Page images
PDF
EPUB

Les patois romands offrent certaines analogies: róla, s. f. amas (Val de Bagnes); ruklyon, tas de boue, balayures et autres immondices, gadoue, débris divers (Vaud et Genève)1. L'énorme répertoire de Du Cange donne ruscum, quodvis immundum, ut videtur, et ruscus, sordidus, d'après le Vocabularium latinum du lexicographe Papias (XIme siècle).

Sommes-nous allé trop loin dans nos identifications? Le lien qui unit les divers mots de cette famille, si c'en est une, nous échappe. Le type rusc, différent de rusca écorce, s'est croisé avec d'autres, par exemple avec rifl dans la forme de Blonay riɣlya, mentionnée ci-dessus. La voyelle u du gruyérien ruɣlyo pourrait bien aussi représenter un ancien i devant *fl. En tout cas, cette petite promenade étymologique montre combien difficiles et souvent illusoires sont nos tentatives de reconstituer l'histoire des appellations d'un groupe déterminé (vents) à l'aide des matériaux si fragmentaires des vocabulaires dialectaux.

IV. Vaudaire.

Le principal domaine de ce vent est constitué par les rives orientales du lac Léman, qui le reçoivent des Alpes et du Valais. C'est un vent très fort et chaud, qui souffle souvent par rafales. Les navigateurs le craignent. Il arrive du sud dans le Pays-d'Enhaut et dans la vallée fribourgeoise de la Veveyse. Il entre par l'ouest dans la plaine du Rhône, à laquelle il amène de la pluie. On le connaît jusqu'à Saint-Maurice d'un côté, jusqu'à Genève de l'autre. C'est le fæhn de la contrée, qui fait rapidement fondre les neiges. Un proverbe vaudois dit: Vaudaira (lire -aire) dau né fá chétzi lé gollé; Vaudaira dau matin få veri lé moulin — « Vaudaire » du soir fait sécher les flaques, « vaudaire » du matin fait tourner les moulins.

Les plus anciennes mentions à nous connues datent du XVIIe siècle. On sait que dans les vieux actes on indiquait souvent la

1 Fenouillet, Pat. savoyard, cite un verbe ruclla, râcler, curer, enlever la saleté.

situation des lieux par le nom des vents (devers bise, etc.). Vaudeire désigne l'orient dans un acte de Chillon d'environ 1650, la même direction dans un document de Villeneuve de 1619.

Un de nos correspondants, qui faisait à l'occasion de l'étymologie, M. L. Ruffieux, voulait tirer le nom de ce vent de *validaria, parce que c'est un vent fort. Mais le suffixe -aria ne se joint guère, chez nous, à des adjectifs, et l'on ne voit pas quelle en serait ici la signification. On a pensé que le terme se rattache à l'un des noms du diable (proprement « sorcier »), à vaudai, que M. Muret a dérivé, comme le faisait déjà le doyen Bridel, des hérétiques vaudois (Arch. suisses des trad. pop., II, 180-181). La chaleur du vent et son impétuosité peuvent, en effet, le faire considérer comme une œuvre diabolique. L'imagination des peuples n'a pas manqué d'établir des rapports entre les vents et des entités surnaturelles, voir Sébillot, Folk-Lore de France, I, p. 66 ss. « A Guernesey, par exemple, le tourbillon d'été est conduit par Héroguias, la reine des sorcières; en Haute-Bretagne, il contient un sorcier » (ib. p. 82). L'un ou l'autre de nos correspondants confirme cette manière de voir en qualifiant la vaudaire de « vent du diable», et Mme Odin, sous voudặirè, remarque: « il va sans dire que nos bons ancêtres faisaient souffler le vent par le voudai, quand il avait besoin de déblayer les neiges pour pouvoir passer ». Un Hexenwind est aussi mentionné par M. Wehrle dans son étude Volkstümliche Windnamen, p. 168 (Zeitschr. f. deutsche Wortforschung, t. IX).

Et cependant, cette étymologie se heurte à une grosse difficulté: comme vaodai vient de Waldensis, on s'attendrait à une forme vaudaiza1, scil. oura (aura). Voyons donc s'il y a moyen de proposer autre chose.

M. Singer avait cru reconnaître dans notre vaudaire une survivance du vent latin volturnus, avec échange du suffixe

1 C'est ainsi qu'on appelle dans nos patois les sorcières.

inusité1 contre aria (Arch. suisses des trad. pop., I, 207, n. 3). Mais outre que cette opinion n'est pas appuyée par la phonétique le radical vult- ne saurait donner que vout- et non vaud, cette appellation est trop locale et trop isolée pour perpétuer un souvenir antique. Les noms latins des vents paraissent avoir été oubliés. Pas de traces chez nous de Eurus, Auster, Notus, Aquilo, etc., pas même de Favonius, qui s'est pourtant conservé chez les Rétoromans et qui est parvenu à l'allemand (Föhn) à travers les dialectes suisses-allemands (cfr. Wehrle, Zeitschr. f. d. Wortf.).

