par un pluriel refait lez asfee. Il n'est donc pas nécessaire de supposer le singulier intermédiaire l'estenaille construit par M. Tappolet, Festschrift zum 14. Neuphilologentage in Zürich 1910, p. 161, n. 2, pour arriver à les estenailles.

3 Il est fort probable que des recherches dirigées dans ce sens feraient trouver d'autres exemples. Cf. plus haut p. 64, à Elva: doue fremés et doués frèmés.

rôle plus considérable. Dans les séries faibles, l'invasion se fait plutôt individuellement.

Le tableau VI mérite sous ce rapport un examen particulièrement attentif. Pour la France, la situation est claire et simple les patois franco-provençaux plus le point 971 (Monêtier-les-Bains, dans la vallée de la Guisane, débouchant à Briançon dans la vallée de la Durance) perdent l's; les patois provençaux (à l'exception de 971) le gardent. Pas de complications non plus pour les patois piémontais : ils gardent tous l's. Il n'y a d'hésitation que dans la zone intermédiaire : La partie supérieure de la vallée d'Aoste marche avec la France, la partie inférieure avec le piémontais; le point 987 (Ayas) hésite. La vallée de l'Orco, la Val Soana et les vallées de Lanzo s'accordent, au moins devant une pause, avec le piémontais. La vallée de Suse et les vallées vaudoises (excepté Bobi) laissent tomber l's, d'accord avec le point 971. Crissolo (vallée du Pô) hésite. Les vallées situées au sud du Pô conservent l's comme les patois piémontais et les patois de France dont elles sont flanquées. Pour la vallée d'Aoste et pour la vallée du Pô, il ne peut pas y avoir de doute: le piémontais impose sa phonétique aux parlers qu'il est en train de décomposer. Est-il arrivé quelque chose de pareil dans les vallées de l'Orco (y compris la Val Soana) et de Lanzo? Les anciennes séries y ont-elles été complètement remplacées comme aux points 985 et 986? Je ne saurais l'affirmer. Que l'on considère cependant les formes de sambucum (dans presque toutes les vallées situées au sud de la vallée de Suse le mot a pénétré sous la forme de sambuk): Traversella sambu; Piamprato: loù sambu; Noasca: sambóis1; Ceresole: sambur; Groscavallo: sambus; Mondrone: sambus; Balme: sambus3. Serait-ce sambu

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ū libre diphtongué en pi est normal pour Noasca. Cf. ī libre > ai: fail,fil', radais racine', varay, guéri', etc., exemples à ajouter Meyer-Lübke, Ro. Gr. I, p. 58-59. Cf. Fankhauser, Das Patois von Val d'Illiez, p. 28 et suiv. 2 Dernière commune de la vallée d'Ala.

3 Cf. Atl. ling, carte 1270 (sureau): 985 sanmbuch; 986 sạn.nbu ; 987 sanmbuchk.

(c'est la forme canavaise) muni abusivement d'un s lors de la réintroduction dans les exemples fus, mes, etc.?

Bobi, selon mes notes, possède la série complète avec s. Mais Morosi, qui, p. 376 et suiv., traite ensemble les patois de Bobi et de Villar Pellice (situé entre Bobi et La Tour), donne au no 105 fu à côté de més mois', pés, poids', et sur la carte pris (1090) de l'Atlas je trouve pré, qui manque dans mes matériaux 1.

Il est de toute évidence qu'à Bobi l's a été réintroduit grâce à l'influence piémontaise2, qui a agi un peu moins fortement sur Crissolo. Nous pouvons donc reconstruire pour la chute de l's un ancien territoire qui s'étendait de la vallée de Suse, peut-être même de la vallée d'Aoste, jusqu'à la · vallée du Pô.

L'invasion de l's piémontais devient plus apparente quand nous considérons les mots l'un après l'autre :

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1 Cf. Morosi, p. 373, no 105, pour Pramol et Saint-Germain (dans la vallée du Cluson, au-dessous de La Pérouse):s riescito finale, non sempre cade'. Donc ici aussi les résultats sont divergents.

2 Cette conclusion est confirmée par le fait que Guardia piemontese, colonie vaudoise fondée en Calabre avant 1400 et provenant probablement de la vallée du Pellice, laisse tomber l's avec une régularité parfaite. Cf. Morosi, p. 386.

3 Une croix (+) indique que le mot me manque, o représente un type lexicologique autre que celui indiqué par les titres des tableaux.

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