Je pense donc, en fin de compte, que le radical de vaudaire contient le nom géographique Vaud. Le suffixe -aria servirait, comme si souvent, à désigner le lieu. Le nom entier se rangerait avec les très nombreuses appellations de vents d'après leur provenance: Vent de Savoie; Bise de Berne, de Soleure, de Lausanne; la Loərin.n (lorraine), la Biennoise, la Tramelote (soufflant de Tramelan), etc. Cette idée a déjà été exprimée par Fenouillet, dans sa Monographie du patois savoyard, où on lit: vaudeire, vent d'Est sur le lac Léman (de Vaud). Terme de bateliers savoyards à l'origine, ce nom se serait répandu et fixé au delà de son domaine primitif, sans toutefois devenir très populaire dans le canton de Vaud, comme le prouve le petit nombre d'attestations que nous possédons pour ce canton.

(A suivre.)

L. GAUCHAT.

1 -urnus paraît cependant bien s'être conservé dans subturnus, voir Bulletin IX, p. 30.

NOTES SUR L'S FINAL LIBRE1 DANS LES PATOIS FRANCO-PROVENÇAUX ET PROVENÇAUX DU PIÉMONT.

On peut dire, d'une façon générale, que de la vallée d'Aoste jusqu'au Col de Tende, les habitants des Alpes piémontaises parlent des patois franco-provençaux et provençaux ou en ont parlé naguère ?.

--

qui

Mais on peut dire avec autant de certitude qu'au bout d'un ou de deux siècles on n'y parlera plus que le pur piémontais ou un piémontais altéré plus ou moins par l'ancien fonds dialectal auquel il se superpose. Aujourd'hui, l'envahissement des hautes vallées latérales du Pô bat son plein; avec l'administration italienne, avec les douaniers, les soldats, les commerçants et les maîtres d'école, avec les industriels et les touristes, le piémontais s'avance en vainqueur. Il y a des vallées, — la Val Chiusella par exemple, sont déjà entièrement conquises; il y en a d'autres, - je pense aux vallées vaudoises, qui, grâce à des conditions sociales ou religieuses particulières, opposent une résistance acharnée. Partout les clefs des vallées, les bourgs et les villes importantes qui en gardent l'entrée, Ivrea, Cuorgnè, Lanzo, Pinerolo, Torre Pellice, Paesana, Venasca, Dronero, et d'autres encore, sont entre les mains de l'ennemi et étendent leur influence destructrice jusqu'aux hameaux les plus éloignés qui, perdus au fond de quelque ravin, au milieu de champs minuscules appuyés par de petits murs

1

J'entends par s final libre I's après voyelle.

2 On s'étonne de voir répéter par le Grundriss, 12, 550 que la frontière politique entre la France et l'Italie coïncide avec la limite entre le provençal et l'italien. On n'a qu'à consulter Biondelli (sans parler du travail de Morosi, Arch. gl. XI, 309-416 et de Salvioni, Lettura, 1901, p. 714-724) pour se persuader combien cette assertion est fausse. La limite entre le franco-provençal et le provençal passe au nord de la vallée de Suse.

péniblement construits, semblaient à jamais devoir se soustraire à la domination linguistique des centres civilisateurs de la plaine. Ce qui donne un intérêt particulier à la région dont nous nous occupons, c'est qu'elle nous présente la lutte linguistique dans les phases les plus diverses et sous les aspects les plus variés. Un grand nombre de villages sont bilingues; tous les habitants parlent le patois et le piémontais 1; le patois quand ils sont entre eux, le piémontais quand ils s'adressent au prêtre, au médecin, à l'apothicaire, aux employés de l'Etat, aux boutiquiers et aux commerçants, qui, bien souvent, ne sont pas de l'endroit même ou ont perdu l'habitude du langage local.

[ocr errors]

Assez souvent, c'est le cas, par exemple, à Sampeyre, - la bourgade centrale d'une commune parle de préférence le piémontais, tandis que les fractions (frazioni) rurales ont encore conservé l'ancien parler. Dans certaines vallées, le piémontais supplante le patois sans s'altérer foncièrement pendant la période de transition, c'est ce qui arrive en général dans le Nord 2; - dans d'autres, on en jugera par les formes que je citerai d'Entraque (vallée du Gesso) et de Vernante (situé sur la route du col de Tende), les deux langues se pénètrent et aboutissent à un dialecte intermédiaire tel que nous le connaissons par l'esquisse que M. Salvioni a donnée du dialecte de Roaschia". Le piémontais importé est dans certaines vallées, par ex. dans la vallée de l'Orco, la variété locale du centre de commerce le plus voisin, dans d'autres plutôt le, piemontese illustre '4. On

1

Je me sers du mot patois pour désigner l'ancien parler local par opposition au piémontais envahisseur. L'usage de ces mots avec les acceptions que je leur donne est du reste assez répandu dans les Alpes piémontaises. Le piémontais, évidemment, est considéré comme une langue supérieure, le patois est campagnard, rustique', grossier'.

[ocr errors]

Ettmayer, Die prov. Mundart von Vinadio, Bausteine zur rom. Phil., p. 219, se trompe quand il croit qu'il y a une transition insensible entre le franco-provençal et le piémontais. Les patoisants eux-mêmes se rendent fort bien compte de la différence qu'il y a entre les deux langages. 3 Il dialetto provenzaleggiante di Roaschia (Cuneo), dans Mélanges Chabaneau, Erlangen, 1907, p. 525-539. Roaschia est situé entre Vernante et Entraque. 4 Ainsi on m'a assuré à Sampeyre, dans la haute vallée de la Varaita (je n'ai pas pu contrôler l'assertion), que le piémontais qu'on y parlait était bien plus élégant, c'est-à-dire plus voisin du piémontais de Turin que celui de Venasca, situé à l'entrée de la vallée.

« PreviousContinue »